mercredi 12 juin 2024

Le nombre de passages clandestins du Québec vers les États-Unis bat des records

MOOERS, NEW YORK— Il est 4 h 40. Le soleil ne s’est pas encore levé sur Mooers, un petit village du nord de l’État de New York qui s’étire sur une large zone rurale, le long de la frontière.

En cette douce journée printanière, les oiseaux sifflent, accompagnant le démarrage des premiers tracteurs, habituellement maîtres des lieux d’un secteur paisible, parsemé de multiples fermes et résidences familiales.

Mais en ce matin du début de juin, comme tant d’autres depuis quelques mois, il n’y a pas que des écureuils et des lapins sur les sentiers et dans les bois voisins.

Tout de rouge vêtus, deux jeunes hommes sortent discrètement d’une forêt longeant la frontière canado-américaine. Une cinquantaine de mètres plus loin, trois autres en émergent eux aussi, marchant vers la route, téléphone à la main.

  • Parlez-vous anglais ?
  • Non, hindi

Ce sont quasiment les seuls mots que l’on arrivera à échanger avec ces migrants, dans la vingtaine à peine, qui viennent d’entrer clandestinement aux États-Unis à partir du Canada.

Ils se plantent alors dans le fossé, sans le moindre mouvement, en attendant vraisemblablement qu’on vienne les chercher.

Des migrants sont interpellés après avoir eux-mêmes appelé les autorités.

Un appel au 911 pour être transporté

Quelques instants plus tard, un troisième groupe surgit un peu plus loin sur le bord de la route, après avoir traversé la terre d’un fermier.

Téléphone à la main, l’un des migrants appelle sous nos yeux le 911, le numéro d’urgence des autorités américaines. Il ne parle pas, mais l’opérateur au bout de la ligne repère la provenance du coup du fil en décrivant le coin de rue précis à ses interlocuteurs. Là encore, personne ne bouge.

Quelques minutes plus tard, une fourgonnette blanche non identifiée s’approche et active ses gyrophares rouge et bleu. Une sirène retentit. Tour à tour, chacun lève ses bras, pose sac à dos et téléphone à terre, avant de se faire fouiller par un agent américain, visiblement excédé par la situation. Tous sont embarqués en un rien de temps.

 Zone privilégiée pour les passages clandestins


 Cette scène se répète plusieurs fois par jour, détaille peu après le major Nicholas Leon, responsable de l’unité d’intervention du shérif du comté de Clinton.

Pour une rare fois, les autorités américaines ont accepté d’amener un média patrouiller dans ce territoire frontalier sensible, appelé le secteur Swanton, situé au sud du village québécois d’Hemmingford.

Tout en surveillant les alentours, mains sur le volant, en quête de nouvelles traversées illégales, l’adjoint du shérif avoue son étonnement face à ce modus operandi.

    C’est un peu une surprise pour nous. Ils posent leurs bagages et attendent qu’on les emmène.
    Une citation de Nicholas Leon, adjoint du shérif du comté de Clinton (NY)

« Apparemment », explique-t-il, des passeurs leur conseillent cette stratégie au Canada, avant d’entrer dans ces bois. Et dès leur arrivée sur cette route américaine, poursuit l’agent, « ils ne font plus rien ».

Hausse de 400 % depuis janvier
Au fil des semaines, cette région est devenue le territoire préféré des passeurs et de leurs clients.
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Jour et nuit, les agents américains multiplient les interventions le long de ces quelques kilomètres de frontière remplis de champs et de forêts, propices aux passages clandestins. Sur ces routes de campagne, on trouve d’ailleurs régulièrement vêtements, chaussures détrempées et bouteilles d’eau abandonnées.

« À certains endroits, comme ici, ça ne prend que 15 minutes à pied pour traverser », commente l’adjoint du shérif, en désignant une clairière bien connue des autorités. En passant par ces terrains ardus, les migrants tentent d’échapper à la vigilance de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), patrouillant côté canadien avec des effectifs néanmoins limités.

Et ils y parviennent aisément. Depuis janvier, la hausse du nombre de passages clandestins est vertigineuse, battant record sur record.

Selon nos informations, près de 3000 interceptions ont été effectuées pour le seul mois de mai dans le secteur de Swanton, à la frontière du Québec avec les États de New York et du Vermont. Le double du mois d’avril.

Il s’agit même d’une augmentation de plus de 400 % depuis le début de l’année. D’ores et déjà, les agents américains ont arrêté plus de personnes en 2024 que l’an passé.

« La situation est hors de contrôle », dit en soupirant David Favro, assis derrière son bureau de la prison de Plattsburgh.

    Ça se transforme de plus en plus en crise.

    Une citation de David Favro, shérif du comté de Clinton

Pour le shérif du comté de Clinton, la situation actuelle se compare à « une boule de neige qui dévale une colline ». « On ne peut plus l’arrêter. Ça va de mal en pis, et ça va encore empirer avant d’avoir un plan qui nous permettra de reprendre le contrôle », lâche-t-il.

« Ils veulent être arrêtés, puis libérés, en sachant qu’ils devront aller au tribunal, peut-être plus tard. Mais d’ici là, ils seront déjà repartis », assure le major Leon.

« On continue de voir une augmentation sans précédent d’entrées illégales à l’est de l’État de New York et au Vermont », confirme également le chef du secteur Swanton, Robert Garcia, dans un message publié sur les réseaux sociaux.

Si ce dernier mentionne l’arrestation de milliers de personnes provenant de 83 pays, la grande majorité d’entre elles, comme l’a déjà révélé Radio-Canada, proviennent de l’Inde et ont d’abord fait escale aux aéroports de Toronto ou de Montréal, avant d’être amenées vers ces bois.


Et contrairement aux migrants mexicains qui traversaient en grand nombre l’an passé avec l’aide de réseaux criminels, le traitement que leur réservent les autorités américaines est sensiblement différent.

À cette époque, les forces de l’ordre n’hésitaient pas à arrêter ces migrants, puis à les mettre dans un avion, à Plattsburgh, afin de les expulser dans leur pays d’origine, tout en publicisant ces actions sur les réseaux sociaux.

Rien de tout cela ne s’appliquerait actuellement avec les personnes provenant de l’Inde, nous a-t-on raconté, hors micro. « Les consignes ont évolué », a-t-on entendu, sans obtenir davantage de précisions.

Le nombre élevé d’interceptions et la complexité d’une expulsion en seraient les raisons principales, mais aucun de nos interlocuteurs n’a officiellement voulu s’avancer sur ce sujet. De son côté, le Service des douanes et de la protection des frontières n’a pas répondu aux demandes de Radio-Canada.

En fin de journée, attablées sur des bancs bétonnés devant une station-service de Plattsburgh, une vingtaine de personnes ayant précédemment traversé clandestinement la frontière attendent patiemment l’arrivée d’un autobus pour rejoindre la mégalopole new-yorkaise.

Certains, tout juste relâchés par les autorités, tiennent encore en main un document remis par la justice américaine. D’autres tentent désespérément d’obtenir l’un des derniers billets d’autobus disponibles.

« J’en vois plusieurs douzaines par jour. Ça dure depuis quatre, cinq mois », confie un employé d’une boutique sur place. « La situation est folle », lâche-t-il.

Mais ce soir-là, ces jeunes migrants ne sont pas livrés à eux-mêmes, même si certains se feront refuser l’embarquement, faute de n’avoir pu acheter un ticket à temps.

Assurant être un simple chauffeur privé, un homme semble alors diriger les opérations, prend le téléphone d’un des migrants et distille, dans une langue étrangère, quelques consignes.

Quelques instants plus tard, un autre homme, visiblement d’origine indienne [Indo-Pakistanais], débarque sur place, t-shirt blanc et sandales, avec un VUS sombre et luxueux. Tout en agitant ses bras, il pousse une demi-douzaine de migrants à monter dans son véhicule. Avant de disparaître.

Des signes qu’un réseau bien organisé opère dans le secteur.

« Ce n’est pas un secret, des groupes criminels les aident à traverser la frontière », juge, sans fard, le shérif David Favro.

    On serait très naïf et ignorant de penser le contraire. Il y a des éléments criminels et un réseau ici.

    Une citation de David Favro, shérif du comté de Clinton

Ce dernier jure n’avoir jamais imaginé une telle situation lors de son arrivée à ce poste électif au début des années 2000. Mais « pour faire de l’argent », estime-t-il, ces réseaux organisés profitent désormais des failles de la frontière canado-américaine.

Des scènes similaires se déroulent également dans l’État voisin du Vermont, glisse le chef de police de Swanton, qui nous accueille dans cette petite localité à l’est du lac Champlain.

    Le crime organisé est derrière ces passages.
    Une citation de Matthew Sullivan, chef de police de Swanton
« On voit des véhicules avec des plaques d’immatriculation de New York et du New Jersey qui viennent chercher ces migrants. Tout est coordonné », avance Matthew Sullivan.

Face à son jardin rempli de jeux et de modules pour ses trois jeunes enfants, Heather LaValley tente de garder le sourire, malgré un quotidien devenu « difficile ».

Chaque jour, souligne-t-elle, plusieurs migrants utilisent son terrain frontalier pour rejoindre la route la plus proche. « C’est effrayant pour les enfants. On a peur. Ils ne peuvent plus jouer dehors. »

Quelques centaines de mètres plus loin, un fermier nous interpelle au bord d’un chemin où des baskets encore humides ont été jetées. « Hier matin, il y avait un groupe de 30 personnes qui passaient ici. Puis j’ai vu plusieurs autres groupes de quatre, cinq personnes », indique-t-il, du haut de son tracteur.
    Tu ne peux plus sortir sans regarder derrière toi, pour vérifier s’il y a quelqu’un ou pas. La plupart d’entre eux sont probablement des gens bien, mais il y a des risques que quelqu’un ne le soit pas.
    Une citation de Dylan DeCoste, fermier à Mooers
Présente quotidiennement au chemin Roxham, il y a quelques années, pour distribuer des tuques [bonnets] et des peluches aux familles [qui se disaient] en détresse à leur arrivée au Canada, la mairesse de Champlain (aux États-Unis), Janet McFetridge, comprend le désarroi actuel de la population locale [américaine].

« Il y a une peur généralisée », admet celle qui est également propriétaire d’un café, après avoir servi des viennoiseries à quelques clientes évoquant justement cette problématique.

    Les résidents sont effrayés. Ils voient des gens dans leurs hangars et leurs granges et ils ont peur.
    Une citation de Janet McFetridge, mairesse de Champlain

Elle craint désormais qu’un résident ne fasse justice. « C’est un problème. C’est une question de sécurité publique », signale cette ancienne professeure de français.

Les autorités américaines abondent dans le même sens. « C’est ce qu’on souhaite éviter, concède le chef de police de Swanton. On sait que c’est quelque chose qui peut arriver. »

Si des citoyens se sentent menacés, « ils feront ce qu’ils doivent faire pour protéger leurs proches et leurs biens », ajoute le shérif Favro.

« Ne vous y trompez pas : ici, dans le nord de l’État de New York, les gens ont des armes et ils les utiliseront », reprend-il.

Le « bordel », le « mur » et l’absence de « plan »

Ce scrutin pourrait bien marquer un virage rouge, dans ce secteur du nord-est américain, habituellement plutôt démocrate.

« Notre village a changé. Tout le monde se plaint de ces traversées illégales », nous a, par exemple, avoué la responsable d’un commerce de Rouses Point, au bord du lac Champlain.

Le long de la frontière, des drapeaux soutenant Donald Trump ont d’ailleurs déjà fait leur apparition. Notamment chez Hugh Hogle, un résident de Mooers, en plein cœur de ces nombreux passages clandestins.

Pour ce septuagénaire, Joe Biden « n’a rien fait » et fermerait les yeux sur « la crise » de ce côté-ci de la frontière. « On en a assez. Nous avons suffisamment de gens ici qui ont besoin d’aide », répète-t-il.

« Ce qui se passe à la frontière nord ? C’est le bordel », pense-t-il. Et seul Trump « est l’homme de la situation ».

Comment l’ancien président pourrait-il régler la situation ? « Il faut peut-être construire un mur », soutient-il, avant d’embarquer dans son camion.

« Les chances que quelque chose de grave se produise augmentent considérablement. Malheureusement, on n’a aucun plan [de l’administration Biden] pour tenter de ralentir ce trafic », regrette le shérif David Favro, en réclamant une aide rapide de Washington.

« C’est au Congrès de régler ça, de résoudre ce problème », clame Janet McFetridge, désabusée par cette nouvelle réalité. « Mais pour l’instant, ils ont été incapables de faire quoi que ce soit. »

 Source : SRC


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