vendredi 3 janvier 2020

France — Saignées dans l’enseignement du français

Les majorités de droite et de gauche se suivent et se ressemblent, s’évertuant par exemple à instaurer depuis dix ans en France un « socle de compétences et de connaissances » pour définir « ce que tout élève doit savoir et maîtriser à la fin de la scolarité obligatoire » 1. Grave et noble préoccupation qui laisse amer quand on observe, derrière les belles intentions, la réalité des actes depuis plusieurs décennies.

Un constat saisissant : l’exemple de la lecture

Quiconque enseigne peut s’en rendre compte : les difficultés des élèves sont croissantes en français, à commencer par la lecture elle-même. Pour s’en convaincre autrement qu’au doigt mouillé, quelques statistiques officielles, même si certains continuent de penser que « Le niveau monte » :

– 12 % des élèves entrant en 6e ne savent pas bien associer les lettres et les sons2.

– 40 % des élèves entrant en 6e, parce qu’ils ne sont pas assez entraînés à la lecture, ne peuvent utiliser le contenu de manuels scolaires. 15 % connaissent même des difficultés de lecture sévères ou très sévères3.

– Le nombre d’élèves de primaire en très grande difficulté en lecture a doublé en vingt ans4. Même l’historien de l’école Antoine Prost, pourtant réformiste engagé, en convient : « Le niveau baisse : cette fois-ci c’est vrai ! » 5

– 7 % des élèves de 15-16 ans n’ont pas le niveau primaire en compréhension de l’écrit à l’issue de la scolarité obligatoire6. Mais les difficultés de compréhension touchent à des degrés divers presque tous les élèves.

Le constat s’étend malheureusement à toutes les compétences de français : expression orale mal assurée, culture littéraire en recul, vocabulaire appauvri, écrit avec orthographe et syntaxe défaillantes en fin de scolarité obligatoire. Autant de constats qui sont particulièrement criants dans les collèges les plus défavorisés, où la graphie même des élèves de quinze ans ou plus est parfois alarmante. Mais le constat touche également — dans des proportions moindres — les établissements les plus favorisés.

Les réformistes avancent de nombreuses raisons à l’échec scolaire : pédagogies traditionnelles inadaptées, difficultés de la langue, élitisme du collège bourgeois, notation stigmatisante, rupture brutale entre l’école et le collège… Autant de raisons qui n’en étaient pas jusqu’ici ou qui n’expliquent en rien les difficultés de lecture croissantes à la sortie du primaire, véritable pierre d’achoppement de l’ensemble de la scolarité.

Une partie de la réponse est pourtant là, sous nos yeux7.

L’évolution des horaires hebdomadaires de français

Dans le primaire l’horaire hebdomadaire de français a été divisé par deux en moins d’un siècle. Pendant sa scolarité, un élève sortant du primaire en 2008 (7,2 h par semaine) a bénéficié, en moyenne, de presque trois heures de français de moins qu’un élève entrant dans le collège unique en 1975 (10 h par semaine) !

Horaires hebdomadaires de français dans le primaire depuis un siècle

Cette saignée s’explique principalement par la multiplication des missions et des enseignements nouveaux assignés à l’école, dont l’exemple le plus récent (et le plus sidérant) est l’enseignement de l’anglais dès le CP. Pour rendre plus acceptable cette saignée, les programmes les plus récents précisent que treize heures de français « réparties dans tous les champs disciplinaires » s’ajoutent aux heures de français proprement dites.

Mais cette diminution a également affecté le collège.

Il faut bien sûr circonscrire notre réflexion au collège unique : quand celui-ci a été mis en place en 1975, il s’agissait de démocratiser enfin le secondaire. Or il est frappant de constater que cette démocratisation s’est immédiatement accompagnée d’une nouvelle baisse des horaires de français en primaire… alors même que les nouveaux publics du collège étaient — par définition — beaucoup plus hétérogènes, notamment s’agissant de la maîtrise de la langue !

 Horaires hebdomadaires de français dans la scolarité obligatoire

Cette nouvelle saignée au collège a été facilitée, dans les deux dernières décennies, par la mise en place de fourchettes horaires fixant des horaires plafond et des horaires plancher : ces derniers sont devenus la norme.

Juste avant le collège unique les élèves bénéficiaient de 2808 heures de français du CP jusqu’au collège. Ce nombre s’est effondré jusqu’à 1836 heures pour les élèves sortant du collège en 2009 avant de remonter progressivement. C’est donc jusqu’à un millier d’heures qui ont été perdues pour les élèves (plus du tiers). Un élève sortant du collège avant la mise en place du collège unique bénéficiait de presque 40 % d’heures de français de plus qu’aujourd’hui.

Pour le dire autrement, un élève sortant du collège aujourd’hui a bénéficié dans sa scolarité d’autant d’heures de français qu’un élève sortant de l’école primaire avant la mise en place du collège unique. Et on s’étonne de la faiblesse du niveau des élèves !

Une conjonction de facteurs aggravants

Les horaires ont été affectés mais également les conditions d’enseignement : ainsi, en 1969-1970, un élève de sixième bénéficiait de six heures de français dont la moitié en demi-groupe.

(Source : ADAPT—SNES Editions)

Un professeur certifié de lettres s’occupait alors de deux classes de sixième : aujourd’hui, alors que le mot d’ordre est à l’enseignement « personnalisé » et « différencié », le même professeur doit prendre en charge quatre classes de français avec seulement 4 h 30 par classe et sans demi-groupe. Mais certains continuent de réclamer la bivalence des enseignants pour réduire le nombre d’intervenants au collège.

Pour des raisons essentiellement budgétaires le taux de redoublement au collège, qui permettait aux élèves en difficultés d’asseoir leurs acquis, a été divisé par deux, trois ou quatre, suivant le niveau, en un quart de siècle. De même le taux de scolarisation à deux ans a été divisé par trois dans la dernière décennie. Les taux d’encadrement (en maternelle deux fois plus d’élèves par enseignant et en primaire un tiers de plus en France qu’en Finlande par exemple) empêchent également de porter une véritable attention aux élèves les plus en difficulté.

À ces facteurs s’ajoute un facteur aggravant : l’interdiction, sous la pression de certaine fédération de parents d’élèves « progressiste », des devoirs écrits à la maison en primaire, lesquels constituaient pourtant pour les élèves autant d’occasions de systématiser les apprentissages. La prolifération des écrans dans cette dernière décennie n’a fait qu’ajouter à la déshérence de la lecture.

Enfin certaines pédagogies nouvelles, promues dans les IUFM, ont porté le dernier coup au caractère structuré de ces apprentissages et aux savoir-faire qui les accompagnaient : méthodes hasardeuses d’apprentissage de la lecture en primaire, valorisation de l’oral et mise à l’écrit moins systématique et moins exigeante, nouvelle observation réfléchie de la langue, décloisonnement, séquence pédagogique au collège, dont la grammaire, le vocabulaire et la langue en général sont devenus les parents pauvres, enseignement par compétences etc.


« Les savoirs ont changé »


Les élèves ne savent pas lire ou écrire mais ils ont d’autres compétences, soutiennent sans ciller les adeptes du déni.

Et, se pressant au chevet de l’école, nos Diafoirus non pas de déplorer ces saignées successives mais d’en proposer de nouvelles : il est ainsi question d’ajouter l’apprentissage du code informatique dans le socle commun et de l’enseigner dès le primaire8. Maryline Baumard, du « Monde », l’a dit :

Plutôt que de faire de la grammaire, on peut faire du codage : on arrivera peut-être aux mêmes connexions de neurones, j’en sais rien.9

D’autres vantent toutes sortes de potions magiques, dont les derniers avatars sont la réforme des rythmes scolaires ou l’école numérique. On se félicite ainsi — parce que c’est moderne — de mettre chaque semaine les élèves les plus en difficulté des collèges les plus défavorisés face à des écrans, sur le site du CNED.

D’autres accusent les programmes, les professeurs ou la langue elle-même, norme arbitraire (pourtant simplifiée à cet effet en 1990) qu’on voudrait imposer à des élèves s’exprimant dans un « français vernaculaire » qui vaut bien le « français académique ». Quand, en 2007, une étude a démontré que « les élèves de cinquième de 2005 font le même nombre de fautes que les élèves de CM2 il y a vingt ans », Jean-Pierre Jaffré, linguiste et chercheur au CNRS, en relativisait alors la portée en ces termes :

Plus que d’un déclin orthographique, finalement très relatif, nous avons plutôt affaire à une mutation orthographique qui retrouve les vertus de la variation, sinon dans un même texte, comme ce fut le cas jadis, du moins dans des textes dont le but et le statut social sont distincts. [...] Plutôt que de vouloir apprendre d’emblée toute l’orthographe à tout le monde — ce qui parait bien utopique —, ne vaudrait-il pas mieux s’en tenir à des compétences de base en offrant des options formatives aux citoyens adultes qui en éprouveraient le besoin ?10

De même la présidente de la très progressiste « Association française des professeurs de français », déplorant « des programmes tournés vers une connaissance livresque de la littérature » (sic), demandait ainsi récemment de réviser les ambitions de l’école en repensant « les objectifs et le programme en fonction du volume horaire » et relativisait en ces termes l’importance de la « maîtrise de la langue » :

Le mot est à changer car il laisse penser qu’à un moment donné l’élève doit l’avoir maitrisé. Or l’apprentissage de la langue est quelque chose de continu. Derrière il y a l’idée d’un idéal inatteignable. On préférerait que soit définie une compétence linguistique orale ou écrite, en compréhension, expression.11

Curieux progressisme qui renonce à donner l’instruction à ceux qui en ont le plus besoin.

Non, on le voit : on n’a guère donné les moyens de réussir au collège unique. Sa réussite était en quelque sorte compromise dès sa naissance et les saignées successives n’ont fait qu’aggraver son état jusque aujourd’hui. On le sait pourtant : tous les enseignements puisent dans la maîtrise du français. Lorsque celle-ci devient à ce point fragile, comment espérer construire sur autre chose que sur du sable ?

Parce que rien n’est irréversible, il ne nous reste plus qu’à résister et à faire entendre la petite voix de la raison dans l’étourdissante cacophonie idéologique qui est le propre de notre époque.


Documents à télécharger : les deux graphiques en grand format.

Notes

[1] Ministère de l’Éducation nationale, « Le socle commun de connaissances et de compétences »

[2] DEPP, L’État de l’école 2011, pp. 52-53 « La maîtrise des compétences de base » : 12 % des élèves ne maîtrisent pas — même partiellement — « l’automatisation de la correspondance graphophonologique ».

[3] Haut conseil de l’éducation, Rapport sur l’école primaire (2007)

[4] DEPP, Note d’information 2008 « Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007 » : en lecture « la moyenne des scores obtenus est stable de 1987 à 1997, puis baisse de 1997 à 2007 (diminution de plus d’un tiers d’écart-type). Cette baisse est plus marquée pour les élèves les plus faibles. Ainsi, deux fois plus d’élèves (21 %) se situent en 2007 au niveau de compétence des 10 % d’élèves les plus faibles de 1987 ».

[5] Antoine Prost dans « Le Monde » du 20 février 2013 : « Le niveau scolaire baisse, cette fois-ci c’est vrai ».

Cf DEPP, note d’information n° 38 (décembre 2008) : « Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007 »

[6] Voir notre article : « L’avare et son lingot d’or » (février 2014). Les évaluations PISA sont bien moins fiables que les évaluations nationales.

[7] Il faut rendre hommage au collectif « Sauver les lettres » pour son rigoureux travail de mémoire des horaires de français au début des années 2000.

[8] Proposition de loi du 11 juin 2014 : www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion2022.asp

[9] Maryline Baumard dans « Arrêt sur images » du 13 juin 2014. Voir l’exégèse sur le forum.

[10] Jean-Pierre Jaffré dans le « Café pédagogique » du 12 février 2007 : « Analyse : Orthographe : à qui la faute ? »

Pendant des siècles en effet, l’écriture — et donc l’orthographe — a été le fait essentiel de professionnels (clercs, imprimeurs, correcteurs, etc.). Il ne faut donc pas s’étonner que la progression de la production écrite s’accompagne d’une augmentation du nombre d’erreurs. Plus on se sert de l’orthographe plus on en mesure la complexité. N’oublions pas en effet que notre orthographe est l’une des plus complexes du monde, en raison notamment de ses spécificités grammaticales. Ces difficultés — que beaucoup considèrent comme des marques d’appartenance culturelle — sont devenues d’autant plus évidentes que l’enseignement de l’orthographe s’est massifié, avec ses corollaires : un refus de la variation et la constitution d’une surnorme orthographique rigide. Depuis environ un siècle et demi, des responsables de tous bords — éducateurs, linguistes et même hommes politiques — n’ont cessé de mettre l’accent sur des zones à modifier ou pour lesquelles on devrait au moins se montrer plus tolérant. En vain. Comment s’étonner donc que l’explosion de la production graphique à laquelle on assiste aujourd’hui ne s’accompagne pas d’une décrépitude de la norme orthographique en place depuis plusieurs siècles ? Et ce qui est en question ici ce ne sont pas les normes linguistiques — évidemment nécessaires — mais les errements de la surnorme orthographique. [...] Plus que d’un déclin orthographique, finalement très relatif, nous avons plutôt affaire à une mutation orthographique qui retrouve les vertus de la variation, sinon dans un même texte, comme ce fut le cas jadis, du moins dans des textes dont le but et le statut social sont distincts.

Quels autres facteurs peuvent, selon vous, expliquer le déclin orthographique ?

L’idée selon laquelle il existerait un déclin orthographique, les hommes d’aujourd’hui étant des usagers plus médiocres de l’orthographe, me semble très exagérée. On sait ce qu’il faut penser du mythe de la grand-mère qui écrivait sans fautes d’orthographe ! Chez les élèves, cette idée de déclin me semble aussi ancienne que l’orthographe elle-même. Elle tient d’ailleurs, en partie au moins, aux présupposés des travaux sur la question. Difficile en effet de comparer des situations scolaires éloignées dans le temps et qui appartiennent à des sociétés dans lesquelles la demande orthographique, et toutes les représentations qui vont avec, a changé. À mon avis, c’est là une des causes majeures du déclin indiqué par les chiffres. Difficile en effet de l’imputer à la seule intelligence des enfants, ou à un déficit éducatif — c’était mieux avant, avant on savait, etc. Mais il existe une autre cause, à mes yeux tout aussi importante, c’est l’orthographe elle-même et sa supposée permanence. Comme si elle avait toujours été la même, comme si elle avait toujours joué le même rôle dans toutes les sociétés. Je ne trouve personnellement pas aberrant de considérer que toute époque doit disposer des outils les mieux adaptés à ses modes de vie et plus généralement aux besoins qui sont les siens. Or l’orthographe du français, sous la forme que lui ont donné les grammairiens, les imprimeurs, les Académiciens, etc., n’est pas adaptée aux besoins d’une communication de masse. Et les attitudes ordinaires qui se manifestent à ce sujet, en France — et dans d’autres pays d’ailleurs mais avec peut-être un peu moins de hargne —, contribuent à renforcer un état d’esprit tout à fait singulier. Parmi mille exemples possibles, prenons celui des déplacements humains. Dans un univers citadin où l’activité physique est devenue un loisir plus qu’une nécessité, qui accepterait aujourd’hui de faire des kilomètres à pied pour aller travailler, comme c’était le cas pour nos grands-parents ? La notion de déclin me semble donc pouvoir — et devoir — être discutée. Elle présuppose un immobilisme social dépourvu de tout fondement. Les sociétés changent, leurs besoins changent, et les outils correspondants doivent suivre ce mouvement. À cet égard, l’orthographe, parce qu’elle prétend ménager la chèvre et le chou, la culture du passé et la communication d’aujourd’hui, est un monstre (2) social sans équivalent.

Évidemment la tentation sera grande de considérer que la baisse de l’orthographe est symptomatique de la baisse générale du niveau. Qu’en pensez-vous ?

Là encore, la notion de baisse de niveau me semble toute relative. Bien entendu si les canons de l’école d’aujourd’hui étaient les mêmes que ceux des années 50, on pourrait accepter de telles conclusions. Mais les demandes faites à l’école sont en perpétuel changement et — même si on peut parfois le regretter — en constante augmentation. S’il faut préserver le lien avec le passé, doit-on pour autant sacrifier le présent et plus sûrement encore l’avenir ? Chacun sait que les jeunes d’aujourd’hui, s’ils n’ont pas les connaissances de ceux d’hier, ou d’avant-hier, en ont bien d’autres, nouvelles et originales. Autrement dit, la notion de baisse de niveau est aussi tributaire des référents que l’on utilise. C’est ce qui explique en grande partie les conflits d’opinion, que renforce le complexe de supériorité affiché par certains adultes qui confondent leurs connaissances du moment et celles de leur enfance, quand ils avaient l’âge de ceux qu’ils accusent d’inculture. Finalement, plutôt que de parler du bienfait supposé des méthodes traditionnelles, ne serait-il pas plus judicieux de se mettre d’accord sur un ensemble d’objectifs éducatifs qui, sans renier totalement le passé, tiendraient compte des besoins effectifs de la société telle qu’elle est. À cet égard, plutôt que de considérer l’école comme un préalable exclusif de la vie active, qui doit doter une fois pour toutes les individus de compétences linguistiques optimales, ne serait-il pas préférable d’ajuster l’offre et la demande à l’aide d’une éducation permanente bien comprise. Plutôt que de vouloir apprendre d’emblée toute l’orthographe à tout le monde — ce qui parait bien utopique —, ne vaudrait-il pas mieux s’en tenir à des compétences de base en offrant des options formatives aux citoyens adultes qui en éprouveraient le besoin ?

[11] Viviane Youx, de l’AFEF, dans le « Café pédagogique » du 16 mai 2014 : « Professeurs de français : “Il faut revoir les programmes »