dimanche 8 septembre 2019

Résultat désastreux de la dévalorisation de la transmission des connaissances à l'école primaire

Pour Natalie Wexler, auteur de L’Écart de connaissances : la cause cachée de la faillite du système scolaire américain — et comment y remédier, dans les petites classes, les écoles américaines valorisent la compréhension de la lecture par rapport aux connaissances. Les résultats sont dévastateurs, en particulier pour les enfants issus de milieux pauvres.

À première vue, la classe de cette école dans un secteur défavorisé de Washington où s’était rendue Natalie Wexler était un modèle de zèle et de diligence. L’institutrice était assise à un bureau dans un coin, examinant le travail des élèves, tandis que les élèves de première année remplissaient discrètement une feuille de travail destinée à développer leurs compétences en lecture.

En regardant autour d’elle, Natalie Wexler a remarqué une petite fille en train de dessiner sur un morceau de papier. Dix minutes plus tard, elle avait dessiné une série de figures humaines et était occupée à les colorier en jaune.

Natalie Wexler s’est agenouillée à côté d’elle et lui a demandé :

– Qu’est-ce que tu dessines ?

–   Des clowns, répondit-elle avec assurance.

–   Pourquoi dessines-tu des clowns ?

–  Parce qu’il est dit ici « Dessine des clowns », a-t-elle expliqué.

Sur sa feuille de travail se trouvait une liste de compétences liées à la compréhension en lecture : trouver l’idée principale, tirer des déductions, faire des prédictions. La jeune fille montrait la phrase « tirer des conclusions » (dessiner des conclusions littéralement en anglais). Elle était censée tirer des conclusions d’un article sur le Brésil qui était reproduit sur le verso d’une feuille retournée sur son pupitre. Mais elle ignorait que le texte était là jusqu’à ce que je retourne la feuille. En outre, elle n’avait jamais entendu parler du Brésil et était incapable de lire le mot.

Selon la doctrine officielle, peu importe ce que les enfants lisent — il vaut mieux pour eux d’acquérir des aptitudes qui leur permettront de découvrir des connaissances plus tard par eux-mêmes que de leur fournir directement des connaissances. Ils doivent donc passer leur temps à « apprendre à lire » avant de « lire pour apprendre ». Les connaissances peuvent attendre ; la science viendra plus tard, l’histoire, trop abstraite pour être comprise par de jeunes esprits, aussi. Le temps consacré à la lecture est plutôt rempli par une variété d’opuscules et de passages sans aucun lien entre autres si ce n’est ces « compétences de compréhension » que ces textes sont censés permettre d’acquérir.

En 1977 déjà, les instituteurs du premier cycle du primaire consacraient plus de deux fois plus de temps à la lecture qu’à l’apprentissage de connaissance en sciences, en histoire et en géographie. Mais depuis 2001, année où la législation fédérale No Child Left Behind a légalisé les résultats normalisés en lecture et en mathématiques pour mesurer les progrès accomplis, le temps consacré à ces deux sujets n’a fait qu’augmenter. Et, logiquement, le temps consacré à l’apprentissage de connaissance en sciences, en histoire et en géographie a chuté, en particulier dans les écoles où les résultats aux tests standardisés étaient et sont faibles.

Pourtant, malgré l’énorme dépense de temps et de ressources consacrés à la lecture, les enfants américains ne lisent pas mieux. Au cours des 20 dernières années, environ un tiers seulement des élèves ont atteint ou dépassé le niveau « compétent » aux tests nationaux. Le tableau est particulièrement sombre pour les enfants issus de familles à faible revenu et appartenant à une minorité. Leurs résultats moyens aux tests sont bien inférieurs à ceux de leurs pairs plus riches, en majorité blancs, phénomène que l’on qualifie généralement d’écart de réussite. À mesure que cet écart s’est creusé et que la proportion d’élèves blancs a diminué dans une Amérique de plus en plus « diverse », la position de l’Amérique dans les classements internationaux en matière d’alphabétisation, déjà médiocre, a chuté. « Nous semblons être en train de décliner alors que d’autres systèmes s’améliorent », a déclaré un des responsables fédéraux de l’administration de tels tests à Education Week.

Ce qui soulève une question troublante : et si les recettes prescrites n’avaient fait qu’aggraver le retard, en particulier pour les enfants pauvres ? Et si le meilleur moyen d’améliorer la compréhension en lecture ne consistait pas à enseigner aux enfants des compétences isolées (ici de « lecture »), mais à leur enseigner le plus tôt possible des connaissances délaissées, notamment l’histoire, la géographie, la science et d’autres contenus susceptibles de renforcer leur culture générale et le vocabulaire dont ils ont besoin pour comprendre les textes écrits et le monde qui les entoure ?

À la fin des années 1980, deux chercheurs du Wisconsin, Donna Recht et Lauren Leslie, conçurent une expérience ingénieuse pour tenter de déterminer dans quelle mesure la compréhension en lecture d’un enfant dépend de sa connaissance antérieure d’un sujet. À cette fin, ils ont construit un terrain de baseball miniature et l’ont peuplé de joueurs de baseball en bois. Ils ont ensuite fait venir 64 élèves de septième et huitième années qui avaient été testés pour leur capacité de lecture et leur connaissance du baseball.

Recht et Leslie ont choisi le baseball, car ils pensaient que beaucoup d’enfants qui n’étaient pas de grands lecteurs connaissaient néanmoins assez bien le sport. On a demandé à chaque élève de lire d’abord la description d’une manche fictive de baseball, puis de déplacer les figurines en bois pour la reproduire. Par exemple : « Churniak prend son élan et frappe une balle qui rebondit lentement en direction de l’arrêt-court. Haley arrive, jette la balle et lance au premier but, mais trop tard. Churniak est le premier avec un simple, Johnson reste en troisième position. Le prochain frappeur est Whitcomb, le joueur de champ gauche des Cougars. »)

Il s’est avéré que la connaissance préalable du baseball avait un énorme impact sur la capacité des étudiants à comprendre le texte — bien plus que leur supposé niveau de lecture. Les enfants qui connaissaient peu le baseball, y compris les « bons » lecteurs, s’en sont tous mal sortis. Et tous ceux qui connaissaient bien le baseball, qu’ils soient de « bons » ou de « mauvais » lecteurs, s’en sortaient bien. En fait, les « mauvais » lecteurs qui en savaient beaucoup sur le baseball ont surpassé les « bons » lecteurs qui ne connaissaient pas le jeu.

Près de 25 ans plus tard, une variante de l’étude sur le baseball a permis de mieux comprendre la relation entre connaissance et compréhension. Cette équipe de chercheurs s’est concentrée sur les enfants d’âge préscolaire issus de différents milieux socio-économiques. Ils ont d’abord lu un livre sur les oiseaux, un sujet sur lequel ils avaient déterminé que les enfants dont les parents sont à l’aise financièrement en savaient davantage que ceux issus de familles plus pauvres. Quand ils ont testé la compréhension du texte lu, les chercheurs ont constaté que les enfants les plus riches réussissaient nettement mieux que les autres. Mais ensuite, ils ont lu une histoire portant sur un sujet que tous les enfants ignoraient : des animaux fictifs appelés « wugs ». Dans ce cas, alors que les connaissances antérieures des enfants étaient égales, leur compréhension du texte était, selon Natalie Wexler, essentiellement la même, peu importe leur milieu social d’origine. En d’autres termes, le manque de compréhension dans le cas du texte portant sur les oiseaux n’était pas un manque de compétences, il s’agissait plutôt d’un manque de connaissances préalables.

Pour diverses raisons, les enfants de familles plus instruites — qui ont également tendance à avoir des revenus plus élevés — arrivent à l’école avec plus de connaissances et de vocabulaire. Les enseignants m’ont dit que, dans les premières années de l’école, les enfants de familles moins éduquées ignorent parfois le sens de mots simples comme « derrière ». J’ai vu un élève de première année se débattre avec un problème mathématique simple parce qu’il ne comprenait pas le mot « avant ». Au fil des années, les enfants de parents instruits acquièrent davantage de connaissances et de vocabulaire en dehors de l’école, ce qui leur permet plus facilement d’acquérir encore plus de connaissances, car, comme le velcro, les connaissances adhèrent mieux à d’autres connaissances similaires.

Pendant ce temps, leurs pairs moins fortunés sont de plus en plus à la traîne, surtout si leurs écoles ne leur transmettent pas de connaissances. Cet effet boule de neige a été surnommé « l’effet Saint-Matthieu », d’après le passage dans l’Évangile selon Matthieu, selon lequel les riches deviennent de plus en plus riches et les pauvres, de plus en plus pauvres. Chaque année que l’effet Saint-Matthieu se fait sentir, il devient plus difficile de le contrer. C’est pourquoi plus on transmet tôt des connaissances aux enfants, meilleures seront les chances de réduire cet écart. La réduction de cet écart est un objectif louable et désirable pour toute société, cela ne veut cependant pas dire que cet écart peut être totalement éliminé même (ou a fortiori) dans une société qui récompense de plus en plus le travail intellectuel puisque les revenus des parents dépendraient de leurs compétences cognitives et que celles-ci sont en partie héritables, sujet en grande partie tabou toutefois.

Bien que, à certains égards, les écoles américaines diffèrent énormément entre elles, la même structure de base se retrouve dans presque toutes les classes du primaire. La journée est divisée en un « bloc math » et un « bloc de lecture », ce dernier prenant entre 90 minutes et trois heures.

Dans peut-être la moitié des écoles primaires, les enseignants sont censés utiliser un manuel de lecture qui comprend divers passages et thèmes de discussion ainsi qu’un guide de l’enseignant. Dans d’autres écoles, les enseignants sont laissés à eux-mêmes. Ils décident comment enseigner la lecture et s’appuient sur des livres pour enfants disponibles dans le commerce. Dans les deux cas, en matière d’enseignement de la compréhension, l’accent est mis sur les compétences. Et la très grande majorité des enseignants se tournent vers Internet pour compléter ces outils, bien qu’ils n’aient pas été formés à la conception de programmes. Une enquête menée par la Corporation Rand auprès des enseignants a révélé que 95 % des instituteurs du primaire avaient recours à Google pour obtenir du matériel et des plans de cours ; 86 % se tournent vers Pinterest.

En règle générale, un enseignant se concentre sur la « compétence de la semaine », en lisant à haute voix des livres ou des passages choisis non pas pour leur contenu, mais parce qu’ils permettaient de faire la démonstration d’une compétence donnée. La démonstration d’une compétence peut, toutefois, ne comporter aucune lecture. Une façon courante de modéliser la capacité de « comparer et contraster », par exemple, consiste à faire venir deux enfants devant la classe et à les amener à discuter de leurs vêtements, en quoi ils sont similaires ou différents.

Ensuite, les élèves pratiquent cette technique seuls ou en petits groupes, sous la direction d’un enseignant, en lisant des livres d’un niveau de lecture prédéterminé, lequel peut être très inférieur à leur niveau scolaire. Encore une fois, les livres ne partagent pas nécessairement un thème commun ; beaucoup sont de simples fictions. La théorie est la suivante : si les étudiants lisent suffisamment et consacrent suffisamment de temps à la compréhension, ils seront finalement en mesure de comprendre des textes plus complexes.

Nombre d’enseignants ont affirmé à Natalie Wexler qu’ils aimeraient consacrer plus de temps à la culture générale (études sociales et sciences), car leurs élèves aiment clairement apprendre des faits réels. Mais on leur a dit que les compétences pédagogiques sont le moyen de renforcer la compréhension en lecture. Les décideurs et les réformateurs en pédagogie ne remettent généralement pas en cause cette vision des choses et, en fait, en insistant sur l’importance des tests de compréhension, ils l’ont en fait exacerbée. Les parents, comme les enseignants, s’opposent parfois sur l’insistance accordée à la « préparation aux tests », mais ils ne visent pas la racine du problème. Si les écoliers manquent de connaissances et de vocabulaire pour comprendre les passages des tests de lecture, ils n’auront pas l’occasion de démontrer leur habileté à faire des déductions ou à trouver l’idée principale. Et s’ils arrivent à l’école secondaire sans avoir été exposés à l’histoire ou aux sciences, comme c’est le cas pour de nombreux étudiants issus de familles à faible revenu, ils ne pourront ni lire ni comprendre les documents de niveau secondaire.

Les normes communes d’alphabétisation de base, qui depuis 2010 ont influencé les pratiques en classe dans la plupart des États des États-Unis, ont aggravé la situation à bien des égards. Dans le but d’élargir les connaissances des enfants, les normes exigent que les enseignants du primaire exposent tous les élèves à une écriture plus complexe et à moins de fiction. Cela peut sembler un pas dans la bonne direction, mais les textes de non-fiction nécessitent généralement encore plus de connaissances de base et de vocabulaire que les écrits romanesques. Lorsque la non-fiction est combinée à l’approche centrée sur les compétences, comme dans la plupart des salles de classe, les résultats peuvent être désastreux. Il arrive que les enseignants soumettent des textes impénétrables aux enfants et les laisser se débrouiller. Ou peut-être dessiner des clowns.

Source : The Atlantlic

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