Chronique de Mark Steyn sur le film Polytechnique republiée aujourd’hui
Il y a une dizaine d’années [près de 20 maintenant], j’ai entendu la présentatrice québécoise Marie-France Bazzo remarquer qu’il était étrange que, après toutes ces années, personne n’ait réalisé une œuvre d’art sur ce qui s’était passé ce jour-là [à l’École polytechnique de Montréal, le 6 décembre 1989]. Peu de temps après, quelqu’un l’a fait.
Les femmes abandonnées dans Polytechnique |
Il s’agit d’un film intitulé Polytechnique, qui a été bien accueilli dans le monde francophone en 2009. Il n’est pas nécessaire de connaître beaucoup de français pour le regarder, pour les raisons que j’évoquerai plus loin. Cet article contient certaines des réflexions plus générales sur l’événement, et sur le Titanic de James Cameron, que j’ai faites dans mon livre After America.
Commençons par la perplexité de Mme Bazzo : en y réfléchissant, je me suis demandé combien de romanciers, de dramaturges, de cinéastes ont tenté d’aborder le massacre de Montréal et se sont retrouvés bloqués à la première question : « de quoi s’agit-il ?»
Pour ceux qui ont réussi à imposer le récit officiel, Marc Lépine incarne la rage misogyne meurtrière qui est inhérente à tous les hommes et que tous doivent reconnaître.
Pour un plus petit nombre d’entre nous, l’histoire a une signification tout à fait opposée : M. Lépine est né Gamil Gharbi, fils d’un Algérien musulman qui battait sa femme. Et, comme je le dis toujours : non, je ne suggère pas qu’il est typique des hommes musulmans ou des hommes nord-africains. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’est typique de rien, et surtout pas de ce que l’on pourrait appeler (si vous me permettez l’expression) la virilité canadienne, en dépit de son nom de famille « pure laine ». Comme je l’ai écrit dans Maclean’s il y a onze ans :
L’image déterminante de la masculinité canadienne contemporaine n’est pas M. Lépine/Gharbi, mais les professeurs et les hommes de cette salle de classe qui, sommés de partir par le tireur solitaire, se sont docilement exécutés et ont abandonné leurs camarades féminines à leur sort — un acte d’abdication qui aurait été impensable dans presque n’importe quelle autre culture de l’histoire de l’humanité. Les « hommes » se sont tenus à l’extérieur dans le couloir et, alors même qu’ils entendaient les premiers coups de feu, ils n’ont rien fait. Et quand tout a été terminé et que Gharbi est sorti de la pièce et est passé devant eux, ils n’ont toujours rien fait. Quels que soient ses autres défauts, la virilité canadienne ne souffre pas d’un excès de testostérone.Ce serait le sujet de mon film. Mais ne vous inquiétez pas, la subvention de Cinéalloc Canada semble s’être perdue dans le courrier.
J’imagine que lorsque le réalisateur Denis Villeneuve et la talentueuse vedette Karine Vanasse ont entrepris de réaliser Polytechnique, ils avaient l’intention de filmer le récit officiel. Mais, dans ce cas, l’art ne peut imiter la vie. Il n’y a pas de héros dans la version officielle — si ce n’est, comme c’est invariablement le cas en Trudeaupie, l’État canadien qui arrive en retard comme les carabiniers d'Offenbach pour organiser des commémorations annuelles avec des drapeaux en berne et pour exiger que chaque fermier octogénaire enregistre son fusil de chasse rouillé. Hélas, une fois sur la pellicule, ce n’est pas aussi héroïque.
M Villeneuve et ses collaborateurs ont donc dû faire des choix artistiques. Tout d’abord, Polytechnique n’est pas un film « sur » Marc Lépine. À part la narration en voix hors champ de son manifeste laid et banal, on entend et voit très peu de choses de son point de vue. Il n’est pas (si vous me permettez l’expression) l’acteur masculin principal et, en fait, il joue à peine un rôle secondaire dans son propre film : il n’y a aucune tentative d’explorer ses pathologies ou leurs racines.
M Villeneuve choisit alors de tourner le film en noir et blanc, et d’être très économe dans ses dialogues. J’ai vu le film devant une salle comble à la Maison du cinéma de Sherbrooke (le son y était d’ailleurs médiocre), et les passages sans dialogue sont si fréquents que, lorsque quelqu’un finit par donner une réplique, j’avais presque oublié que le film était en français. En réalité, il s’agit d’une sorte de langage intérieur.
C’est un film en noir et blanc sur un monde gris — le gris littéral de la neige urbaine sale qui tombe sur les maisons d’appartements ternes et les bunkers épouvantables de l’architecture du gouvernement du Québec, mais aussi une sorte de gris moral. Le paysage physique de l’École polytechnique est rendu sans ménagement : des salles claustrophobiques sans fenêtres, des blocs de briques peints qui capturent la sinistrose particulière d’une ville pleine de bâtiments modernes qui ont déjà tous l’air démodés. Nous entendons quelques tubes pop de l’époque, mais le reste de la partition est constitué de généralités violonistiques tristement anémiques. C’est un monde renfermé et privé d'air, et M Villeneuve semble déterminé à le conserver ainsi, comme si le fait de laisser pénétrer trop de signes de vie superficiels — couleur, musique, badinage — attirerait l’attention sur l’absence d’animation de ses personnages. Consciemment ou non, le réalisateur a choisi un style visuel qui correspond le mieux à ce que certains d’entre nous considèrent comme la caractéristique essentielle de cette atrocité : la passivité qui régnait sur les lieux.
Et pourtant, malgré son art, il n’y parvient pas. Il concentre ses efforts sur deux étudiants composites, Valérie (Karine Vannasse) et Jean-François (Sébastien Huberdeau). Ils sont assis l’un à côté de l’autre au fond de la classe quand le tueur entre et aboie les deux mots les plus importants du film : « Séparez-vous ! » C’est le moment charnière de l’histoire, celui qui détermine si le scénario du tueur se déroulera comme prévu ou s’il sera perturbé : le drame repose sur des choix parce que les choix révèlent le caractère. Mais lorsque l’homme armé donne ses instructions, tous les hommes présents dans la pièce lui obéissent docilement et sortent, et nous sommes invités à nous identifier à Jean-François parce que, contrairement aux autres, qui se dirigent vers la sortie comme s’il s’agissait d’un exercice d’évacuation, lui seul jette un coup d’œil en arrière et établit un contact visuel momentané avec Valérie. Oh, quelle tragédie poignante !
Et puis, comme tout le monde, il quitte la salle.
« J’ai voulu absoudre les hommes », dit Villeneuve. « La société les a condamnés. Les gens ont été très durs avec eux. Mais ils avaient vingt ans… C’était comme si un extraterrestre avait débarqué ».
Mais c’est toujours comme si un extraterrestre débarquait. Lorsqu’un autre réalisateur canadien, James Cameron, a filmé Titanic, ce qui l’a le plus émoustillé, ce sont les prétendues trahisons des conventions. C’est censé être « les femmes et les enfants d’abord », mais il était obsédé par les rupins qui resquillent, les hommes lâches qui écartent les femmes du chemin et se précipitent sur les canots de sauvetage, etc. En fait, toutes les preuves historiques montrent que l’évacuation s’est déroulée de manière très ordonnée. En réalité, le premier officier William Murdoch a jeté des chaises longues aux passagers qui se noyaient dans l’eau pour leur donner quelque chose à quoi s’accrocher, puis il a sombré avec le navire — une chose ennuyeuse et décente, tout à fait britannique, sans chichi. Dans le film de Cameron, on voit Murdoch accepter un pot-de-vin et assassiner un passager de troisième classe. (Le réalisateur s’est par la suite excusé auprès de la ville d’origine du premier officier en Écosse et a offert 5 000 livres sterling pour un monument commémoratif. Merci beaucoup). N'en déplaise à Cameron, les passagers masculins ont donné leur vie pour les femmes et n’auraient jamais envisagé de faire autrement. « Un extraterrestre est apparu sur le pont » d’un paquebot de luxe, et les hommes ont eu à peine une heure pour embrasser leurs femmes, les regarder monter dans les canots de sauvetage et partir sans elles. La norme sociale « les femmes et les enfants d’abord » a résisté à la pression.
À l’École polytechnique, il n’y avait pas de norme sociale. Et en termes pratiques, il est plus facile pour un opportuniste hollywoodien comme Cameron de salir la mémoire de William Murdoch que pour un cinéaste québécois d’imposer des qualités rédemptrices à une intrigue qui n’en a pas. Dans Polytechnique, tous les « hommes », sauf un, sortent de la salle de classe et de l’histoire. Seul Jean-François agit, en quelque sorte. Il entend les coups de feu…
… et se précipite pour sauver la fille qu’il aime ?
Non, il fait ce qu’un Canadien responsable doit faire : il court le long de dix kilomètres de couloir sans fenêtre jusqu’à l’agent de sécurité en service et lui dit que tout est parti en vrille.
L’agent de sécurité se précipite-t-il pour affronter le cinglé ?
Non, il fait lui aussi le geste canadien responsable : il appelle la police. Encore plus de passivité. L’esthétique de Polytechnique est étrangement oppressante — non seulement un « premier rôle masculin » mineur, mais aussi un film court avec une multitude de coups de feu, mais aucune adrénaline.
Chaque fois que j’écris sur ce sujet, je reçois de nombreux courriels de gars qui se moquent : « Oh, c’est vrai, Steyn. Comme si tu prendrais une balle. Tu ferais pipi dans ta petite culotte de fillette », etc. Eh bien, peut-être que oui. Mais comme l’a dit ma compatriote Kathy Shaidle :
Lorsque nous disons « nous ne savons pas ce que nous ferions dans les mêmes circonstances », nous adoptons la lâcheté comme attitude de référence.Je préfère le terme de passivité — une passivité terrible, corrosive, débilitante. Même si je devais faire dans ma culotte, il vaut mieux avoir la norme sociale du Titanic et ne pas la respecter que d’avoir la norme sociale de Polytechnique et de sombrer avec elle. M Villeneuve consacre son film non seulement aux quatorze femmes décédées ce jour-là, mais aussi à Sarto Blais, un jeune homme de la Polytechnique qui s’est pendu huit mois plus tard. Consciemment ou non, le réalisateur comprend le cœur de cette tragédie : non pas le choix d’un homme, difforme et monstrueux, mais le choix de tous les autres, les gentils et les normaux. Il nous montre deux fois les hommes qui sortent, d’abord en temps réel, pour ainsi dire, puis, à la manière de Rashomon, du point de vue des femmes, dans les derniers instants de leur vie.
Si M. Villeneuve n’arrive pas à faire face aux implications de ce qu’il nous montre, nous avons au moins une réponse à la question de Mme Bazzo : on ne peut pas faire de l’art avec un tel monde.
Voir aussi
École — Complément cahier « Françoise David » — Le massacre de la Polytechnique (rediff)
Faits troublants autour du massacre de la Polytechnique (rediff)
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