samedi 14 mai 2011

ECR — Mémoire de l'Alliance évangélique du Canada devant la Cour suprême

On trouvera ci-dessous le mémoire soumis par l'Alliance évangélique du Canada en soutien de son intervention devant la Cour suprême du Canada ce 18 mai 2011. Cette partie du mémoire devait tenir en dix pages.

PARTIE I: EXPOSÉ DES FAITS

1. L’Alliance évangélique du Canada («AÉC»)1 intervient dans la présente requête suite à l’ordonnance émise par l’Honorable juge Charron en date du 28 mars 2011. L’AÉC accepte l'exposé des faits soumis par les appelants.

PARTIE II: QUESTIONS EN LITIGE

2. Les questions d’intérêt public dans la présente requête sont les suivantes: est-ce le rôle de l'État de fournir une éducation religieuse ou une éducation qui cherche à inculquer une certaine vision du monde (religieuse ou non) au sujet de la religion ? Si oui, est-ce le rôle de l'État de rendre ce type d’éducation obligatoire ?

3. À cet égard, il faut aussi se demander si, au sein de la société canadienne, des citoyens possédant diverses croyances sincères et exclusives peuvent effectivement coexister dans la sphère publique, et, plus particulièrement, dans le système d’instruction publique.


PARTIE III: ARGUMENT

A. Dans la société canadienne, est-ce que les individus qui ont diverses croyances sincères et exclusives peuvent effectivement coexister dans la sphère publique, y compris dans le système d'instruction publique ?

4. Le programme d’Éthique et de culture religieuse (« ECR ») prétend enseigner l’éthique et la religion d’une façon non religieuse2. Cependant, les notions du « non-religieux » et de la « laïcité » sont souvent mal comprises ou mal appliquées. Dans Chamberlain c. Surrey School District No. 363, cette cour a constaté que l’usage quotidien du mot « laïcité » au sens du «non religieux » est erroné. Spécifiquement, le juge Gonthier a déclaré (laquelle déclaration fut approuvée par la juge en chef McLachlin et le juge Le Bel) :
À mon avis, le juge Saunders a commis une erreur en présumant que le terme « laïque » signifiait en réalité « non religieux ». Ce n’est pas le cas puisque rien dans la Charte, dans la théorie politique ou démocratique ou dans le pluralisme bien compris n’exige, lorsque des questions d’intérêt public sont en cause, que les positions morales fondées sur l’athéisme l’emportent sur les positions morales fondées sur des croyances religieuses. Je souligne que le préambule même de la Charte précise que «...le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ». Selon le raisonnement du juge Saunders, l’opinion morale qui traduit une croyance fondée sur une religion ne doit pas s’exprimer sur la place publique, alors qu’elle devient publiquement acceptable si elle n’est pas ainsi fondée. Le problème que pose une telle interprétation est que chacun a des « convictions » ou des « croyances », que celles-ci prennent leur source dans l’athéisme, l’agnosticisme ou la religion. Il est donc erroné de considérer que le terme « laïque » relève du domaine de la « non-croyance ». Cela étant, pourquoi alors les personnes ayant des convictions religieuses devraient-elles être pénalisées ou exclues ? Ce faisant, on dénaturerait les principes du libéralisme d’une manière qui fragiliserait la notion de pluralisme. L’essentiel est que des personnes peuvent être en désaccord sur des questions importantes et qu’un tel désaccord, lorsqu’il ne met pas en péril la vie en société, doit pouvoir être accommodé au cœur du pluralisme moderne4. [soulignement ajouté]
5. Les partisans de la laïcité non inclusive (par opposition à la laïcité inclusive décrite par le juge Gonthier) proposent que la laïcité non inclusive assure la liberté religieuse de chaque individu ou groupe religieux en reconnaissant une « égalité » de toutes les religions et en niant les réclamations uniques et exclusives de toute croyance religieuse. Ils postulent que c'est cette laïcité non inclusive qui permet d’éviter qu’on mette en danger le vivre-ensemble.

6. Selon le philosophe canadien Charles Taylor, il existe deux écoles de pensée sur le libéralisme : la « politique de la dignité égale » et la « politique de la différence »5. La « politique de la dignité égale » propose un ensemble universel et identique des droits de l'homme et des dignités tandis que la « politique de la différence » reconnaît le caractère unique et distinct de chaque individu ou groupe6, de chaque individu ou groupe. Il explique la dichotomie entre les deux «politiques» comme suit :
The idea is that it is precisely this distinctness that has been ignored, glossed over, assimilated to a dominant or majority identity. And this assimilation is the cardinal sin against the ideal of authenticity. […]

For one [politics of equal dignity], the principle of equal respect requires that we treat people in a difference-blind fashion. The fundamental intuition that humans command this respect focuses on what is the same in all. For the other [politics of difference], we have to recognize and even foster particularity. The reproach the first [politics of equal dignity] makes to the second [politics of difference] is just that it violates the principle of non-discrimination. This would be bad enough if the mold were itself neutral - nobody's mold in particular. But the complaint generally goes further. The claim is that the supposedly neutral set of difference-blind principles of the politics of equal dignity is in fact a reflection of one hegemonic culture. As it turns out, then, only the minority or suppressed cultures are being forced to take alien form. Consequently, the supposedly fair and difference-blind society is not only inhuman (because suppressing identities) but also [...] highly discriminatory7. [soulignement ajouté]
7. La notion de Taylor du «pluralisme authentique» est semblable à celle adoptée par cette cour dans Université Trinity Western c. College of Teachers8 où elle a énoncé : « force est de constater que la tolérance de croyances divergentes est la marque d’une société démocratique9. » Taylor l’explique de cette façon :
[S]ecularism involves in fact a complex requirement. There is more than one good sought here [...] liberty, equality, fraternity. 1. No one must be forced in the domain of religion or basic belief [...] 2. There must be equality between people of different faiths or basic belief; no religious outlook or (religious or areligious) Weltanschauung can enjoy a privileged status. [...]3. All spiritual families must be heard, included in the ongoing process of determining what the society is about (its political identity), and how it is going to realize these goals (the exact regime of rights and privileges)10.
8. Le programme ECR prétend instruire les enfants d’une façon qui les équipera à vivre dans une société pluraliste11. Cette notion du pluralisme, à première vue, semble être pratique et favorable à la liberté religieuse. Cependant, en présentant toutes les religions comme étant égales et en reléguant le rôle des croyances exclusives d’une religion à « l’héritage », le programme ECR adopte un fondement issu des concepts de la laïcité non inclusive qui est défavorable à la liberté religieuse et défavorable à la tolérance, au respect et à l’ouverture qui sont les objectifs mêmes du programme. Voici ce que dit le théoricien constitutionnel Joseph E. Magnet sur cette forme de laïcité non inclusive :
[S]ecularization has led to a brand of liberalism that posits religion as private and as the result of an arbitrary choice, which means that only liberal ideals may be regarded as rational and as the only principles allowed in public discourse. However, secularism's view that religion is merely a private and arbitrary choice makes it easier to suppress religion, whether by limiting religious freedom or by defining it in exclusively secular terms. Secularism undermines perhaps the most basic freedom upon which liberal democracy lies12. [soulignement ajouté]
9. La longue tradition canadienne d'éducation de perspective judéo-chrétienne a produit un pays multiculturel dynamique qui accepte les croyances divergentes et assure la tolérance lorsqu' il y a désaccord ou désapprobation de ces croyances. Il est contraire à la tolérance de faire abstraction des croyances propres à chaque religion et d’imposer une instruction qui cherche à les gommer. Une telle notion est injustifiée et juridiquement insupportable dans une société constitutionnellement pluraliste, multiculturelle qui vise à garantir la liberté religieuse. La tolérance réelle, telle que déclarée par cette cour dans Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony13 exige la protection de la différence et du désaccord14.

10. En fait, cette cour a décrit le Canada comme une société « multiculturel[le], […] [qui attache les Canadiens aux valeurs d’accommodement, de tolérance et de respect de la diversité15. » Dans Ross c. Conseil scolaire du district n° 15 du Nouveau-Brunswick16, cette cour a reconnu que:
Une école est un centre de communication de toute une gamme de valeurs et d'aspirations sociales. Par l'entremise de l'éducation, elle définit, dans une large mesure, les valeurs qui transcendent la société. Lieu d'échange d'idées, l'école doit reposer sur des principes de tolérance et d'impartialité de sorte que toutes les personnes qui se trouvent en milieu scolaire se sentent également libres de participer.17 [soulignement ajouté]
11. En présentant toutes les religions d'une manière égale, le programme ECR relativise la religion. Partant d’une philosophie de laïcité non inclusive, le programme ECR réduit la place des croyances exclusives et du désaccord. Cela ne favorise pas la préparation à « vivre dans une société pluraliste et démocratique » ni l’acceptation de ceux dont les croyances et les styles de vie sont différents. Au contraire, il s’agit là d’une forme d’endoctrinement de laïcité non inclusive qui met en danger le vivre-ensemble que le programme prétend promouvoir et enseigner.

12. En l’espèce, la cour n'est pas chargée de réconcilier les intérêts divergents de groupes différents, mais plutôt de protéger la liberté religieuse des parents et des enfants contre l'État.

B. Est-ce que la tolérance des croyances religieuses et des visions du monde peut être réalisée par une éducation religieuse forcée par l'État ?

13. Forcer la tolérance, c’est l’anéantir. Chaque religion est, de par sa nature, exclusive. Forcer la tolérance par l’entremise d’une éducation religieuse et morale exigée et dictée par l’État viole la liberté religieuse de chaque croyant.

14. Selon le philosophe John Gray, la notion traditionnelle de la tolérance, fondée sur la poursuite du pluralisme de convergence, doit céder devant le pluralisme d’accommodement :
Liberalism contains two philosophies. In one, toleration is justified as a means to truth. In this view, toleration is an instrument of rational consensus, and a diversity of ways of life is endured in the faith that it is destined to disappear. In the other, toleration is valued as a condition of peace, and divergent ways of living are welcomed as marks of diversity in the good life. The first conception supports an ideal of ultimate convergence on values, the latter an ideal of modus vivendi. Liberalism's future lies in turning its face away from the ideal of rational consensus and looking instead to modus vivendi.18 [soulignement ajouté]
15. Dans R. c. Big M Drug Mart19, le juge en chef Dickson s’est prononcé comme suit :
Une société vraiment libre peut accepter une grande diversité de croyances, de goûts, de visées, de coutumes et de normes de conduite. […] Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l'on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d'empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation. Toutefois, ce concept signifie beaucoup plus que cela. […] La liberté au sens large comporte l'absence de coercition et de contrainte et le droit de manifester ses croyances et pratiques. La liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l'ordre, la santé ou les mœurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d'autrui, nul ne peut être forcé d'agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience. […] La Charte reconnaît à tous les Canadiens le droit de déterminer, s'il y a lieu, la nature de leurs obligations religieuses et l'État ne peut prescrire le contraire.
[…] Les libertés énoncées dans […] la Charte et dans les dispositions d'autres documents relatifs aux droits de la personne [est] la prééminence de la conscience individuelle et l'inopportunité de toute intervention gouvernementale visant à forcer ou à empêcher sa manifestation.20 [soulignement ajouté]
16. Dans R. c. Morgentaler21 la juge Wilson a reconnu que la Charte oblige le respect et la protection des choix individuels.
Les individus se voient offrir le droit de choisir leur propre religion et leur propre philosophie de vie, de choisir qui ils fréquenteront et comment ils s'exprimeront, où ils vivront et à quelle occupation ils se livreront. Ce sont tous là des exemples de la théorie fondamentale qui sous-tend la Charte, savoir que l'État respectera les choix de chacun et, dans toute la mesure du possible, évitera de subordonner ces choix à toute conception particulière d'une vie de bien.22

C. Est-ce que la nature obligatoire du programme ECR viole la liberté religieuse des parents chrétiens évangéliques et de leurs enfants (et par conséquent, d'autres parents et enfants religieux) ?

17. Cette cour a maintenu que lorsqu’une croyance religieuse est sincère, l'État ne peut, ni par le gouvernement ni par les tribunaux, usurper le rôle d'interpréter cette croyance ou de devenir l’arbitre des dogmes religieux.23

18. Une composante importante de la liberté religieuse au Canada est la liberté d’instruire ses enfants conformément à sa foi24. Depuis la Loi constitutionnelle 1867, le principe selon lequel l’éducation religieuse relève des parents a été maintenu et confirmé ici au Canada ainsi qu’en droit international25.

19. L'instruction religieuse a été un sujet de controverse au Canada. Elle a été traitée dans un grand nombre de décisions, y compris plusieurs décisions de cette cour. Toutefois, elle fut constamment reconnue comme relevant de l’autorité parentale et non de l’autorité étatique ou du système d’instruction publique. Cette cour a également soutenu que les parents sont présumés agir dans l’intérêt de leurs enfants, sauf preuve contraire26.

20. Dans B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto27, cette cour a reconnu qu’un élément fondamental de la liberté religieuse, tel que garanti par l’article 2(a) est le droit des parents d’élever leurs enfants selon leurs croyances religieuses28 :
La common law reconnaît depuis longtemps que les parents sont les mieux placés pour prendre soin de leurs enfants et pour prendre toutes les décisions nécessaires à leur bien-être.[…] Cela ne fait que confirmer que le droit des parents d'élever, d'éduquer et de prendre soin de l'enfant, notamment de lui procurer des soins médicaux et de lui offrir une éducation morale, est un droit individuel d'importance fondamentale dans notre société
[…] Ainsi, on pourrait difficilement nier à un parent le pouvoir d'imposer à son enfant l'endroit où il vivra ou l'école qu'il fréquentera29. [soulignement ajouté]
21. Enseigner la moralité et la religion dans les écoles publiques et privées de manière obligatoire, selon une méthode dictée par l’État, est une violation de la liberté religieuse. De plus, la prohibition de l’accommodement interfère avec la manifestation de la liberté de religion et de conscience des parents d’une manière fondamentale, et non de manière insignifiante. Le programme ECR dépouille tous les parents, y compris les chrétiens évangéliques, de leur droit de choisir la façon, le moment, le lieu et de qui leurs enfants recevront leur éducation religieuse.

22. Dans R. c. Jones30 cette cour a tenu que la liberté religieuse comporte le droit des parents d’éduquer leurs enfants conformément à leurs croyances religieuses :
même si la croyance religieuse selon laquelle une personne a le droit d'éduquer ses propres enfants n'est plus affirmée aussi énergiquement de nos jours, elle n'est pas vraiment si inhabituelle. Ce serait nier l'histoire que de ne pas reconnaître que pendant de nombreuses années l'individu et l'Église ont joué un rôle beaucoup plus important que l'État en matière d'éducation des jeunes. Et lorsque l'État a commencé à assumer un rôle dominant, il a dû faire des compromis pour répondre aux besoins et à la volonté de ceux qui avaient des opinions divergentes. Les dispositions de la Constitution concernant les écoles séparées en sont un exemple.31 [soulignement ajouté]
23. L’objectif du programme ECR (créer une société plus tolérante) ne viole pas nécessairement la liberté religieuse des parents ou des élèves. Par contre, la mise en œuvre du programme ECR (par un programme obligatoire fondé sur une perspective laïque non inclusive ou relativiste) viole d’une façon importante la liberté des parents d’instruire leurs enfants selon les principes de leur foi.

24. Les parents chrétiens évangéliques croient sincèrement qu'ils ont le devoir d’enseigner l’éthique et la morale à leurs enfants dans la perspective selon laquelle Dieu est central à la prise de décisions morales et éthiques32. En revanche, le programme ECR aborde l’éthique et la religion sans affirmer ou reconnaître la vérité de l’existence de Dieu.

25. L’enseignement « au sujet de » la religion n’a pas toujours été considéré comme une forme d’« endoctrinement » et peut ainsi sembler être bénin à certains. Cependant, si cette cour désire continuer à appuyer ou soutenir le respect du droit des parents de choisir l’éducation religieuse de leurs enfants, il sera essentiel de continuer à reconnaître que les méthodes choisies par l’État pour enseigner la religion peuvent contredire les croyances de certains parents. Une telle contradiction peut se trouver dans la croyance que l’éthique et la religion ne doivent pas être enseignées sans qu’il y ait référence à l’importance de Dieu.

26. Un examen du caractère raisonnable des croyances des parents irait à l’encontre de l’approche de cette cour quant à la religion et la nécessité de l’examiner de manière subjective, et porterait atteinte au but de l’article 2 (a) de la Charte, tel que décrit par le juge en chef Dickson dans R. c. Edwards Books33 :
L'alinéa 2a) a pour objet d'assurer que la société ne s'ingérera pas dans les croyances intimes profondes qui régissent la perception qu'on a de soi, de l'humanité, de la nature et, dans certains cas, d'un être supérieur ou différent. Ces croyances, à leur tour, régissent notre comportement et nos pratiques34. [soulignement ajouté]
27. L'enseignement obligatoire de l'éthique et de la religion dans les écoles publiques et privées d’une façon déterminée par l'État est offensant et l’interdiction d’exemptions interfère avec l’exercice de la liberté religieuse des parents d’une façon importante, non insignifiante. Il convient de noter que le programme ECR a également été contesté par une école catholique privée35.

28. La nature obligatoire du programme ECR porte atteinte à l'affirmation de cette cour selon laquelle la liberté religieuse assure la liberté de tout individu de manifester ses croyances sans coercition étatique.
La liberté peut se caractériser essentiellement par l'absence de coercition ou de contrainte. Si une personne est astreinte par l'État ou par la volonté d'autrui à une conduite que, sans cela, elle n'aurait pas choisi d'adopter, cette personne n'agit pas de son propre gré et on ne peut pas dire qu'elle est vraiment libre.36 [soulignement ajouté]
29. Il a été reconnu que l'État a un intérêt important en matière d’éducation. Cependant, cette cour a également affirmé que les parents ont toujours eu l'autorité primaire sur leurs enfants37.

30. Exclure entièrement les soucis des parents qui souhaitent voir un droit d'exemption ou d’accommodement à la législation est un exemple où les préoccupations d’un groupe minoritaire sont ignorées et déterminées complètement par les intérêts de l'État.

31. Conformément au raisonnement de la Cour d'appel de l’Ontario dans Zylberberg, conclure qu’il existe un préjudice n’est pas pertinent à la détermination d’une violation du droit à la liberté religieuse conféré par la Charte. Comme énoncé dans cette même décision, il n’est pas nécessaire d’imposer un fardeau additionnel aux parents de démontrer que leurs enfants ont subi un préjudice38.

32. Les experts en religions du monde Brian J. Grim et Roger Finke ont noté :
When reviewing human rights throughout European history, Michael Horowitz described Jews as the “canaries in the coal mine”: nations persecuting Jews held less democratic commitment and were more likely to deny other freedoms as well. He later argued that vulnerable Christians are now the canaries, serving as a “litmus indicator of whether freedom exists not only for them – but for all others in their societies.” We expand the litmus test beyond a particular religious group to religious freedoms in general, and we agree that the violations of vulnerable religious liberties indicate potential threats to other liberties as well.39
En l’espèce, on menace la liberté des parents de déterminer l’éducation, et plus particulièrement, l’éducation religieuse, de leurs enfants.

D. Est-ce que la nature obligatoire du programme ECR est sauvegardée par l’article 1 de la Charte ?

33. La liberté de religion est violée par le programme ERC. Sans avoir justifié la nécessité de la nature obligatoire du programme visant à créer des étudiants plus tolérants, la prohibition d’exemption est déraisonnable et inconstitutionnelle.

34. Cette cour a établi dans Big M que le but et l'effet d'un acte sont utiles à déterminer si une loi est inconstitutionnelle40. Bien que l'intention du programme ECR puisse être conforme aux valeurs de la Charte, son effet est une violation claire de la Charte.

35. Dans Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys41, cette cour a déclaré qu'en analysant la proportionnalité, «l’obligation d’offrir un accommodement est le corollaire » au critère d’atteinte minimale42. Cette décision a suivi Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général)43 où la cour a déclaré que « l’accommodement raisonnable » tel que conçu dans les arrêts traitant de l’article 15 de la Charte, est équivalent au concept de « limites raisonnables » mentionné dans l’analyse effectuée en vertu de l’article 144. En se référant au professeur José Woehrling, cette cour a expliqué la relation entre le devoir d’accommodement et l’analyse effectuée en vertu de l’article 1 :
Celui qui veut repousser l’obligation d’accommodement doit démontrer que l’application intégrale de la norme, sans les exceptions réclamées par le demandeur, est nécessaire […] en appliquant le test de l’arrêt R. c. Oakes, il faudra démontrer successivement que l’application entière de la norme constitue un moyen rationnel d’atteindre l’objectif législatif; qu’il n’existe pas de moyens d’y parvenir qui soient moins attentatoires aux droits en cause (critère de l’atteinte minimale); enfin, qu’il y a proportionnalité entre les effets bénéfiques de la mesure et ses effets restrictifs. En fait, le critère de l’atteinte minimale, qui est au cœur du test de l’article 1, correspond en grande partie, pour ce qui est des concepts, à la défense de contrainte excessive qui permet de s’opposer à l’obligation d’accommodement raisonnable dans le cadre des lois sur les droits de la personne.45

36. RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur-général)46 a démontré qu'il serait plus difficile de soutenir une interdiction ou une dénégation complète que partielle. Les interdictions complètes ne sont permises lorsque l'État prouve qu'elles sont absolument nécessaires à l’accomplissement de ses objectifs47 :
Si la loi se situe à l'intérieur d'une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu'elle a une portée trop générale simplement parce qu'ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l'objectif et à la violation ; […] Par contre, si le gouvernement omet d'expliquer pourquoi il n'a pas choisi une mesure beaucoup moins attentatoire et tout aussi efficace, la loi peut être déclarée non valide.48

37. Le programme ECR suppose qu'on ne puisse enseigner la tolérance qu’en relativisant la religion tout en excluant la possibilité qu'on puisse enseigner la tolérance tout en maintenant l'exclusivité des croyances religieuses. Une telle supposition non fondée infirme la valeur de toutes les religions et est incompatible avec les objectifs de diversité et de multi­cul­tu­ra­lisme. Nier au parent l’option d'exclure ses enfants du programme ECR ne favorise pas l'harmonie et la diversité sociale, mais offusque plutôt les individus qui possèdent des croyances religieuses sincères quant au caractère véridique de leur foi.

38. En permettant des exemptions, l’accommodement des croyances religieuses aurait l'effet de promouvoir la tolérance, car les parents et les élèves verraient que l'État accepte le fait qu’il existe diverses croyances et que toutes ces croyances méritent d'être protégées de manière égale. L'importance d'enseigner par l’exemple a été expliquée par cette cour dans R. c. M. (M.R.)49 :
les écoles ont l’obligation d’inculquer à leurs élèves le respect des droits constitutionnels de tous les membres de la société. L’apprentissage du respect de ces droits est essentiel à notre société démocratique et devrait faire partie de l’éducation de tous les élèves. C’est par l’exemple que ces valeurs se transmettent le mieux, et elles peuvent être minées si les personnes en autorité font fi des droits des élèves.50
39. L’accommodement permettrait toujours au programme ECR d'atteindre son objectif de créer une société plus tolérante. Pour les chrétiens évangéliques, les catholiques, les chrétiens orthodoxes, les chrétiens en général, et pour les croyants d’autres confessions, le respect de leurs croyances religieuses respectives est obligatoire. Les parents chrétiens croient qu’ils doivent enseigner la religion et la morale à leurs enfants d’une façon conforme à leur foi.

40. La violation des droits fondamentaux des individus protégés par la Charte, de par le refus d’accorder une exemption au programme ERC, ou tout autre accommodement, ne peut pas être considérée comme étant une atteinte minimale à ces droits. De plus, on ne peut conclure que l’effet de la mesure limitative est proportionnel à l’objectif, tel que cela est requis pour satisfaire au critère prévu à l’article 1 de la Charte.

PARTIE IV: DÉPENS

41. L’AÉC ne réclame aucuns dépens et demande qu’aucuns dépens ne soient prononcés contre elle.

PARTIE V: ORDONNANCE DEMANDÉE

42. L'AÉC soutient que la violation de la Charte par le programme ECR n’est pas une atteinte minimale aux droits conférés par la Charte aux parents et leurs enfants et ne peut donc pas être sauvegardée par l’article 1 de la Charte. L’appel devrait donc être accueilli. L'AÉC demande la permission de présenter des arguments oraux à l’audience de cette requête.



LE TOUT RESPECTUEUSEMENT SOUTENU, ce 26e jour d’avril 2011





Notes




1 L’AÉC est une association nationale, d’églises, d‘organismes liés aux églises et d’institutions académiques. L'AÉC est une association interconfessionnelle des dénominations protestantes et représente une circonscription de 39 dénominations, approximativement 125 autres organismes et universités et plus de 1.000 églises différentes. Il y a approximativement 3,8 millions de protestants évangéliques au Canada dont approximativement 1,9 million sont membres ou des adhérents des organismes affiliés à l’AÉC.

2 Le préambule du programme ECR se lit­: « Le programme d'éthique et culture religieuse constitue l'aboutissement d'un long processus au cours duquel le système scolaire québécois est passé de structures et d'orientations essentiellement confessionnelles, catholiques et protestantes, à des structures entièrement laïques. », sources de l’intervenant, L’AÉC [Source de l’AÉC] onglet 7.

3 Chamberlain c. Surrey School District No. 36, [2002] 4 R.C.S. 710 [Chamberlain], sources des intimés, le procureur général du Québec, [Sources du PG Québec] onglet 6.

4 Chamberlain, supra note 3 at 137, Source du PG Québec, onglet 6.

5 Charles Taylor, Multiculturalism, (Princeton N.J.: Princeton University Press, 1994) [Multiculturalism] pp. 41~43, Sources de l’AÉC, onglet 12.

6 Multiculturalism, supra note 5, p. 38, Sources de l’AÉC, onglet 12.

7 Multiculturalism, supra note 5, pp. 38 et 43, Source de l’AÉC, onglet 12.

8 Univesité Trinity Western c. College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772 [Trinity Western], Source PG Québec, onglet 39.

9 Trinity Western, supra note 8 par. 36, Sources PG Québec, onglet 39.

10 Charles Taylor, “Why we need a radical redefinition of secularism” dans Butler, Habermas, Taylor et West eds., The Power of Religion in the Public Sphere (New York: Columbia University Press, 2011) at pp. 34-35, Source de l’AÉC, onglet 13.

11 Programme d’ÉCR, Préambule, supra note 2, Source de l’AÉC, onglet 7.

12 Joseph E. Magnet, Constitutional Law of Canada, 8ième Éd., a.m.e., 2001, c. 5, (QL), Source de l’AÉC, onglet 11.

13 Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, [2009] R.C.S. 567 [Hutterian Brethren], Source du PG Québec, onglet 1.

14 Hutterian Brethren, supra note 13 par 181, Source du PG Québec, onglet 1.

15 Chamberlain, supra note 3 par 21, Sources du PG Québec, onglet 6.

16 Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825 [Ross], Sources du PG Québec, onglet 33.

17 Ross, supra note 16 par. 42, Sources du PG Québec, onglet 33.

18 John Gray, Two Faces of Liberalism, (New York: The New Press, 2000), p. 105, Sources de l’AÉC, onglet 9.

19 R. c. Big M Drug Mart, [1985] 1 R.C.S. 295 [Big M], Source du PG Québec, onglet 26.

20 Big M, supra note 19 para. 94, 95, 121 et 135, Source du PG Québec, onglet 26.

21 R. v. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 [Morgentaler], EFC Authorities, Tab 4.

22 Morgentaler, supra note 21 par 288, Source de l’AÉC, onglet 4.

23 Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551 par 50, Sources du PG Québec, onglet 37.

24 Voir David M. Brown, “Freedom from or Freedom for?: Religion as a Case Study in Defining the Content of Charter Rights”, (2000) 33 U.B.C.L. Rev. 551 (QL), Sources de l’AÉC, onglet 8.

25 United Nations, Universal Declaration of Human Rights, Sources de l’AÉC, onglet 16 (voir aussi Convention on the Rights of the Child, (Nov. 20, 1959) G.A. res. 1386 (XIV), 14 U.N. GAOR Supp. (No. 16) at Article 5, U.N. Doc. A/4354 à l’article 7, Sources de l’AÉC, onglet 14 et Declaration on the Elimination of All Forms of Intolerance and of Discrimination Based on Religion or Belief) à l’article 26(3), Sources de l’AÉC, onglet 15.

26 Chamberlain, supra note 3 par 103, Sources du PG Québec, onglet 6.

27 B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315 [B.(R.)], source de l’appelant, onglet 4.

28 B. (R.), supra note 28 par 105, sources de l’appelant, onglet 4.

29 B. (R.), supra note 28 para 83 et 86, source de l’appelant, onglet 4.

30 R. c. Jones, [1986] 2 RCS 284 [Jones], Sources du PG Québec, onglet 30.

31 Jones, supra note 31, par 21, Sources du PG Québec, onglet 30, (voir aussi: P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 RCS 141, Sources de l’AÉC, onglet 2).

32 Jérémie 31:33 ce lit: « Mais voici l'alliance que je ferai avec la maison d'Israël, Après ces jours-là, dit l'Éternel: Je mettrai ma loi au dedans d'eux, Je l'écrirai dans leur coeur; Et je serai leur Dieu, Et ils seront mon peuple.» (voir aussi Matthieu 28:19-20, Jean 14:15, Romains 2:13, Éphésiens 6:4 et 1 Jean 2:3-6), Sources de l’AÉC, onglet 6.

33 R. c. Edwards Books [1986] 2 RCS 713 [Edwards Books], Sources du PG Québec, onglet 29.

34 Edwards Books, supra note 34 par 97, Sources du PG Québec, onglet 29.

35 Loyola High School c. Courchesne, 2010 QCCS 2631 (en appel), Sources de l’AÉC, onglet 1.

36 Big M., supra note 19 par 95, Sources du PG Québec, onglet 26.

37 B. (R..), supra note 28 par 85, sources des appelants, onglet 4.

38 Zylberberg, supra note 26 par 41, Sources du PG Québec, onglet 41.

39 Brian J. Grim, Roger Finke, The Price of Freedom Denied (New York: Cambridge University Press, 2011) p. 202, Sources de l’AÉC, onglet 10.

40 Big M., supra note 19 par 81, Source du PG Québec, onglet 26.

41 Multani v. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 S.C.R. 256, 2006 SCC 6 [Multani], Sources du PG Québec, onglet 22.

42 Multani, supra note 42 par 52, Sources du PG Québec, onglet 22.

43 Eldridge c. Colombie Britannique (Procureur Général), [1997] 3 RCS 624 [Eldridge], Sources du PG Québec, onglet 22.

44 Eldridge, supra note 44 par 79 et Multani, supra note 41 par 52, Sources du PG Québec, onglet 22.

45 Multani, supra note 42 par 53, Sources du PG Québec, onglet 22.

46 RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur Général) [1995] 3 RCS 199 [RJR], Sources de l’AÉC, onglet 2.

47 RJR, supra note 47 par 163, Sources de l’AÉC, onglet 2.

48 RJR, supra note 47 par 160, Sources de l’AÉC, onglet 2.

49 R. c. M. (M.R.), [1998] 3 RCS 393 [R. v. M.], Sources de l’AÉC, onglet 5.

50 R. c. M., supra note 50 par 3, Sources de l’AÉC, onglet 5.






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4 commentaires:

Durandal a dit…

À ma conaissance, l'Alliance Évangélique au Canada n'a plus d'église au Québec depuis l'an passé. Bien sûr, elle s'implique quand même dans le cas Lavallée car la décision aura des retombées au Canada anglais aussi. Ce qui est vraiment consternant, c'est le silence total de l'Association des Églises Évangliques Baptistes sur cette question depuis maintenant quatre ans. 85 congrégations au Québec, mais rien, rien, rien. Quelle lâcheté.

Claude a dit…

Ça pourrait être pire, Durandal. Vous pourriez être catholique et alors vous seriez desservi par des évêques rampants et leur président servile, Mgr Martin Veillette, qui s'est fendu d'une lettre en 2009 pour apuuyer le gouvernement contre les parents de Drummondville, sachant très bien que sa lettre aux Chevaliers de Colomb allait être utilisée par les procureurs du minsitère de l'Éducation. La lâcheté qui se tait est moins pire que la lâcheté qui appuie les puissants contre les petits.

Emlyn Uwch Cych a dit…

@Durandal

The Fellowship of Evangelical Baptist Churches in Canada is one of several Baptist denominations which is an Affiliate Denomination of the Evangelical Fellowship of Canada.

I understand that the various denominations work through the EFC to present a common front on social issues like this. Indeed, the EFC has presented a very strong factum to the SCC in this case.

Blessings.

Durandal a dit…

Emlyn Uwch Cych :

Je me suis mélangé. C'est la Evangelical Free Church of Canada (www.efccm.ca) qui n'a plus d'église au Québec depuis 2010.

Donc comme vous dites, l'Association d'Églises Baptistes Évangéliques du Québec (www.aebeq.qc.ca) est membre de l'Association d'Églises Baptistes Évangéliques du Canada (www.fr.fellowship.ca), qui est elle-même membre de l'Alliance évangélique du Canada.

Mais je pense quand même que l'AÉBÉQ devrait se mobiliser car elle est directement concernée.