Un demi-million d’élèves français étudiaient encore le latin ou le grec en 2009-2010 dans les établissements secondaires de France.
Il est vrai que ces programmes se sont sensiblement allégés ces dernières décennies, on y lit de moins en moins le latin et le grec, mais de plus en plus de textes classiques en français.
Mais voilà que maintenant l'État français veut réformer le concours de recrutement des professeurs de langues classiques.
Pour Hugues Kéraly,
L’information la plus lourde de conséquences de cette rentrée scolaire est restée inaperçue des principaux médias : dès cette année, les épreuves de latin et de grec sont supprimées du “Capes“ de lettres classiques, filière de formation des enseignants de langues anciennes pour tous les collèges et lycées de France. Ce génocide programmé n’annonce pas seulement une accélération du naufrage pédagogique de l’Éducation Nationale. Elle s’inscrit dans une tendance lourde au déracinement culturel – et par suite au déclin mondial – de tout l’espace européen.»
Édouard Herriot définissait finement la culture comme “ce qui reste, quand on a tout oublié”.
– Que reste-t-il, à 99% de ceux qui sont passé par ces apprentissages, de la bonne approche du plissement hercynien, de la courbe de Gauss ou des équations du second degré ? Pratiquement rien.
– Que restera-t-il du latin et du grec ancien au demi-million d’élèves français qui étudiaient encore ces disciplines en 2009-2010 dans nos établissements ? Tout ce qui distingue des autres un esprit véritablement “cultivé”, et lui permet de rebondir de façon autonome et critique face à un grand nombre de situations : une formidable rencontre avec les textes fondateurs de la pensée logique, de l’invention des sciences et de la politique ; le goût de la quête du sens, voire de l’interrogation philosophique, qui passe souvent par l’étymologie ; une familiarité avec les racines de la grande majorité des mots dont sont issus le français, l’espagnol, le portugais et l’italien, sans compter de nombreux termes abstraits d’anglais ou d’allemand ; des armes pour affronter le vocabulaire du droit, de la médecine, et d’une façon générale de toutes les sciences du vivant…
Dans la tempête de la mondialisation, un patrimoine européen
Moi-même, j’ai pu découvrir le Brésil, puis la beauté, le génie méconnue de la langue portugaise, dont j’ai su traduire plus de mille pages en moins d’un an, pour un auteur particulièrement difficile, parce que je savais l’espagnol et avais gardé de bonnes bases en latin.
Contrairement à une idée reçue, les langues “mortes” sont restées bien vivantes dans la découverte des autres cultures d’Occident. On ne fera pas l’Europe en assassinant ses fondateurs latins ou grecs sur les bancs de l’école.
On ne la fera pas non plus, face à la montée en force des ambitions indiennes et asiatiques, sans raviver ou instaurer des partenariats de survie économico-culturelle avec les pays d’Afrique subsaharienne et d’Amérique latine qui en sont issus : plus de deux milliards de d’hommes, essentiellement francophones ou ibérophones, le tiers de l’humanité, sont des “néo-gréco-latins”. Héraclite, Parménide, Virgile, Horace, Sénèque, Cicéron, Euripide, Eschyle, Platon et Aristote constituent – contre tous les désordres et les violences de la mondialisation – leur héritage, leur patrimoine, leurs garants communs.
“Le meilleur d’entre nous” est conscient des enjeux
Il y aurait bien d’autres raisons de militer en faveur du latin et du grec dans le Capes de lettres classiques, qui forme aussi nos professeurs de français. Alain Juppé vient d’en rappeler quelques-unes sur son blog, avec tout le talent que retrouvent nos meilleurs politiques… quand ils ont quitté le gouvernement :
“D’abord, comment demander à des professeurs de français d’enseigner une langue dont ils ignoreraient les origines, la formation, le génie propre ? C’est ce qui est jeu dans la réforme du Capes de lettres classiques. Dans la foulée, on pourrait dispenser les candidats d’étudier la Chanson de Roland ou le Testament de Villon dans le texte… qui est difficile ! (…) Ensuite, pourquoi se priver de la précieuse école de méthode, j’ose dire de rigueur intellectuelle que constitue l’apprentissage d’une langue à déclinaison, aussi structurée que le latin ? Certes, cet apprentissage est exigeant. Mais à force de ne rien exiger, on risque de fort peu récolter… Et surtout, a-t-on le droit de priver tant de jeunes de la chance de rêver un jour à la naissance de “l’aurore aux doigts de rose”, ou aux tourments de la “mer vineuse” en suivant Ulysse dans ses tribulations ? Ou d’accompagner les premiers pas de la démocratie en écoutant l’éloge qu’en fait Périclès ? Ou de découvrir avec Antigone qu’il y a des valeurs supérieures aux lois imparfaites des hommes ? Tous nos grands mythes, bien de nos grands concepts sont déjà là. Bien sûr, il y a d’excellentes traductions d’Homère, de Thucydide ou de Sophocle. Mais combien plus profonde est la marque qu’en conserve celui qui a pris la peine de fréquenter l’original !”
Quand on ne peut pas s’exprimer par des mots…
Alain Juppé rend aussi hommage au combat de l’académicienne, première femme professeur au Collège de France, qui a consacré à cette cause d’intérêt national une vie entière de livres, de cours et de conférences. Jacqueline de Romilly en effet avait compris avant tout le monde que derrière l’assassinat pédagogique des lettres se profilait une porte ouverte à la violence scolaire et à la barbarie.
“Ce qui me passionne dans les textes grecs, écrivait-elle, c’est la rencontre avec la naissance de la pensée raisonnée, rationnelle, de la réflexion, c’est l’irruption de la lumière qui est apparue pour la première fois dans un monde encore confus et obscur. Toute la morale politique et la philosophie hellènes visent à la clarté et à l’universel. Et elles ont réussi, rien n’a vieilli, leurs préoccupations sont d’une telle actualité ! Apprendre à penser, à réfléchir, à être précis, à peser les termes de son discours, à échanger les concepts, à écouter l’autre, c’est être capable de dialoguer, c’est le seul moyen d’endiguer la violence effrayante qui monte autour de nous. La parole est le rempart contre la bestialité. Quand on ne sait pas, quand on ne peut pas s’exprimer, quand on ne manie que de vagues approximations, comme beaucoup de jeunes de nos jours, quand la parole n’est pas suffisante pour être entendue, pas assez élaborée parce que la pensée est confuse et embrouillée, il ne reste que les poings, les coups, la violence fruste, stupide, aveugle.” (Le Point, 25 janvier 2007.)
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