dimanche 24 juillet 2022

24 juillet 1967, le Gal de Gaulle remonte la Chemin du Roy et prononce « Vive le Québec libre ! »

Il y a 50 ans aujourd’hui, lundi le 24 juillet 1967 décrété jour férié, le Président de la République française, le général Charles de Gaulle parcourrait le « Chemin du Roy » de Québec à Montréal en compagnie du Premier Ministre Daniel Johnson, père, et d’un long cortège. À 19 h 42, le président français apparaît au balcon de l’hôtel de ville de Montréal devant 15.000 Québécois. C'est là qu'il prononcera son célèbre « Vive le Québec libre ! »

Le général de Gaulle à Trois-Rivières le 24 juillet 1967

Extraits de l’article de Christian Rioux à cette occasion dans le Devoir :

C’était il y a 50 ans à peine. Le 23 juillet 1967, le général de Gaulle débarquait à l’Anse-au-Foulon pour une visite de trois jours qui allait changer la face du Québec. Entre Paris et Montréal, Le Devoir retrace la genèse de ce moment aujourd’hui inscrit dans tous les livres d’histoire. Premier article d’une série de trois.

Ce matin-là, Jean-Paul Bled était à Saint-Malo. On n’imagine pas un lieu plus symbolique pour apprendre que, la veille, le général de Gaulle a provoqué tout un branle-bas de combat diplomatique en lançant « Vive le Québec libre ! » du haut du balcon de l’hôtel de ville de Montréal, le 24 juillet 1967. « En plus, c’était le jour de mon mariage ! dit l’historien. Le moment resta gravé à jamais dans ma mémoire. »

Mais au fond, dit-il, ce geste n’avait rien de si étonnant. Il était dans le prolongement direct de ce qu’avait été le général de Gaulle depuis qu’il avait pris la direction de Londres et lancé l’appel du 18 juin 1940, devenant ainsi le symbole vivant de la Résistance française.

[...]

L’homme qui débarque au Québec en 1967 pour payer la dette de Louis XV n’est pas seulement le libérateur de la France. Il n’est pas seulement le président revenu au pouvoir en 1958 pour sortir le pays de la guerre d’Algérie. À cette date, il est devenu un véritable symbole de la lutte anticoloniale.




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À partir de 1958, les événements vont se précipiter. Avant même la fin de la guerre d’Algérie, la France se dote de l’arme nucléaire, ce qui assure son indépendance militaire des États-Unis. En 1964, elle reconnaît la Chine populaire. La même année, de Gaulle enfreint la doctrine Monroe qui veut que, du nord au sud, l’Amérique demeure une chasse gardée des États-Unis. Le général fait un voyage triomphal en Amérique latine, où il est reçu et acclamé en « Libertador ». Un an seulement avant de fouler le sol québécois, la France se retire du commandement intégré de l’OTAN sans pour autant condamner l’alliance atlantique. Mais ce que de Gaulle rejette, c’est la domination militaire américaine. La même année, il prononce son célèbre discours de Phnom Penh contre la guerre du Vietnam. Un mois avant d’arriver à Québec, il condamne l’attaque israélienne en Palestine. Toujours au nom de l’autodétermination des peuples.




[...]


Car, chez les De Gaulle, on n’a pas oublié cette époque. Fils d’un professeur d’histoire, de Gaulle baigne depuis toujours dans l’histoire de son pays. « C’est quelqu’un qui assume toute l’histoire de France, celle de la monarchie comme celle de la Révolution », dit le professeur d’histoire Gaël Nofri, aujourd’hui conseiller municipal de la Ville de Nice. La preuve : en 1913, lorsqu’à 23 ans il prononce une conférence sur le patriotisme devant le 33e régiment d’infanterie, il l’illustre par les exemples de Jeanne d’Arc, Du Guesclin et… Montcalm ! La fin du XIXe siècle a d’ailleurs été marquée par la publication de nombreux ouvrages sur le malheureux combattant des plaines d’Abraham.

On sait par le témoignage de son fils, Philippe, que de Gaulle avait lu Maria Chapdelaine, le roman fétiche de Louis Hémon paru en 1921 qui raconte l’histoire malheureuse de ce peuple poussé à l’exil après avoir été abandonné par la France. Nofri est convaincu que la vision qu’a de Gaulle du Canada est marquée par l’œuvre de l’historien Jacques Bainville. Ce catholique monarchiste, mais qui n’était guère nationaliste, déplore que, « malgré une glorieuse résistance », la France n’ait plus manifesté d’intérêt pour le Canada après la Conquête. Avant de partir, le général confie d’ailleurs à son ministre Alain Peyrefitte que son voyage « est la dernière occasion de réparer la lâcheté de la France ».

« C’est cette dette que veut payer de Gaulle, dit Nofri. Pour lui, c’est la France qui a fondé le Canada. C’est pourquoi d’ailleurs il ne saurait être question d’aller fêter le centenaire de la Confédération. Dans sa vision, les Québécois sont une branche de l’arbre français. C’est pourquoi il parle toujours des Français du Canada. Il n’y a là aucune volonté hégémonique. Seulement une vision de la France comme une civilisation qui s’inscrit dans le temps long de l’Histoire. Comme quelque chose qui a existé, qui existe et qui a vocation à exister. »

Un combat culturel

De Gaulle ne cache pas que son combat contre l’hégémonie américaine est aussi un combat culturel contre l’hégémonie anglo-saxonne. C’est le message qu’il a livré à Phnom Penh et à Mexico, dit Nofri. « Au Québec, il cible évidemment les Anglo-Saxons. Pour lui, c’est un combat de civilisation. Il perçoit déjà le danger de cette hégémonie anglo-américaine et la menace qu’elle fait peser sur la culture et la langue. Et donc sur les libertés ! »

Car la liberté pour De Gaulle, précise l’historien, n’est pas celle des existentialistes ou de l’épanouissement personnel. « C’est la liberté des Classiques. Celle qui est donnée à chacun pour remplir son devoir. Celui de donner sens à ce qu’il a été, à ce qu’il est et ce qu’il devrait être. C’est un combat pour la civilisation. »

Pour Gaël Nofri, le message que livre de Gaulle à Montréal, à Mexico et à Phnom Penh demeure éminemment moderne et actuel. « Certes, le monde a beaucoup changé depuis, dit-il. Mais ce qu’il dit de la nation et des rapports entre les nations est d’une extrême modernité à l’époque de la lutte contre la mondialisation. »




Recension du roman La Traversée du Colbert par Mario Girard :

Quatre mots. C’est tout ce qu’il a fallu pour créer l’une des plus grandes commotions de l’histoire moderne du Québec. Ces quatre mots ont secoué, ont nourri le rêve, ont ravivé l’espoir. Mais ils ont aussi divisé, déçu et mis à mal le sacrosaint jeu diplomatique.

Quand, le 24 juillet 1967, à 19 h 42, le président français Charles de Gaulle apparaît sur le balcon de l’hôtel de ville de Montréal, la foule présente d’environ 15 000 personnes est en liesse. Toute la journée, de Québec jusqu’à la métropole, le général a reçu un accueil digne de la Libération (ce sont ses mots) tout au long de son parcours sur le chemin du Roy.

Quand, quelques minutes plus tard, il couronne son discours par le mythique et retentissant « Vive le Québec libre », la même foule ne se contrôle plus. Elle exulte de joie, de fierté. Elle attendait ses paroles, elle les espérait. Elle les a eues.

Autour du général, c’est la consternation. On croit halluciner. Du côté français, déjà on pense à la manière de limiter les dégâts. Dans le clan des fédéralistes, on encaisse durement le coup. Chez les nationalistes, l’émotion étreint tout.

Depuis maintenant 50 ans, on ne cesse d’analyser la nature et la portée de ces quatre mots. Ont-ils été improvisés, comme certains continuent de le croire ? Pour mon collègue André Duchesne, auteur de l’essai La traversée du Colbert, il ne fait aucun doute que de Gaulle savait exactement ce qu’il faisait et que tout dans ce discours avait été prémédité.

Le vieux général n’avait-il pas dit à son entourage, juste avant son départ, que, s’il venait au Québec, il allait faire des « vagues » ?

Et n’avait-il pas confié à son chef d’état-major, Jean Philippon, lors de sa traversée, qu’une fois rendu au Québec, il ferait un grand coup d’éclat ?

« Oui, je suis maintenant persuadé qu’il avait cela en tête avant son départ, dit André Duchesne. Et je crois que malgré la tempête que cela a causée, il n’a jamais regretté son geste. Son entourage, par contre, a dû faire des prouesses pour rattraper tout cela. »

Une traversée dans l’histoire

André Duchesne a décidé de faire graviter le récit de son livre, auquel il a travaillé pendant plus de trois ans, autour du navire Le Colbert, ce croiseur antiaérien de 11 300 tonnes qui amena de Gaulle et son épouse, Yvonne, en « Nouvelle-France ». « Cette traversée de l’Atlantique est aussi une traversée dans l’histoire, dit l’auteur. Et cette traversée représente la montée en puissance de toute une organisation. »

Le Colbert est en effet le symbole de ce périple. Le choix d’une arrivée par bateau, plutôt que par avion, témoigne de la ténacité du général de Gaulle à ne pas vouloir se plier aux volontés d’Ottawa. De Paris, le président français avait compris l’incroyable bras de fer que se livraient Québec et Ottawa afin de s’emparer du contrôle de sa visite dans le cadre d’Expo 67.

Si de Gaulle était venu par avion, il aurait dû d’abord atterrir à Ottawa, ce dont il n’avait pas du tout envie. La proposition du bateau l’a donc séduit. De plus, elle lui permettait de faire un arrêt, le premier d’un président de la République, dans l’archipel français de Saint-Pierre-et-Miquelon.

« Je savais qu’il y avait une terrible guerre entre les deux capitales, mais pas à ce point », ajoute André Duchesne. C’est en prenant connaissance des résumés des réunions que Lester B. Pearson a eues à deux reprises avec son cabinet dans les heures qui ont suivi la fracassante déclaration du général de Gaulle que l’auteur a saisi l’ampleur de ce gâchis diplomatique.

Mais revenons à l’arrivée du président français à Québec. Ottawa s’arrangea pour déléguer le gouverneur général Roland Michener afin d’accueillir le général de Gaulle. Ce dernier fut de glace avec cet hôte symbolisant la conquête des Anglais et a été au contraire très chaleureux avec le Premier ministre québécois Daniel Johnson, avec qui il a passé le plus clair de son voyage. Il fera notamment avec lui la fameuse balade sur le chemin du Roy, car de Gaulle avait fait part à ses conseillers de son envie de « voir des gens ».

Un véritable roman à sensation

L’essai d’André Duchesne, qui se lit comme un véritable suspense, fourmille de détails et d’anecdotes savoureuses. Cela nous permet de voir à quel point un grand stress régnait sur l’organisation de cette visite. On y apprend que la première voiture qui fut soumise aux organisateurs était une Cadillac bleu poudre dotée d’un intérieur blanc.

Devant ce véhicule jugé « quétaine » pour un chef d’État, on opta pour une Lincoln noire que Jean O’Keefe, un logisticien dans l’entourage de Daniel Johnson, surnommé Monsieur Urgence, dénicha à Oakville. Cela fait écrire à André Duchesne : « Donc, le président de la France, en voyage au Québec, se déplacera dans une voiture américaine dénichée en Ontario. C’est ça, le Canada. »

Pour tous les organisateurs, cette visite revêtait une importance grandiose. « Au fil de mes recherches, j’ai compris l’importance du rôle de la Société Saint-Jean-Baptiste dans cette opération », explique André Duchesne.

C’est en effet cette organisation qui s’est assurée que, partout sur le passage de Charles de Gaulle, de Donnacona à Montréal, en passant par Trois-Rivières, des Québécois puissent exprimer leur admiration au général et à la France en agitant des drapeaux québécois et français.

Le fameux micro

Quant à savoir si le fameux discours du président français sur le balcon de l’hôtel de ville de Montréal avait été prévu ou pas, un flou continue de persister. Un micro avait été installé, en tous les cas. Dans l’après-midi, Jean Drapeau, voyant aux derniers détails, avait demandé qu’on le retire, précisant que de Gaulle allait parler aux dignitaires sur la terrasse arrière de l’hôtel de ville, mais pas à la foule.

Le responsable se contenta de le débrancher tout simplement. Si bien que, lorsque le général monta sur le balcon et vit le micro, il demanda de s’en servir. Un technicien de Radio-Canada, également organisateur politique du député libéral Jean-Paul Lefebvre, qui était sur place, s’empressa de s’acquitter de cette tâche.

« Il n’y avait pas seulement un micro, il y avait des enceintes acoustiques, explique André Duchesne. Que faisaient-elles là ? Il est très difficile de faire le tri dans les notes provenant de la Ville de Montréal, du gouvernement du Québec et de celui de la France. Certaines font allusion à une allocution et d’autres pas. »

Quoi qu’il en soit, de Gaulle avait un but précis en venant ici. Nous n’avons qu’à écouter le discours qu’il a fait à Québec, au Château Frontenac, lors de son arrivée, et celui qu’il a prononcé lors du déjeuner à l’hôtel de ville de Montréal, le jour de son départ. Il voit dans le Québec un peuple qui doit devenir « maître de lui » et aller « au fond des choses ». Et il passe ce message clairement.

Comme on le sait, la visite de Charles de Gaulle s’est terminée plus tôt que prévu, car Ottawa a pris la décision de ne pas l’accueillir comme cela devait se faire. Le président est donc reparti le 26 juillet à bord d’un avion.

Sur le tarmac, pendant qu’une fanfare jouait Vive la Canadienne, un conseiller du Quai d’Orsay glissa à l’oreille du président : « Mon général, vous avez payé la dette de Louis XV. »

Quant au Colbert, il s’engagea dans le Saint-Laurent le 30 juillet pour regagner la mer et retourner à Brest avec son équipage. Après avoir été transformé en musée maritime à Bordeaux pendant une quinzaine d’années à partir du milieu des années 90, il a été remorqué au cimetière des navires de Landévennec.

Le Colbert vit actuellement ses derniers jours. Il repose à Bassens en attendant d’être découpé en morceaux (si j’étais le Musée de la civilisation ou celui de Pointe-à-Callière, je m’empresserais de faire une demande à la France afin d’obtenir un fragment de ce bateau).

Le Colbert n’a pas eu la même chance que ce discours, celle de passer à la postérité. Mais il a eu le privilège de transporter le rêve qui était également du voyage.


La traversée du Colbert
par André Duchesne,
paru chez Boréal,
en juin 2017,
320 pages
ISBN Papier 9782764624807
ISBN PDF 9782764634806

Extrait en ligne

24 juillet 1534 — Jacques Cartier prend possession du Canada au nom du roi de France

Texte de René Maran, paru en 1968 :

Le pilote malouin brûlait de « voyager, découvrir et conquérir à Neuve-France, ainsi que trouver, par le Nord, le passage au Cathay » (la Chine), le roi de France voyant dans ce périple une façon d’entraver l’avancée de Charles Quint et, partant, de l’affaiblir financièrement

L’enfance et l’adolescence de Jacques Cartier, né en 1491 à Saint-Malo, nourries de hauts faits maritimes, l’avaient poussé à faire de bonne heure ses classes de marin, en bourlinguant le long des côtes de l’Europe et de l’Afrique. Peut-être même participa-t-il à des guerres de courses, à des abordages.

Toujours est-il qu’il est « pilote et maître de navire » en 1521. Sa notoriété, déjà grande, sa fortune solide lui assure un bel avenir. L’une et l’autre lui ont permis de se marier, l’année précédente, avec Catherine des Granches ou des Granges, l’une des plus fortunées héritières de sa ville natale, fille de Jacques, connétable de Saint-Malo et sieur de la Ville-ès-Gars, et de dame Françoise, née du Mast.

Portrait de Jacques Cartier devant une carte de la côte canadienne. Dessin (colorisé) de Pierre Gandon (1899-1990)

Le mariage, célébré en grande pompe, a été béni par Messire Lancelot Ruffier, vicaire de Saint-Malo. Jacques Cartier accède par cette union au rang de notable en vue. II a pour beau-frère Macé Jalobert, maître d’équipage, et peut désormais compter en toute occasion sur l’appui financier et moral des Maingart, puissante famille alliée à celle des Granches. Il marche, lors de la fête patronale de la confrérie malouine de Saint-Jean, aux côtés du prévôt, derrière les « sonneux et tambourins », en tête de ses confrères venus en grand nombre, « nonobstant quelque indisposition de temps et mortalité ».

Jacques Cartier ne jouit pourtant, à cette époque, que d’une renommée locale. Où et comment l’a-t-il acquise ? Les archives malouines gardent encore sur ce point le silence. On peut néanmoins avancer qu’il connaissait déjà plus ou moins les côtes brésiliennes. Les Malouins du XVIe siècle s’engageaient volontiers comme marins sur les navires espagnols ou portugais allant chercher en Amérique Équinoxiale ce bois de teinture dit « bois de Brésil ».

Sans doute Jacques Cartier y fut-il pour son propre compte, à ses risques et périls. Ceux-ci étaient grands. Les Portugais, considérant le Brésil comme leur, massacraient sans merci tous ceux qui osaient leur faire concurrence. Tant de prétention avait d’ailleurs le don de révolter le pilote Crignon, qui s’écriait : « Quoique les Portugais soient le plus petit peuple du monde, le monde ne leur semble pas assez grand pour satisfaire leur cupidité. Il faut qu’ils aient bu de la poussière du cœur d’Alexandre pour montrer une ambition si démesurée. Ils croient tenir dans une seule main ce qu’ils ne pourraient embrasser avec toutes les deux. Il semble que Dieu ne fit que pour eux les mers et la terre, et que les autres nations ne soient pas dignes de naviguer. »

Quoi qu’il en soit, il est patent que Jacques Cartier a ramené du Brésil, en 1527, une jeune indigène, Catherine du Brésil, qui fut baptisée, le 30 juillet 1528, à Saint-Malo, par Messire Lancelot Ruffier, et eut pour marraine Catherine des Granches, femme de Jacques Cartier, tandis que Guyon Jamyn, recteur de Saint-Jacut, et beau-frère de Thomase Cartier, sœur du futur découvreur du Canada, lui servait de parrain. Il est patent aussi qu’il était suffisamment versé dans la connaissance de la langue portugaise pour servir d’interprète aux Portugais pris en mer et gardés dans les prisons de Saint-Malo.

Cartier n’apparaît soudain en pleine lumière qu’en 1533. Le navigateur malouin va sur ses quarante-deux ans. L’inaction lui pèse. II a soif d’aventures, voit loin, pense grand et voudrait, sentant qu’il n’est pas fait pour n’être rien qu’un roulier des mers, qu’on lui confiât une entreprise à sa taille. Mais à qui doit-il s’adresser ? À qui peut-il faire part de ses désirs, de ses projets ? Parbleu, à Philippe de Chabot, seigneur de Brion, comte de Buzançais et Charny, amiral de France !

Il a déjà eu l’occasion de deviser nombre de fois avec ce grand seigneur, notamment le jour où il lui a fait don de quelques-uns des singes et des perroquets qu’il avait rapportés du Brésil, en 1527. Les grands de ce monde ne sont pas insensibles aux présents. Les cadeaux entretiennent leur mémoire. L’appétit de l’or tiendra celle de Philippe de Chabot en éveil. Son zèle — car il est la vénalité même — croîtra en raison des richesses qu’on fera miroiter à ses yeux. Lui seul peut, en tout cas, vu le crédit dont il jouit à la cour de François Ier, faire aboutir la demande qu’il lui adresse. Celle-ci tend à obtenir l’autorisation de poursuivre les recherches que Giovanni Verrazzano n’a pu qu’ébaucher naguère.

La demande formulée par le père adoptif de Catherine du Brésil tombait à merveille. En favorisant ses desseins, le roi de France dispose d’un moyen propre à entraver l’expansion coloniale de Charles Quint, et à lui créer, ce faisant, de pénibles embarras financiers. L’autorisation que sollicite Jacques Cartier sert par conséquent sa politique. D’où il découle qu’il se doit de lui prêter tout son appui pour lui permettre d’aller « aux Terres Neuves découvrir certaines îles et pays où l’on dit qu’il se doit trouver quantité d’or ».

Itinéraire du premier voyage de Jacques Cartier en 1534

Il mande à cet effet à son trésorier, le 12 mars 1534, de verser entre les mains de Jacques Cartier, navigateur et maître pilote, la somme de six mille livres. Le royal commanditaire met, en outre, à sa disposition, deux navires. Chacun de ces navires jauge soixante tonneaux. Leur équipage ne comprend que soixante hommes en tout.

Leur recrutement ne s’opéra pas sans difficulté. Tout fut mis en œuvre pour l’enrayer. Force fut au vice-amiral Charles de Moüy, seigneur de la Meilleraye, d’intervenir avec énergie, au nom du roi, pour faire entendre raison aux matelots que les armateurs malouins débauchaient en sourdine. Il y parvint, en mettant l’embargo sur tous les navires ancrés en rade de Saint-Malo. Celui-ci ne fut levé qu’au départ de l’expédition que le roi de France avait placée sous le commandement de Jacques Cartier.

Au dire de Léon Ville, qui a romancé un agréable Jacques Cartier à l’usage de la jeunesse, des deux vaisseaux que commande le marin breton, l’un s’appelle le Triton, l’autre le Goéland. Selon le même auteur, le voyage d’aller dura quatre-vingt-dix jours. En réalité, parti de Saint-Malo le 20 avril 1534, Jacques Cartier atteint le cap terre-neuvien de Bonavista le 10 mai suivant, mouille à cinq lieues de là, au sud, dans un port auquel il donne le nom de Sainte-Catherine, s’y ravitaille en viandes et en poissons, prend alors la direction du nord, s’engage dans le détroit de la Baie des Châteaux, qui s’appelle aujourd’hui le détroit de Belle-Isle.


Il serre ensuite de près la côte méridionale du Labrador, dans la direction du sud-ouest, « jalonnant çà et là sa route, souligne M. d’Avezac, l’un de ses meilleurs et plus consciencieux biographes, de quelques noms bretons, tels que Havre de Brest, Havre de Saint-Servan, au milieu de beaucoup d’autres, jusqu’à la baie de Chicataka, qui fut appelée Havre de Jacques Cartier. »


Jacques Cartier prend possession de la Baie de Gaspé le 24 juillet 1534. 
Illustration de Louis-Charles Bombled (1862-1927) publiée dans Histoire de la Nouvelle-France par E. Guénin (1904)

Comme le golfe allait s’élargissant de plus en plus, il voulut en reconnaître la rive opposée, et vint aborder au cap Double, la pointe Riche de nos jours, pour descendre ensuite jusqu’à un cap qu’on atteignit le 24 juin et qu’on appela pour cette raison cap Saint-Jean, aujourd’hui cap de l’Anguille. De là, tournant à l’ouest, on toucha successivement à diverses îles, dont l’une reçut le nom de Brion, en l’honneur du grand amiral qui avait patronné l’expédition, et l’on arriva au fleuve des Basques : la rivière de Miramichi. Puis on remonta au nord, en explorant la Baie-des-Chaleurs, dont l’entrée est signalée au-delà par le cap de Prato, aujourd’hui Cap Forillon.

De là, toujours serrant la côte qu’il remonte vers le nord, il arrive à Gaspé et prend possession, le 24 juillet 1534, du sol de la Nouvelle France. Voici le texte authentique de cette prise de possession :

« Le XXIVe jour dudit mois, nous fîmes faire une croix, de trente pieds de haut, qui fut faite devant plusieurs d’eux [il s’agit des indigènes de Gaspé], sur la pointe de l’entrée dudit havre ; sous le croisillon de laquelle mîmes un écusson en bosse, à trois fleurs de lys, et dessus, un écriteau en bois, engravé en grosses lettres de forme, où il y avait : VIVE LE ROY DE FRANCE

“Et icelle croix plantâmes sur ladite pointe devant eux, lesquels la regardaient faire et planter. Et après qu’elle fut élevée en l’air, nous nous mîmes tous à genoux, les mains jointes, en adorant icelle devant eux ; et leur fîmes signe, regardant et leur montrant le ciel, que par icelle était notre rédemption.”

La Gaspésie est désormais terre française. Le roi de France a dorénavant droit de regard sur les provinces qui l’entourent. Leur ensemble forme le Canada. En donnant à François Ier ces terres nouvelles, leur découvreur a rempli l’essentiel de sa mission. Voilà ce que signifie, aux yeux de Cartier et de ses gens, le “padron” fleurdelisé dominant la baie de Gaspé.

Source : d’après Voyages de découverte au Canada entre les années 1534 et 1542, suivis d’une biographie de Jacques Cartier par René Maran, paru en 1968

Voir aussi

Le film Hochelaga : terre des âmes fausse la réalité historique