mardi 22 octobre 2024

« La bien-pensance étouffe l’entreprise »

Pleines de bonnes intentions, les nouvelles règles en vigueur dans le management peuvent engendrer un conformisme moral et intellectuel au sein des entreprises, affirme l’essayiste. Qui appelle à résister aux excès de cette «vertu dangereuse». Depuis son succès de librairie La Comédie (in) humaine, écrit avec l’économiste Nicolas Bouzou, Julia de Funès s’est affirmée comme l’analyste de référence des dérives de la gestion contemporaine. Elle débusque comme personne les dangers des manifestes vertueux qui promettent le bien-être au travail grâce à l’inclusion, la diversité, l’intelligence collective et autres concepts généreux. Docteur en philosophie et diplômée d’un DESS en ressources humaines, Julia de Funès est moins une polémiste qu’une lanceuse d’alerte: son nouveau livre, La Vertu dangereuse, est un appel précis et argumenté à la résistance contre le prêt à penser. Et pas seulement au sein de l’univers professionnel, tant le politiquement correct imprègne la société dans son ensemble.

LE FIGARO MAGAZINE. — Jamais on a autant parlé de bien-être au travail et, pourtant, beaucoup de salariés se plaignent d’être malheureux dans leur environnement professionnel. Que se passe-t-il?

Julia DE FUNÈS. — En effet, cela fait des années que l’on espère une osmose ouatée entre collaborateurs, que l’on rêve de nager dans une harmonie radieuse, que les organisations développent des parcours bien-être, des politiques toujours plus innovantes de qualité de vie au travail, et certaines entreprises vont loin puisqu’elles créent des postes de «chief happiness officer» (officier en chef du bonheur!) tout en installant, c’est la dernière trouvaille, un petit boîtier baptisé «chief LOL officer», censé évaluer l’ambiance du bureau grâce à une intelligence artificielle. On n’en finit donc pas de miser sur le bien-être, or, jamais il n’y a eu autant de mal-être, d’arrêts de travail, d’arrêts maladie, de surmenage, de démission silencieuse (consistant à ne travailler qu’au minimum NDLR), de démotivation dans les organisations. Comment expliquer ce paradoxe? Le bien-être ne peut pas faire l’objet d’une politique managériale pour des raisons philosophiques de fond. Premièrement, le bien-être est absolument subjectif et indéfinissable. Si je demande à vos lecteurs quel serait leur bonheur ou leur mieux-être demain, j’aurais autant de réponses que de lecteurs! Quelqu’un de malade aura envie de recouvrer la santé. Quelqu’un de seul aura envie de retrouver les siens, etc. Autrement dit, le bien-être est une affaire entre soi et soi-même.

—  Comment faire d’une notion si subjective un objet managérial? 

— Toutes les tentatives qui cherchent à uniformiser et homogénéiser le bien-être s’avèrent au mieux vaines, au pire tyranniques. Regardons l’histoire, les pires crimes ont souvent été commis au nom du bien de l’humanité. Deuxièmement, le bien-être reste un état plus ou moins éphémère. Nous l’avons tous vécu dans nos vies, nous pouvons être heureux deux jours et malheureux les trois jours d’après. Alors, comment faire d’un état si incertain, si fluctuant un objet managérial? Enfin, le bien-être excède évidemment la sphère professionnelle. Si nos enfants sont très malades, nous serons malheureux dans notre travail, quand bien même tout sera mis en place pour notre bonheur. Rien que pour ces trois raisons de fond (c’est subjectif, contingent et au-delà de la sphère professionnelle), le bien-être ne peut faire l’objet d’une politique managériale. Travailler aux conditions d’un travail plus épanouissant et plus confortable pour chacun est une chose. Mais chercher à rendre les collaborateurs heureux en est vraiment une autre. C’est une vertu dangereuse.

— Comment se manifeste le malaise des salariés face à ce que vous appelez la bien-pensance?

— La bien-pensance substitue à la réflexion l’expression de l’opinion majoritaire. La valeur d’une idée, d’un raisonnement ou d’un argument n’est plus liée à sa pertinence ou à sa subtilité mais à sa conformité au credo moral du moment, à son accréditation collective. De sorte que, sur certains sujets, seule la pensée unique dans sa sottise satisfaite a voix au chapitre. Essayez de remettre en question la parité, la diversité, l’inclusion, la pensée positive, des méthodes de communication non violentes, l’antiracisme, l’antisexisme et toutes ces nouvelles exaltations managériales auprès de certains groupes, vous êtes immédiatement bannis. Car, pour le camp du bien, avoir de l’esprit critique est immédiatement pris pour de la critique, faire preuve de discernement est immédiatement vu comme réactionnaire, ne pas afficher un optimisme béat face aux modes managériales, immédiatement perçu comme un conservatisme têtu.

Ce qui fait qu’un grand nombre de collaborateurs préfèrent s’autocensurer et suivre docilement les formations bien-pensantes que d’émettre leur avis. En ce sens, la bien-pensance étouffe la pensée, muselle la parole et engourdit les esprits des collaborateurs dans ce dogmatisme positif. J’entends par ce manque de liberté d’esprit une forme de conformisme à la fois moral et intellectuel. Par peur, par mimétisme, par facilité, par désir de plaire, les voix les plus dissidentes se répriment face aux gardiens du bien qui imposent une moralisation terrorisante de la pensée sous leurs discours bien-pensants. Cette ostentation de bien-pensance est devenue hégémonique dans le monde professionnel. Elle encercle la pensée de chacun au point de docilement l’éteindre.

— Est-ce que c’était vraiment mieux avant? La diversité, l’inclusion, la parité ne sont-elles pas des progrès?

— Non, ce n’était pas mieux avant. L’histoire avance certes par des crises, des violences, des conflits, mais s’oriente tendanciellement dans le sens du mieux. Qui aurait envie de vivre ne serait-ce que cent ans en arrière? Nous sommes mieux soignés, mieux logés, mieux nourris, mieux managés, relisons Zola pour nous guérir définitivement de toute nostalgie. Le progrès n’est donc pas une idée morte. Mais ce n’est pas une raison pour tout rejeter du passé! La question devient celle-ci: comment progresser sans être aveuglément progressiste pour créer du neuf tout en gardant du passé ce qu’il a produit de meilleur? L’enjeu est de rester vigilants car nos progrès peuvent se retourner en périls, nos bienfaits, en écueils. Prenons la parité. Grâce aux féministes des temps passés, les femmes en France, aujourd’hui, ont accès à n’importe quelle fonction et heureusement! Mais si nous continuons à défendre la parité comme certaines néoféministes le font en ne salivant qu’à l’idée d’une égalité stricte de quotas, nous passons à côté de la problématique actuelle des femmes, qui n’est plus celle de l’égalité d’accès, mais celle de l’égalité de vie et de la capacité à tout gérer.

Ce n’est pas parce qu’il y a autant d’hommes et de femmes à certains postes qu’ils sont égaux pour autant. L’identité mathématique ne fait pas l’égalité de vie. Les femmes ancrées dans leur réalité savent combien les inégalités quotidiennes ne sont pas solubles dans une équation paritaire! Tant que les hommes n’en feront pas autant que les femmes dans la vie privée, familiale, domestique, le problème des femmes au travail ne sera pas résolu. Défendre la parité devient donc paradoxalement antiféministe! C’est nier la lourde charge des femmes derrière une identité mathématique. C’est une vertu dangereuse.

— Si cette absence de liberté d’esprit est dangereuse, pourquoi les dirigeants continuent-ils à s’y soumettre?

— Les gestionnaires comme les politiques continuent de s’y soumettre car la bien-pensance est difficile à combattre. Elle est très largement partagée, ce qui fait sa puissance ; elle est pétrie de bons sentiments donc la critiquer revient immédiatement à passer pour quelqu’un de négatif ; enfin, elle est docile, elle ne fait pas de vagues, elle n’est qu’obéissance aux idées majoritaires. Résister à une obéissance exige une certaine dose de courage, qui n’est pas la chose du monde la mieux partagée.

— Parlons des relations hiérarchiques dans l’entreprise. Est-il facile de concilier l’autorité avec les valeurs positives comme l’égalité, la bienveillance, l’empathie ou l’intelligence collective?

— La hiérarchie dans nos entreprises et dans notre pays devient problématique car reconnaître et accepter une supériorité s’accorde mal avec l’interprétation courante mais fausse de la valeur démocratique d’égalité. L’égalité a tendance à se dévoyer en égalitarisme, en équivalence, en indifférenciation. Parce que nous sommes tous égaux en droit, nous serions tous équivalents en compétences. Avez-vous remarqué à quel point durant la période Covid ce mélange des genres était frappant? Certains économistes se prenaient pour des médecins, les médecins pour des politiques, les politiques pour des savants, parce que chacun avait un avis qu’il estimait aussi légitime que celui des autres. Plus aucune autorité, supériorité, n’est possible dans un égalitarisme démagogique. On le voit malheureusement chaque jour en politique, à l’école, dans les entreprises et dans les familles, la perte d’autorité est structurelle, c’est une dérive démocratique à combattre car elle ne mène qu’au nivellement généralisé. L’autorité suppose une verticalité qui va à l’encontre du mouvement d’horizontalité, de transversalité, qui a du bon bien sûr mais aussi des conséquences malheureuses. Du bon, car il n’est pas question de revenir à l’autoritarisme des temps passés, mais du moins bon aussi car toute autorité s’est par là même effondrée. Sortir de l’autoritarisme est une vertu, perdre toute forme d’autorité, un péril. L’autorité fait grandir, augmente, rehausse l’individu. Un maître qui a de l’autorité augmente ses élèves, un manager qui a de l’autorité augmente ses équipes. Un père ou une mère qui a de l’autorité fait grandir ses enfants.

Encore faut-il, pour accepter cette verticalité, cette autorité dans un univers démocratique d’égalité, ne pas confondre l’égalité de droit et l’égalitarisme des compétences. L’indifférenciation devant la loi n’est pas l’indifférenciation sociale. Et encore faut-il ne pas amalgamer non plus la subordination et la soumission. Les deux se rejoignent par l’idée commune d’obéissance mais la subordination est une obéissance consentie qui reconnaît la légitimité du donneur d’ordre et qui peut s’en défaire, alors que la soumission est une obéissance contrainte sans possibilité de s’en affranchir. L’autorité ne peut se retrouver qu’en démêlant cette constellation de confusions. C’est à ce prix que la différence de niveau, l’autorité, la hiérarchie mais aussi l’admiration et tous les sentiments qui rehaussent et font grandir par la verticalité qu’ils imposent ne seront pas compris comme des différences injustes, des inégalités inadmissibles ou des soumissions dénigrantes, mais réhabilités au sein même du monde démocratique.

— Certains salariés exploitent-ils à leur profit les nouvelles normes en vigueur dans l’entreprise?

— Il y a bien sûr des salariés qui bénéficient de ces nouvelles réglementations et d’autres qui en profitent et en abusent pour se victimiser à outrance, fomenter des prétendus abus et tenter d’obtenir le maximum de compensations financières de la part de l’entreprise. Plus grave, certains cabinets «d’experts», externes à l’entreprise, profitent eux aussi de ces nouvelles prescriptions pour se montrer impitoyables envers quelques salariés et dirigeants. Je pense au cabinet de conseil Egaé, dont la dirigeante Caroline De Haas a été à l’origine du licenciement du journaliste Emmanuel Tellier de Télérama pour «agissements sexistes». Ce sexisme supposé ne reposait sur aucune cause réelle et le journaliste a finalement obtenu gain de cause. Mais vous mesurez à travers cet exemple l’influence sinon l’emprise que ces consultants externes maintiennent sur les entreprises qui se donnent bonne conscience en continuant de les solliciter.

Être vigilants des injustices et des discriminations est une chose, mais tomber dans une traque moralisatrice en est une autre. L’assainissement moralisateur érigeant la repentance en programme et la contrition en idéal ne doit pas en être un! D’une façon générale, méfions-nous des donneurs de leçons et des gardiens du bien… Combien de petits saints, de l’abbé Pierre (et en l’espèce, Caroline de Haas ne s’était pas trompée dans l’enquête à charge qu’elle lui avait consacrée) à Gérard Miller, se sont avérés de vraies crapules? La bien-pensance est souvent un paravent: celui des vicieux qui se figurent vertueux.

— Vous critiquez le coaching dans votre livre. Que lui reprochez-vous?

— Ah, le coaching! Là aussi, c’est une vertu dangereuse. Quoi de plus noble que de vouloir aider les individus pour être meilleurs? Quel pourrait bien être le problème enfoui derrière ces bonnes intentions? Il y en a plusieurs, mais le plus grave me semble être celui-ci. C’est que le coaching est une appellation d’origine non contrôlée, comme le mot «thérapeute» il y a quelques années. Ça ne veut rien dire. N’importe qui peut se dire coach. Car, à ce jour, il n’y a aucune formation reconnue académiquement par l’État. Il vous suffit de faire quelques semaines de formation en ligne pour avoir votre soi-disant diplôme ou certification. Et le niveau étant tellement calamiteux que le RNCP (le Répertoire national des certifications professionnelles) ne référence quasiment plus le coaching! Ne nous fions donc pas aux certifications que certains coachs brandissent avec fierté comme des sésames de légitimité, elles n’en sont pas! Ce problème de la formation des coachs est important car un coach rentre, qu’il le veuille ou pas, dans la vie psychique des gens. Quand on doit se faire opérer, on cherche un chirurgien spécialisé, qui a une longue expérience.

Eh bien, je crois que l’on doit avoir les mêmes exigences pour son esprit que pour son corps, et que l’on ne peut pas confier nos consciences fragilisées à des guignols. Deuxièmement, les grands coachs (sportifs, cuisiniers, managers, etc.) le deviennent par eux-mêmes quand leur expérience parle pour eux. Les coachs sportifs ont pratiqué leur sport durant des années avant d’entraîner. Les chefs cuisiniers ont travaillé dur toute leur vie avant d’enseigner. Idem pour un professeur ou un musicien. Leur coaching est l’aboutissement logique de leurs parcours, le point d’orgue d’une longue expérience, l’épilogue évident de leur professionnalisme. Cela n’a rien à voir avec la nouvelle orientation professionnelle que prennent certains en devenant soudainement coachs. Qui n’a pas vu dans son entourage ou ses amis proches des «quinquas» emplis de neutralité bienveillante poursuivant l’ambition d’une nouvelle aventure professionnelle devenir brusquement coach? Quand le coaching est une reconversion soudaine, il faut se méfier. Quand il est l’aboutissement d’un magnifique parcours, il est une chance. Aux certifications douteuses, préférons l’expérience.

— Votre livre est consacré au piège de la bien-pensance dans l’entreprise. Peut-on élargir votre diagnostic à l’ensemble de la société?

— Oui, mon livre est consacré à la vertu dangereuse, et c’est un concept que l’on peut élargir à l’ensemble de notre société. Si certaines bonnes intentions peuvent se retourner en péril dans les entreprises, c’est exactement la même chose pour notre pays. Je vais prendre quelques exemples. L’universalisme, cette vertu républicaine qui relie les individus à partir de ce qu’ils ont de commun, à savoir la raison, par-delà les particularismes qui les différencient, n’est plus aujourd’hui considéré comme une grandeur, une vertu, mais au contraire comme un dénigrement, un aveuglement, une indifférence coupable aux spécificités identitaires. C’est ce qui explique que les revendications identitaires se crispent, que les communautarismes s’intensifient. Autrement dit, l’universalisme, cette vertu républicaine, s’est retourné en vice communautariste.

Autre exemple: notre système d’aides sociales, très vertueux, se retourne en assistanat. Combien préfèrent par un maniement habile de CDD successifs toucher les aides plutôt que de s’engager durablement dans une voie professionnelle? L’aide sociale, cette vertu à maintenir, s’est renversée en assistanat, ce vice à combattre. Autre exemple, le principe de précaution, cette règle d’action prudente qui consiste à borner nos actions à l’aide de normes éthiques en cas de risque humanitaire, environnemental ou sanitaire devient une idéologie précautionniste qui cherche à abolir tout risque avant d’agir.

Mais si l’on attend le risque zéro pour agir, nous n’agissons absolument jamais! Le principe de précaution, cette règle vertueuse d’action prudente, s’est dévoyé en vice paralysant pour nos organisations et notre pays. En somme, vous voyez bien qu’aucun dogmatisme n’est plus tenable. Il n’y a pas d’un côté le bien et de l’autre le mal. Bien et mal s’entremêlent au point que nos vertus publiques peuvent se retourner en vices privés. L’urgence est donc au discernement, à l’esprit critique, pour faire mieux qu’obéir à la bien-pensance, pour faire plus que se soumettre aux idées dominantes, pour se hisser au-delà du dogmatisme binaire vers toujours plus d’intelligence et de liberté. C’est à ce prix que l’intelligence triomphera de la bonne conscience.

La Vertu dangereuse.
Les entreprises et le piège de la bien-pensance,
de Julia de Funès,
paru le 16 octobre 2024,
aux Éditions de l’Observatoire,
à Paris,
224 pp,
ISBN-13 : 979-1032933787


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