jeudi 1 janvier 2009

Le constructivisme radical ou comment bâtir une réforme de l'éducation sur du sable

Extrait d’un article de Normand Baillargeon, professeur en sciences de l'éducation à l'Université du Québec à Montréal, paru dans l’ouvrage collectif « Contre la réforme pédagogique » publié récemment chez vlb éditeur. Nous recommandons l’achat de cet ouvrage à toute personne intéressée par le renouveau pédagogique imposé aux élèves québécois.

Normand Baillargeon est un ancien chroniqueur en éducation au Devoir. Il s’attaque ici au constructivisme radical qui serait à l’origine de la réforme pédagogique imposée par le Monopole de l’Éducation aux écoles québécoises. Baillargeon qui se veut libertaire et progressiste n’est pas sans rappeler Alain Finkielkraut, tous deux citent Hannah Arendt pour qui le véritable progressisme politique appelle comme exigence incontournable un certain conservatisme pédagogique.

Les intertitres ci-dessous sont de nous.

Ernst von Glasersfeld, figure tutélaire du renouveau pédagogique québécois

Ernst von Glasersfeld (né en 1917) est, entre autres choses, psychologue et cybernéticien. […]

Mais M. Glasersfeld est surtout connu comme le créateur d’une doctrine épistémologique appelée par lui «constructivisme radical», laquelle a exercé au Québec, dans les milieux où l’on pense l’éducation, une influence profonde et cela depuis bientôt trois décennies.

À ce titre, M. Glasersfeld a, à de nombreuses reprises, été l’invité de théoriciens québécois de l’éducation, notamment dans les universités, où ses textes ont été abondamment lus, diffusés et étudiés.

En 2002, il recevait de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) la Reconnaissance du mérite scientifique. Cette université soulignait à cette occasion sa participation aux travaux et aux activités du Centre interdisciplinaire de recherche sur l'apprentissage et le développement en éducation (CIRADE), un des hauts lieux où s’est pensée l’actuelle réforme de l’éducation, et rappelait que ce « collaborateur de longue date du Centre » « a eu une très grande influence sur les recherches qui y ont été effectuées ».

Cette influence est encore reconnue par ce groupe réunissant d’éminents universitaires et chercheurs québécois qui publiaient en 2004 un ouvrage en hommage à Glasersfeld. Leur ambition, nous disent ces auteurs, a été de montrer « l'impact du constructivisme sur la recherche et les pratiques éducatives » et de décrire « son influence sur les réformes curriculaires et les choix actuels en éducation. »

Finalement, Glasersfeld recevait en 2006 un doctorat honoris causa en sciences de l’éducation de l’Université Laval.

Le constructivisme radical comme orthodoxie hégémonique au Québec

Tout cela le laisse deviner : le constructivisme radical est devenu au Québec une doctrine fort influente dans les hautes sphères de l’éducation. En fait, une sorte d’orthodoxie s’est installée, une orthodoxie dont l’hégémonie est encore renforcée par le fait que les adeptes du constructivisme radical ne supportent guère la contradiction et ont rapidement, à toutes fins utiles, monopolisé au Québec le discours ainsi que les instances de production et de diffusion de la recherche.

[…]

Des variétés de constructivismes au constructivisme radical

Certains considèrent par exemple que c’est socialement que le savoir est construit, notamment par des groupes sociaux : leur constructivisme est social; d’autres pensent au contraire que c’est l’individu qui construit et leur constructivisme est individuel. Certains pensent que cette construction est un phénomène psychologique et que l’étudier permet de comprendre comment, par quels mécanismes le savoir se construit; d’autres pensent que c’est le statut même du savoir que d’être une construction, certains poussant assez loin dans cette voie pour aboutir à une forme ou l’autre d’idéalisme et de relativisme épistémologiques, en affirmant que le savoir, par exemple scientifique, n’est qu’une construction parmi d’autres possibles, sans aucun privilège épistémique. Telle est justement la perspective de Glasersfeld.

Le constructivisme radical selon Gasersfeld

[…]

Le cœur de la position de Glasersfeld est contenu dans cette présentation qu’il en donne souvent. Du point de vue de celui-ci, dit-il :
  1. Le savoir n’est pas passivement reçu que ce soit par les sens ou par communication.
  2. Le savoir est activement construit par le sujet connaissant.
  3. La fonction de la cognition est adaptative au sens biologique du terme : elle vise à convenir, à la viabilité.
  4. La cognition permet l’organisation par le sujet du monde expérientiel et non la découverte d’une réalité ontologique objective.
Ces idées mettent en jeu diverses positions épistémologiques et ontologiques qu’avec l’accord de l’auteur on pourra commodément présenter comme suit :
  1. Le savoir ne concerne pas un monde indépendant de l’observateur;
  2. Le savoir ne représente pas un tel monde : les théories de la connaissance selon lesquelles le savoir correspond au réel sont erronées;
  3. Le savoir est créé par des individus dans un contexte historique et culturel;
  4. Il réfère à l’expérience individuelle plutôt qu’au monde;
  5. Il consiste dans des structures conceptuelles des individus;
  6. Des structures conceptuelles constituent du savoir quand des individus les considèrent viables dans leur expérience : le constructivisme est une forme de pragmatisme;
  7. Il n’y a pas de structure conceptuelle privilégiée : le constructivisme est une doctrine relativiste;
  8. Le savoir est une mise en ordre convenable d’une réalité expérientielle;
  9. Il n’y a pas de réalité extra-expérientielle accessible à la raison.
[…]

En fait, je ne pense pas me tromper en avançant que bon nombre de philosophes et d’épistémologues considéreraient de telles conceptions comme contradictoires, aberrantes, éminemment discutables ou au mieux peu plausibles.

[Le constructivisme radical : relativiste et contradictoire

De nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre de l'épistémologie constructiviste. La plus fréquente est celle que cette théorie fait le lit du relativisme, car elle définit la vérité comme une « construction » sociale qui dépend donc la société où elle apparaît. Ceci aboutit à des accusations de contradiction interne : en effet, si ce qui doit être considéré comme « vrai » est relatif à une société particulière, alors cette conception constructive doit elle-même n’être vraie que dans une société particulière. Elle pourrait bien être « fausse » dans une autre société. Si c’est le cas, le constructivisme serait faux dans cette société. En outre, cela signifie que le constructivisme social peut à la fois être vrai et faux. Les détracteurs du constructivisme rappellent alors cet axiome de logique « si une proposition est à la fois vraie et non vraie, elle est non vraie » ; donc selon les principes mêmes du constructivisme social, celui-ci est faux.]

[…]

Le constructivisme « répudie la notion de vérité »

[Quelques citations de Glasersfeld : ]
[D]u point de vue naïf qui est celui du sens commun, les éléments qui forment ce complexe environnement font partie d’un monde RÉEL composé d’objets indubitables, aussi RÉELS que l’élève, et ces objets ont une existence autonome, indépendante non seulement de l’élève, mais aussi du professeur. Le Constructivisme radical est une théorie radicale de la connaissance qui, pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec l’enseignement des mathématiques ou avec l’éducation, n’accepte pas le point de vue du sens commun.

Le Constructivisme radical est donc radical en ce qu’il rompt avec les conventions et qu’il développe une théorie de la connaissance dans laquelle le savoir ne reflète pas une réalité ontologique « objective » mais seulement un ordonnancement et une organisation d’un monde constitué par notre expérience. Le constructivisme radical a répudié une fois pour toutes le « réalisme métaphysique ».
Ailleurs encore, il précise que le constructivisme « répudie la notion de vérité comme correspondance avec la réalité ».

[…]

Compter le nombre de personnes : tout est relatif

Dans un de ses ouvrages, Philippe Jonnaert, un constructiviste québécois, donne un exemple de ce que signifie pour un éducateur l’adoption de ce qu’il appelle la « posture constructiviste » et de cet idéalisme métaphysique. Une enseignante d’une classe de première année du primaire demande à ses élèves de faire le décompte des garçons et des filles de la classe en comptant leurs prénoms. On a ainsi 23 étiquettes, réparties comme suit 12 de garçons, 10 de filles, et 1 qui est celle de l’enseignante.

Mais voilà. Un élève compte 22 étiquettes : c’est qu’il ne compte pas celle de l’enseignante. Un autre arrive à 24 : il compte l’enseignante et, comme c’est une grande personne, il la compte pour deux. L’observateur de la scène, lui, compte 23 étiquettes.

Vous voyez bien, décrète alors le constructiviste idéaliste : il n’existe pas de réel, que des représentations, chacun se faisant la sienne sans qu’il soit possible de déclarer l’une plus objective que l’autre. « Chacun, écrit l’auteur, construit sa réalité. »

Tout ce qui est détestable dans cette posture constructiviste se trouve ici.
D’abord, cet extraordinaire et injustifié saut quantique par lequel on passe d’une trivialité à une thèse radicale en épistémologie, de la banalité du constructivisme psychologique au très radical et très contestable constructivisme métaphysique.

Ensuite, la désolante conclusion pédagogique qu’on en tire. Car ce qui devrait être tiré de cette histoire, c’est justement […] qu’il est indispensable pout l’enseignant de s’assurer que ce qu’il dit est clair et ne peut être interprété de différentes manières. Ici, les consignes, manifestement, étaient ambigües.

[…]

L’utilitarisme du constructivisme à la base de la pédagogie des compétences

« [P]our les constructivistes, écrit un émule québécois de Glasersfeld, le seul savoir possible pour un sujet est le savoir pratique qui lui permet de survivre, de réaliser ses projets ou de composer avec son désir ». Le même auteur déplorait le contenu de ces « programmes de mathématiques au secondaire [qui] comportent l’enseignement de notions une minorité utilisera plus tard » ainsi que des « connaissances que la plupart ne seront jamais appelés à utiliser de leur vie, parce qu’ils ne rencontreront jamais les problèmes qu’elles sont censées résoudre », et l’enseignement de « certaines sophistications du langage écrit ou parlé ».

[…]

[C]e pragmatisme, à mon avis, est une partie importante de l’explication de cette véritable obsession des compétences qui s’est emparée du monde de l’Éducation du Québec. Glasersfeld avait écrit : « Il est extrêmement difficile de substituer le concept de « savoir faire » à la conception d’une connaissance qui devrait produire une image du monde réel […]. Mais c’est justement cette substitution qu’il faut faire pour comprendre la base du constructivisme. »

enfin des maths sensées!


[…]

Tendance endoctrinaire dans les facultés des sciences de l’enseignement

En somme, une doctrine radicale et très discutable a été et est encore enseignée de manière extrêmement partiale et partisane aux étudiants et aux futurs chercheurs en éducation. Mais il y a plus. C’est que cette doctrine a été transmise dans un contexte institutionnel où y adhérer était (et reste) une condition indispensable pour prendre part à la communauté intellectuelle et y progresser.Tout cela m’incite à conclure que tout a été mis en œuvre pour que les gens à qui on s’adressait adhèrent à la doctrine présentée.

Or il y a, en philosophie de l’éducation, un mot et un concept bien précis pour désigner ce que je viens d’écrire, à savoir la transmission d’une doctrine avec l’intention de fermer l’esprit en ayant recours à des procédés autres que ceux qu’autorise le respect de la rationalité des sujets, soit des procédés déplorables comme la partialité et l’incomplétude de l’information ou la pression institutionnelle et économique. Ce concept, c’est celui de l’endoctrinement. Et je soutiens, en me fondant sur plus de vingt ans passés dans ce milieu, que c’est bien et bien une forme d’endoctrinement aux positions constructivistes (en particulier radicales) qui a été pratiquée à une très large échelle dans les facultés québécoises des sciences de l’éducation.

[…]

Résumé : gâchis relativiste et mutation sans légitimité

Le constructivisme radical est une doctrine confuse, à certains égards délirante et qui ne présente guère d’intérêt philosophique. […]
Si [le monde de l’éducation] a permis aux praticiens d’une discipline en quête de reconnaissance de se constituer une légitimité, ceux-ci inspirés par lui, ont contribué à déverser dans le système scolaire un très toxique cocktail fait d’idéalisme, de relativisme épistémologique, de pragmatisme [utilitarisme], tout à fait dans l’esprit du temps, mais dont les conséquences sur l’école et les enfants sont dramatiques.

Dans le même temps, on a négligé et perdu de vue des questions capitales pour toute prise en charge réflexive de l’éducation, encouragé un affaiblissement de la place des savoirs en éducation et chez ses praticiens et négligé le vaste et riche héritage des connaissances issues de la philosophie de la pédagogie et des sciences qui peuvent apporter une importante contribution à notre compréhension de l’éducation et des matières les plus adéquates et les plus efficaces pour former des personnes éduquées.

[…]

En attendant, je cherche toujours, sans la trouver tout à fait, la réponse à une question pressante : de quel droit, par quelle légitimité, fonctionnaires et chercheurs ont-ils pu procéder à cette formidable mutation du sens de l’éducation qu’ils ont opérée ? Il ne semble cependant que l’arrogance et l’ignorance qui ont présidé à l’adoption des idées que je viens de décrire ont dû jouer un rôle dans toute cette histoire.


Début d'une conférence d'Ernst von Glasersfeld à l'Université Laval en 1991 (suite ici)

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