mercredi 12 septembre 2018

Sept contre-vérités sur l’éducation

« L’un des livres les plus discutés ces vingt dernières années en matière d’éducation. »
(The Guardian)

Daisy Christodoulou est inconnue en France. Mais son livre, 7 contre-vérités sur l’éducation, a créé un véritable séisme en Angleterre : se basant sur les recherches les plus récentes en sciences cognitives — et sur sa propre expérience de professeur en école désavantagée — elle démontre que la pédagogie contemporaine, sur laquelle reposent les pratiques de classe des enseignants, est aveuglée par de fausses bonnes idées.

En particulier, Daisy Christodoulou réhabilite le savoir et les connaissances, délaissés au profit des compétences, des projets et des activités de découverte. Car, comme le montrent les découvertes récentes sur le fonctionnement du cerveau et de la mémoire, il n’y a pas de compétences possibles sans connaissances ; il est donc plus efficace de consacrer le temps que nos enfants passent à l’école à leur transmettre des connaissances plutôt qu’à n’importe quelle autre activité.

Le but de cet ouvrage n’est pas polémique, mais pragmatique. Daisy Christodoulou ne conteste pas que l’objectif de l’école est d’éduquer des citoyens libres, créatifs, ouverts, curieux, heureux.

Toutefois, elle remet en cause la méthode actuelle, qui reporte à plus tard l’apprentissage des connaissances : « Le moyen le plus efficace d’enseigner des compétences, c’est d’enseigner des connaissances. »

Extrait
Les recherches et les auteurs cités en référence par Daisy Christodoulou (Mayer, Engelmann, Willingham, Hattie. . .) ont tous démontré les bénéfices des méthodes d’enseignement explicite. De quoi s’agit-il ? L’enseignement explicite consiste à dire aux élèves les objectifs de chaque leçon et leurs liens avec les leçons précédentes, à leur montrer les procédures en les exprimant à haute voix et à les guider dans les exercices de manière à s’assurer de leur bonne compréhension.

Les élèves sont en retour invités à expliciter eux-mêmes, avec leurs propres mots, leurs procédures de résolution et leur compréhension des enjeux. Cette démarche, qui peut certes sembler peu originale, est en réalité très poussée. Elle se veut un juste milieu entre la méthode constructiviste — qui laisse les enfants déduire eux-mêmes les règles à partir d’activités menées librement — et la méthode transmissive — qui demande aux enfants d’appliquer dans une série d’exercices des règles énoncées par le professeur. Si la méthode constructiviste met « l’élève au cœur de l’école » et si la méthode transmissive met « le professeur au cœur de l’école », la méthode explicite met, elle, le savoir au cœur de l’école. Ce sont bien les connaissances, le savoir qui sont l’objet de ce livre, et la solution aux problèmes soulevés par l’auteur.

Les sept contre-vérités dénoncées par l’auteur, en effet, quelles sont-elles ? Il vous suffit de lire le sommaire de ce livre pour le

– Comprendre, c’est plus important que connaître.
– Un enseignement trop guidé rend les élèves passifs.
– Le XXIe siècle rend désuètes les vieilles méthodes d’enseignement.
– Les élèves pourront toujours faire une recherche en ligne.
– Il faut enseigner des compétences transversales plutôt que des connaissances figées.
– C’est par les projets et les activités que les élèves apprennent le mieux.
– Transmettre des connaissances, c’est endoctriner les élèves.

En réalité, toutes ces contre-vérités sont une variation du vieux dicton « Il vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine » et du présupposé pédagogique qui le justifie : les connaissances sont inutiles — ou au moins secondaires.

Pourquoi les connaissances seraient-elles inutiles ? Parce que le savoir érudit ou encyclopédique, les élèves ayant de bonnes notes, mais récitant leur leçon sans la comprendre, les leçons par cœur, les connaissances inutiles, sont devenues un objet de méfiance. Partant du constat que ces connaissances ne suffisaient pas pour former une intelligence complète, les pédagogues ont fixé d’autres priorités : les compétences, les projets, les activités de découverte, la transversalité, la motivation…

Les objectifs de l’école ainsi redéfinis, les élèves peuvent enfin s’épanouir dans un enseignement à leur mesure, adapté, différencié. En théorie, cette idée est séduisante et c’est pourquoi elle est si populaire et si largement acceptée.

Mais voilà, la science — cette science toute neuve, la science cognitive, qui mesure depuis trente ans les résultats des différentes méthodes pédagogiques — dénonce cette contre-vérité : elle démontre que les connaissances précèdent les compétences, que les compétences découlent des connaissances, qu’il n’y a pas de compétences possibles sans connaissances. Qu’il n’y a pas de tête bien faite si elle n’a pas d’abord été remplie !



Feuilleter le livre



7 contre-vérités sur l’éducation
Ce que nous révèlent les sciences cognitives
par Daisy Christodoulou
à La Librairie des écoles
à Paris
publié en 2018
176 pages
ISBN : 978-2-36940-147-6
EAN-13 : 9 782 369 401 476
Prix TTC : 19,90 €


Éric Zemmour — Extraits de Destin français
(m-à-j)

(Les intertitres sont de nous).

Introduction

C’était un cours d’eau qui ne payait pas de mine. Il ne méritait guère le nom de « fleuve », à peine celui de « rivière ». Il ne m’apparaissait pas impressionnant, ni admirable, ni dangereux. Il n’avait ni l’élégance majestueuse de la Seine, ni la fureur sauvage de la Loire, ni la puissance boueuse du Danube, ni le charme romantique du Rhin. L’eau s’écoulait lentement sous le soleil de juin et je l’imaginais pourtant saisi par les glaces. Une indolente sérénité régnait sur chacune des rives ; moi, je m’obstinais à voir et à entendre le fracas et le tumulte, les pas sourds des chevaux, les hurlements de détresse des femmes et des enfants qui se noyaient, les coups de feu, les soldats épuisés aux uniformes dépenaillés qui couraient dans le désordre, tirant au hasard, mourant par surprise. Les rares passants aux alentours se demandaient ce que faisait cet étranger soudain immobile et tétanisé, raide et silencieux, tremblant aussi parfois, intimidé, ému, devant ce fleuve qu’eux ne regardaient plus. J’avais conscience de ma stupidité, mais je ne parvenais pas à m’en arracher. Je sentis une larme couler, puis une autre s’enhardit, et une autre encore. Je ne pouvais plus faire semblant : je sanglotais.

À l’époque, mes parents étaient toujours vivants, et au-delà de mes rares larmes d’enfant, qui avaient été le plus souvent des fureurs de gosse impérieux, la seule peine qui m’avait éploré avait été causée par la défaite injuste et brutale de l’équipe de France de football face à l’Allemagne, en 1982, à Séville. J’essuyais mes yeux dans un geste furtif de honte. Mon esprit continuait à vagabonder entre chevaux au galop, soldats trempés, cris d’agonie des noyés. Une immense scène se jouait devant mon regard embué, sur ce fleuve minable et désinvolte qui poursuivait son cours sans se soucier de mes états d’âme ni de la fièvre qui m’étreignait : j’étais devant la Berezina.

Le Figaro m’y avait envoyé pour un reportage consacré aux voyages littéraires. D’autres avaient choisi Chateaubriand à Jérusalem ou Flaubert en Égypte. J’avais demandé Stendhal et la retraite de Russie. Aussitôt après avoir atterri à Moscou, j’avais visité le champ de bataille de Borodino, à quelques dizaines de kilomètres de la capitale. Tout m’évoquait ici Stendhal, son mépris pour les officiers de la Grande Armée, sa description de l’incendie de Moscou, l’emprunt qu’il s’était autorisé d’un livre de Voltaire, dans la demeure abandonnée d’un patricien moscovite. J’avais suivi ensuite les traces enfouies de nos soldats, repassant comme eux par Smolensk. Je me retrouvais comme eux devant cette foutue Berezina. Je voyais les pontonniers du général Éblé se jeter dans l’eau glacée, au sacrifice de leur vie, pour construire le pont qui permettrait aux survivants de la Grande Armée de quitter cette maudite Russie ; j’entendais les rugissements des soldats, mais aussi des femmes qui se précipitaient à l’eau sans savoir nager ; je devinais les cosaques de Koutouzov, furieux d’avoir manqué Napoléon, qui les avait bernés une dernière fois, se ruer sur les traînards, qu’ils massacraient avec fureur et méthode.

Ce spectacle épique était devenu mon histoire personnelle, intime. Je pleurais la débâcle de la Grande Armée comme la mort d’une mère, et la fuite de l’Empereur comme l’humiliation suprême d’un père.

Vieille habitude que j’avais acquise dès l’enfance. À 11 ans, je dévorais le Napoléon d’André Castelot, avec sa couverture verte cartonnée, que ma mère m’avait offert pour mon anniversaire ; je le lisais en tous lieux et à tous moments, jusqu’au jour où le responsable d’une colonie de vacances convoqua ma mère pour se plaindre que la lecture de ce gros ouvrage, dans le train et les chambrées, m’empêchait de participer « à la vie du groupe ». Je me rendrais compte au fil des ans que cette passion napoléonienne n’avait rien d’original. D’innombrables gosses, de génération en génération, avaient collectionné les petits soldats de la Grande Armée. À l’instar des enfants du siècle de Musset, eux aussi prenaient leur part à l’épopée impériale, conservaient les images d’Épinal que j’avais remplacées par les films et les feuilletons. Je cavalcadais avec Vidocq, porté par un Claude Brasseur charismatique, complotais avec Schulmeister, espion de l’Empereur à la faconde de Jacques Fabbri. Tour à tour aux ordres de Fouché, narguant le général Mack enfermé dans Ulm, je vivais en et pour 1800… Seuls d’Artagnan, Aramis, Athos et Porthos m’avaient convaincu d’être sujet de Louis XIII et de Richelieu. Vingt ans après, et je connaissais les troubles de la Fronde. Le collier de la reine, et je me liais d’amitié avec le comte de Saint-Germain.

Il n’y avait alors pas de rupture entre l’école et la télévision. Je me plongeais en plein duel entre Robespierre et Danton dans La caméra explore le temps de Decaux et Castelot ; chaque semaine, j’embarquais dans la « machine à remonter le temps » que les Américains avaient confectionnée : ils allaient bien sur la Lune, pourquoi ne seraient-ils pas allés dans le passé, autrement plus excitant que la surface sablonneuse entraperçue sous les pieds d’Armstrong, une nuit de l’été 1969 ? Je me révoltais contre la misère avec Jacquou le Croquant. Je séduisais les belles duchesses avec Fanfan la Tulipe, tombais amoureux d’Aurore, touchais la bosse de Jean Marais, et la botte de Nevers n’avait aucun secret pour moi.

Il n’y avait pas de rupture entre l’école, la télévision et la ville. Chaque rue, chaque place, chaque statue de Paris que je découvrais, installé dans la DS que mon père conduisait d’une main nerveuse, voire brutale, évoquait pour moi un moment d’histoire : place de la Concorde, je m’évertuais à deviner l’endroit où Louis XVI avait été guillotiné, et celui où les cosaques avaient célébré une messe orthodoxe en 1814 ; place de la Bastille, je tentais de reconstruire mentalement l’antique prison ; devant l’église Notre-Dame, je cherchais des yeux l’ombre d’Esmeralda et de Quasimodo.

Il n’y avait pas de rupture entre l’école, la télévision, la ville et la littérature : Rastignac à la pension Vauquer ; le nid d’amour où Rubempré rejoignait Esther ; la rue Tronchet, où le héros de L’Éducation sentimentale avait donné rendez-vous à Madame Arnoux, qui ne viendrait pas. J’avais hâte d’être assez vieux et riche pour acheter les lots d’immeubles de la Madeleine qui avaient causé la ruine de César Birotteau. Balzac était mon Vautrin, qui m’apprenait à grandir, à connaître les hommes, les femmes, à les craindre et m’en méfier, à ne rien attendre d’eux sinon l’envie et la mesquinerie.

Il n’y avait pas de rupture entre l’école, la télévision, la rue, la littérature et la politique : à la tête de l’État, le grand Charles songeait à s’installer au château de Vincennes comme Saint Louis, réchauffait ses vieux os au soleil d’Austerlitz et parlait à la télévision comme Chateaubriand ; et Le Canard enchaîné, que mon père achetait chaque mercredi, le dessinait en Louis XIV emperruqué dans une parodie des Mémoires de Saint-Simon.

Je savais où je voulais vivre, avec qui je voulais vivre, et comment je voulais vivre. À mes yeux médusés d’enfant, le mot France brillait de tous les feux : histoire, littérature, politique, guerre, amour, tout était rassemblé et transfiguré par une même lumière sacrée, un même art de vivre, mais aussi de mourir, une même grandeur, même dans les défaites, une même allure, même dans les pires turpitudes.

Dès l’enfance, j’avais compris que la France était ce pays singulier fait de héros et d’écrivains, de héros qui se prétendaient écrivains, et d’écrivains qui se rêvaient en héros. Plus tard, avec Braudel, j’ai appris qu’il y avait aussi des Français qui travaillaient, produisaient, créaient, vendaient, achetaient, participaient à l’« économie-monde ». Le Roy Ladurie et tant d’autres m’ont enseigné qu’il y avait aussi, et surtout, des paysans qui labouraient, nourrissaient, souffraient. Avec Philippe Ariès, j’ai appris qu’il y avait aussi des enfants, choyés ou délaissés. Mais la France était ce pays unique où « l’intendance suivait », du moins dans son imaginaire. La France était ce pays fait à coups d’épée, mais aussi de mots, par des cardinaux qui avaient l’épée au côté, et des littérateurs qui avaient la langue effilée comme une rapière.

L’histoire de France coulait dans mes veines

L’histoire de France coulait dans mes veines, emplissait l’air que je respirais, forgeait mes rêves d’enfant ; je n’imaginais pas être la dernière génération à grandir ainsi. J’ignorais que ma date de naissance serait décisive : je vivais au XXe siècle, mais en paix, loin du fracas des deux guerres mondiales, et de la guerre d’Algérie ; je me réchauffais pourtant encore aux ultimes feux de l’école de la IIIe République. J’évoluais entre deux époques, entre deux mondes. Je grandissais dans l’abondance de la société de consommation et pourtant mon esprit vagabondait dans les plaines héroïques d’hier. J’étais abonné au Journal de Mickey, mon corps se gavait de fraises Tagada et de rochers Suchard, mais ma tête chargeait avec les cavaliers de Murat dans les plaines enneigées d’Eylau. Je vivais le meilleur des deux mondes. Je ne mesurais pas ma chance.

Nous apprenions tous à lire et écrire selon la méthode syllabique ; mon orthographe était impeccable (à l’exception d’un désamour inexpliqué pour l’accent circonflexe), ma science de la grammaire intériorisée comme une seconde nature ; et l’Histoire attendrait respectueusement que j’entre au collège, à la rentrée 1969, pour cesser d’être une matière à part entière et se contenter du statut marginal d’« activité d’éveil ». Notre programme avait été instauré par le grand Lavisse lui-même et ne devait rien à la pédagogie active des « sciences de l’éducation » qui commençaient tout juste à sévir. J’avais encore comme ancêtres les Gaulois, et mon père bénissait cette filiation en se précipitant à la librairie pour acquérir chaque nouvel épisode d’Astérix, qu’il s’empressait de lire avant de me l’offrir. Dans mon école publique de Drancy, banlieue parisienne où mes parents s’étaient installés, on rencontrait pourtant peu de Gaulois authentiques ; un Martin ou un Minot étaient mêlés à beaucoup de noms finissant en i. Je n’ai cependant jamais entendu ces descendants d’Italiens exciper fièrement de leur ascendance de vainqueurs romains pour mépriser ces minables vaincus gaulois…

À l’école privée en 9e

Il me fallut abandonner mes camarades de l’école en neuvième. Mon père avait décidé, sur les conseils d’un oncle, de me confier désormais à l’école Lucien-de-Hirsch. Je découvrais en même temps le charme verdoyant des Buttes-Chaumont, que nous transformions dès la sortie des classes en terrain de football, et le rituel des prières matutinales, avant le début des cours. C’était une école privée sous contrat, suivant scrupuleusement les programmes de l’Éducation nationale, auxquels s’ajoutaient deux heures d’instruction religieuse. Je gagnais soudain de nouveaux ancêtres : Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David et Salomon. Mais ils n’effaçaient pas les Gaulois. On apprenait en classe à chanter les premiers couplets de La Marseillaise, on récitait par cœur les Fables de La Fontaine et on célébrait les hauts faits des héros français, de Bayard à Pasteur. Autant que je me souvienne, il n’y avait pas de compétition ni d’opposition entre ces deux filiations. J’ai su bien plus tard que Bossuet avait donné ces mêmes ancêtres bibliques au fils de Louis XIV, le Grand Dauphin, dont il était le précepteur. Seul Saint Louis faisait l’objet d’un litige, que certains de mes maîtres du matin s’obstinaient à appeler Louis IX, comme si sa sainteté butait sur les persécutions des Juifs qu’il avait ordonnées. La Torah nous était contée et commentée d’abondance. La lecture de Rachi, le grand rabbin de Troyes au XIIIe siècle, et sa langue si particulière, farcie d’innombrables mots français écrits en graphie hébraïque, n’avait guère de secrets pour moi.

C’est paradoxalement à l’école privée que je rencontrais des enfants de milieu très modeste ; des copains venus directement de leur Maroc natal, que l’école instruisait gratuitement ; ils ne racontaient jamais que la plupart des leurs avaient eux aussi quitté le royaume chérifien, mais pour émigrer en Israël ; je ne sus jamais pourquoi leurs parents avaient choisi la France comme terre d’asile ; je ne posais jamais la question ; la réponse me paraissait évidente : comment ne pas venir en France ? La quasi-totalité des Juifs d’Algérie ne s’étaient pas posé non plus la question lorsqu’il leur avait fallu choisir entre « la valise et le cercueil ».

Dans l’enceinte de l’école, nous portions une calotte, que nous ne nommions pas alors « kippa » ; mais le surveillant général de l’établissement nous enjoignait de l’ôter dès notre sortie. Ma mère n’était pas la dernière à me gourmander si j’oubliais cette consigne. Ce n’était, en ce temps-là, pas la peur qui l’animait, mais le respect instinctif d’une conception stricte de la laïcité qui séparait l’espace public du domaine privé. L’école, comme la maison ou la synagogue, relevaient du privé ; la rue ne devait pas souffrir la moindre affirmation d’une identité religieuse. Les mots avaient une importance cardinale : ma mère prenait soin de dire « calotte » et non « kippa », « communion » et non « bar-mitsva », « israélite » et non « juif ». Elle se prénommait Lucette, et ses frères et sœurs Paul, Bernard, Annie, Édith… Du côté de mon père, c’était la même litanie de prénoms « français », comme on disait à l’époque, avec fierté : Robert, Roger, Francette, Jean-Claude… Dans ma classe, parmi mes copains, les Éric (prénom à la mode dans ma génération) côtoyaient les Philippe, Charles, Émile, Pascal, Jean-Luc, Francis, Yves…

L’assimilation tranquille et la judaïté

Ces prénoms nous venaient du « calendrier », disions-nous, sans même savoir qu’il s’agissait de noms de saints chrétiens. Bien plus tard, je compris que nous respections ainsi une règle édictée par Bonaparte. Décidément, l’Empereur me poursuivait. Mes aïeux n’étaient pas avec Murat au cours de la charge d’Eylau, ni à Rocroi avec le Grand Condé, encore moins avec Godefroi de Bouillon pendant les croisades. Mon père m’apprit que mes deux arrière-grands-pères avaient combattu pendant la Première Guerre mondiale, l’un à Verdun, l’autre aux Dardanelles. Je n’en éprouvais pas de vanité particulière, c’était normal, je ne faisais aucune distinction entre le sang réel et le sang historique ; comme s’ils s’étaient mêlés depuis longtemps dans mes veines.

Éric Zemmour est revenu à Drancy où il vécut jusqu’à 11 ans. Le décor est resté identique, ce sont les habitants qui ont radicalement changé.

Un jour, mon grand-père paternel me montra un des timbres qu’il collectionnait. Un combattant à la mine farouche, la tête surmontée d’un turban, brandissait un fusil. Un seul nom barrait l’image : Zemmour. C’était une tribu berbère célèbre, m’expliqua le vieil homme. Une des dernières à se soumettre à la France, bien après la prise de la smala d’Abd el-Kader, que j’avais étudiée à l’école. Mon sort se compliquait : j’avais été colonisé par la France, et j’avais même farouchement résisté à l’envahisseur. Comme Astérix face à Rome. Les Gaulois étaient devenus des Gallo-Romains, après avoir pris goût à la paix et à la civilisation romaine. Mes ancêtres à moi étaient devenus des Berbéro-Français, après avoir pris goût à la paix et à la civilisation française. Les Gallo-Romains avaient adopté les prénoms latins et endossé les toges romaines, appris à parler et à lire le latin ; ils disaient : « À Rome, on fait comme les Romains. »

Mes aïeux avaient donné des prénoms français à leurs enfants, lu Victor Hugo et endossé les costumes et les robes de Paris, jusqu’à cette minijupe si « indécente » que ma mère arborait dans les rues de la capitale, à la place des djellabas et burnous arabes que leurs grands-mères avaient pourtant portés. L’histoire se répétait. Je la croyais immuable alors que j’étais là encore la dernière génération à la répéter. Dès la fin des années 1980, je compris que quelque chose ne tournait plus rond en ce beau pays de France : ceux qui nous avaient succédé dans les HLM de Montreuil ou de Drancy s’appelaient Mohamed ou Aïcha et non Marc et Françoise ; des voiles islamiques couvraient la tête de quelques jeunes filles ; leur langue était un sabir qui dédaignait la syntaxe française ; et il commençait à se murmurer que, dans nombre de lycées de banlieue, des adolescents refusaient d’étudier « votre » holocauste, « votre » croisade, mais aussi « votre » Voltaire, « votre » Flaubert, « votre » Révolution française…

La patrie, c’est la terre des pères. Il y a les pères selon la chair et les pères selon l’esprit

J’avais pourtant toujours su qu’être français, c’était précisément ce sentiment qui vous pousse à prendre parti pour votre patrie d’adoption, même si elle avait combattu vos ancêtres. « La patrie, c’est la terre des pères. Il y a les pères selon la chair et les pères selon l’esprit », écrivait André Suarès, autre juif devenu français qui venait, lui, de Livourne, et chez qui je retrouverais, bien des années plus tard, la plupart de mes tourments, de mes analyses et de mes sentiments, rédigés dans une langue d’une pureté cristalline digne de Pascal. Avant même de le lire, j’avais intériorisé sa leçon : être français, quand on n’est pas un fils des pères selon la chair, mais un fils des pères selon l’esprit, c’est prendre parti pour ses pères d’adoption jusques et y compris contre ses pères d’origine. C’est prendre le parti de la raison sur l’instinct, de la culture sur la nature, c’est dire « nous » même quand le nous qu’on est devenu affronte le nous qu’on fut. Suarès ne dit pas autre chose : « Les immigrés, s’ils veulent être tolérés, doivent se rendre tolérables. Si la chair en eux n’est pas naturellement sensible dans le sens des fils véritables, ils doivent donner la preuve qu’ils ont l’esprit de la patrie, et qu’ils ne répugnent pas à vivre selon elle, et selon lui. Il se peut qu’ils soient placés entre l’instinct de leur naissance selon la chair et leur sentiment selon l’esprit. » Et Suarès de préciser : « Ils ont le choix, mais il leur faut choisir. Il faut qu’ils se prononcent, avec vérité, avec profondeur, pour les pères selon l’esprit, même s’il leur faut renier les pères selon la chair. Si le choix leur impose un sacrifice, il est d’autant plus nécessaire. On ne mérite rien de beau, de bon, de grand sans sacrifice. »

Dans ma génération, et celles qui m’avaient précédé, ce sentiment était presque banal. Les exemples ne manquaient pas, et des plus illustres. Je ressentais au plus profond de moi ce que je lirai des années plus tard sous la plume de Raymond Aron : « Je suis ce qu’on appelle un Juif assimilé. Enfant, j’ai pleuré aux malheurs de la France à Waterloo ou à Sedan, non en écoutant la destruction du Temple. Aucun autre drapeau que le tricolore, aucun autre hymne que La Marseillaise ne mouillera jamais mes yeux. »

De même, le grand professeur Alfred Grosser, lors d’un colloque en 1994, attestera cette transmutation des cœurs et des âmes qui fait que l’on devient français : « Arrivé en France en 1933 à l’âge de 8 ans, je ne savais pas un mot de français. Lorsque, plus tard, je me surpris pour la première fois à dire à mes étudiants : “En 1914, nous avons…” ce “nous” désignant bien entendu les soldats français, alors que mon père avait, pendant quatre ans, servi comme officier-médecin dans l’armée allemande, j’ai pensé, tout en continuant à parler : “Assimilation pleinement réussie. Jeanne d’Arc est mon arrière-grand-mère, Napoléon mon grand-père et Goethe un grand écrivain étranger.” »

Juif à la maison, Français dans la rue

Dans ma famille, on ne se posait pas tant de questions. Les identités diverses se mêlaient sans qu’on emploie le terme. On était juif à la maison, Français dans la rue. On respectait strictement les lois de la cacheroute à la table familiale, on séparait selon les préceptes bibliques le lait et la viande, mais on aimait aussi les bons restaurants. C’était un dégradé complexe et subtil qui s’avérera là aussi plus fragile que je le pensais enfant, qui permettait pourtant à la fois de respecter les préceptes des aïeux et de partager les plaisirs de la sociabilité à la française ; de préserver et maintenir des rituels sans se cloîtrer dans le ghetto de l’orthopraxie ; de concilier liberté individuelle et traditions familiales. Ma mère avait reçu en héritage de sa belle-mère les plats de « chez nous », entre couscous et boulettes, mais elle avait à cœur d’apprendre les recettes de la « cuisine française », entre sauce hollandaise et crêpe Suzette, qu’elle glanait dans les journaux féminins ou qu’elle demandait aux chefs eux-mêmes : elle avait l’art de leur soutirer leurs secrets, en les charmant de son sourire enfantin d’actrice italienne. On mélangeait les goûts et les saveurs, comme les airs et les ritournelles. Ma mère écoutait Aznavour et entonnait à tue-tête « Ma vie », d’Alain Barrière, tandis que mon père passait de nombreuses soirées, voire ses nuits, autour du violon endiablé de Sylvain, le père d’Enrico Macias, un des plus grands artistes de musique judéo-arabe, ou de la voix entêtante de Lili Boniche.

On se demande aujourd’hui comment tous arrivaient à vivre harmonieusement ces différentes identités, tandis que nos contemporains se cognent sans cesse entre les injonctions contradictoires de la « diversité ». Avec le recul que me donne le temps, il me semble que la réponse est assez simple : il n’y avait pas de conflit parce qu’il ne pouvait pas y en avoir. Il ne devait pas y en avoir. Le privé était le privé et le public, le public. Le sacré était dans le rituel, la loi dans la République. On chantait Aznavour dans la journée et Oum Kalsoum la nuit. Mon père parlait arabe dans les cafés de la Goutte d’or, du 18e arrondissement de Paris, où il se plaisait à boire une anisette en jouant au rami ; mais il tenait la littérature française pour ce qu’il y avait de plus grand au monde, et notait avec soin sur un calepin les phrases de Victor Hugo, ou de Sacha Guitry, qu’il aimait à réciter sentencieusement, à la table familiale.

L’Algérie, petite patrie où mes parents étaient fort pauvres

La France, c’était la vie ; l’Algérie, la nostalgie. La France, la grande nation ; l’Algérie, la petite patrie. L’une s’emboîtait dans l’autre, s’encastrait, se lovait. Je n’ai aucunement grandi dans le culte de l’Algérie de papa. Les familles de mes parents y étaient fort pauvres, voire misérables. Mon père me racontait souvent, avec une colère qu’il ne contenait pas, les propos stupides de ce militant CGT qui l’avait accusé « d’avoir fait suer le burnous aux Arabes ». Ils ne se lamentaient pas sur ce qu’ils avaient laissé là-bas ; ils n’avaient rien laissé. Mon père n’avait pas oublié les bagarres quotidiennes avec les « petits Arabes », comme il disait, dans la cour de récréation, pour un « Sale Juif » qui fusait trop souvent, trop spontanément ; mais il n’avait pas oublié non plus cette convivialité chaleureuse des gens simples, qu’ils soient musulmans, juifs ou chrétiens, qui se rendaient des visites et des services, respectaient les rituels des uns et des autres, et partageaient les valeurs identiques d’hospitalité et de respect des anciens.

Il évoquait aussi le mépris des « fils de colons », qui ne les invitaient pas toujours à leurs surprises-parties, quand les musulmans, eux, y étaient systématiquement repoussés parce qu’ils « refusaient d’amener leurs sœurs ». Ma mère, elle, se souvenait surtout de ces groupes de jeunes Arabes qui l’insultaient dans les rues de Sétif, parce qu’elle était trop belle, qu’elle refusait de leur parler, et de ses cousins arrivant à la rescousse pour faire le coup de poing contre ce qu’on n’appelait pas alors du « harcèlement ». La terre d’Algérie est âpre, cloisonnée en tribus rivales, façonnée au fil des siècles et des conquêtes par des hommes rudes et violents, au contraire de la douce et bonhomme Tunisie, ou du subtil et fier Maroc. Des années plus tard, je demandai à mon père pourquoi sa vision de l’Algérie ne correspondait pas aux récits enchanteurs qu’en faisaient mes camarades juifs venus de Tunisie ou du Maroc. Mon père prit un temps de réflexion, et me rétorqua : « Eux, ils avaient peur des Arabes ; ils faisaient le dos rond ; nous, on n’avait pas peur d’eux ; on était Français. » Je comprendrais, un jour, en lisant les travaux remarquables de l’historien Georges Bensoussan, le sens de ses propos et de ses récits : oser se battre, pour un enfant juif, rendre les insultes et les coups à son éventuel agresseur musulman, était déjà d’une intrépidité folle, que ne se seraient jamais autorisée ses aïeux ; intrépidité que mon père devait tout entière à la présence émancipatrice et protectrice de la France.

On était français depuis que le décret Crémieux, en 1870, avait accordé la nationalité française à tous les Juifs d’Algérie. À l’époque, ceux-ci n’étaient que trente mille et leurs enfants se pressaient déjà depuis plusieurs années dans les écoles françaises. L’épisode vichyste n’était jamais abordé à la table familiale ; l’abolition du décret Crémieux rarement évoquée ; mais le renvoi de l’école publique avait marqué ceux qui l’avaient vécu. Une fois seulement, ma grand-mère maternelle me montra avec une émotion visible une vieille carte d’identité au papier jauni, sur laquelle était écrit : « Juif indigène ». L’indépendance de l’Algérie revenait plus souvent dans les conversations. Les hommes s’échauffaient autour de la personne du général de Gaulle, qui suscitait encore d’intactes passions après qu’il eut quitté le pouvoir ; et même après qu’il fut mort ; passions qui ne s’apaisaient qu’autour d’une partie de jacquet — qu’on n’affublait pas alors d’un snob « backgammon » —, dans la virevolte enjouée des jetons sur le damier et des insultes lancées en langue arabe, pour exprimer avec plus de férocité la joie mauvaise du vainqueur et l’amertume vindicative du perdant.

La vie de famille dans la banlieue parisienne

On se rassemblait les samedis et dimanches, et les soirs des principales fêtes juives. Ma parentèle avait la nostalgie de la vie chaleureuse et solidaire, qu’ils avaient connue dans leurs bourgades d’Algérie, loin de l’individualisme distant et froid qu’ils reprochaient aux Parisiens. On se retrouvait alternativement dans la famille de mon père ou celle de ma mère. Mes grands-parents paternels résidaient dans une HLM de Montreuil, tandis que mes grands-parents maternels s’étaient installés dans une HLM de Stains. Mon grand-père paternel, Justin, était aussi râblé et volubile que Léon, le père de ma mère, était long et taiseux ; sa femme, Rachel, était aussi massive et bonne cuisinière que Claire, l’épouse de Léon, était menue et discrète. Là-bas, à Montreuil, je jouais au foot avec les gars du voisinage, tandis que j’enfourchais mon vélo pour me balader dans les rues de Stains ou de Pierrefitte, la ville mitoyenne. Pépé Léon ne tarissait pas d’éloges sur le chauffage central, jusque-là inconnu ; et pépé Justin occupait sa retraite à découvrir les mystères techniques des fils encastrés dans la télévision en noir et blanc, tandis que sa femme interdisait à ses filles de se déshabiller devant l’écran allumé de « peur qu’on les voie nues ».

J’aimais par-dessus tout les empoignades politico-historiques qui éclataient à tout moment, pour un mot, une allusion parfois, à la table familiale. C’était un spectacle permanent et fascinant. Les voix tonitruaient, les verres tremblaient, les mains et les bras s’agitaient comme des sémaphores, les insultes fusaient. On évoquait avec grandiloquence les héros du passé ; l’histoire du XXe siècle défilait dans un désordre confus, avec son flot de guerres, de persécutions, d’exils ; elle avait laissé sur chacun une morsure indélébile et cruelle, mais qu’ils faisaient mine d’ignorer. Justin ne manquait jamais de rappeler avec une condescendance truculente qu’il avait vu juste avant tout le monde, lorsqu’il avait décidé de quitter l’Algérie des années avant l’indépendance : « Deux fenêtres ouvertes dans un appartement, avait-il dit alors à sa femme et à ses enfants [il évoquait la Tunisie et le Maroc, qui s’étaient émancipés], ça fait courant d’air ! » ; il concluait toujours ses péroraisons d’un sentencieux : « La France, elle est morte en 14. Le Français de 14, il n’y en a plus. »

Père gaulliste, oncle marxiste

Cette indépendance de l’Algérie n’avait pas empêché mon père de voter en faveur du Général à l’élection présidentielle de 1965. Il admirait sa quête de la grandeur, sa majesté de monarque, son amour de la France, mais il goûtait par-dessus tout son maniement de la langue française, dont il ne se lassait pas de répéter les formules les plus incisives. C’est dans la bouche de mon père, et bien avant que je ne le lise dans le livre d’Alain Peyrefitte, que j’entendis pour la première fois que de Gaulle « avait donné l’Algérie pour que son village ne s’appelle pas Colombey-les-Deux-Mosquées ». Ce gaullisme paternel suscitait l’ironie de mon grand-père et l’ire de son frère aîné. Celui-ci, agent d’EDF et militant syndical, votait à gauche. Il estimait, en bon marxiste, que mon père était incapable d’évaluer à sa juste mesure le sens de l’Histoire, depuis qu’ayant abandonné son poste de préparateur en pharmacie pour devenir un patron d’ambulances privées, il était devenu un de ces petits-bourgeois, traîtres à leur classe. Justin, lui, avouait une méfiance instinctive envers de Gaulle, qui datait, disait-il, de son arrivée à Alger, en 1943, dans la foulée des Américains.

Curieusement, Justin ne savait pas gré au Général d’avoir alors annulé l’abolition du décret Crémieux, et rétabli les juifs d’Algérie dans tous leurs droits de citoyens français, tandis qu’il ne lui pardonnait pas ses propos fameux sur le « peuple juif, peuple d’élite, sûr de lui et dominateur ».

Mon père faisait face avec cran. Il répétait que la phrase tant honnie du Général était en fait un éloge ; que de Gaulle aurait voulu que le peuple français fût lui aussi, un peuple d’élite, sûr de lui et dominateur. Qu’il l’avait été naguère et qu’il devait, selon le Général, le redevenir.

La guerre des Six Jours et la montée du sionisme et de l’orthodoxie religieuse

Il n’empêche. La guerre des Six Jours avait ébranlé mon père. À la peur d’un nouveau génocide avaient succédé le soulagement et l’enthousiasme. À la crainte d’un écrasement par les armées arabes, l’admiration pour Tsahal. À l’admiration, la fierté. Mon père n’avait jamais été un sioniste militant, mais il se précipita dès la fin juin dans Jérusalem « libérée ». Il en revint énamouré, tandis que ma mère se contentait de trouver les Israéliens « mal élevés ». Jusqu’à sa mort, mon père me répéterait que la gloire militaire d’Israël avait restauré la dignité du peuple juif et contenu définitivement l’antisémitisme !

La gloire militaire est souvent mauvaise conseillère : l’hubris succéderait très vite à la fierté. Plus rien ne serait jamais comme avant. À partir de la guerre des Six Jours, en 1967, un double phénomène se produisit, au sein de l’école, et plus largement au sein de ce qu’on commençait d’appeler la « communauté juive » : la montée en puissance conjointe et souvent complice de l’orthodoxie religieuse et du sionisme. Les écoles juives rangeaient peu à peu au placard leur patriotisme français pour devenir les relais du militantisme sioniste en France. Le bleu et blanc supplantait le tricolore. Au fil des années, ma famille, comme beaucoup de familles juives, se divisa entre ceux qui, revenant à une application rigoriste des préceptes de la Torah, avaient la tête à Jérusalem ou Tel-Aviv, et ceux qui restaient les deux pieds à Paris et sur la terre de France. Si l’on en croit Raymond Aron, c’est parce qu’il avait deviné ce bouleversement que le général de Gaulle avait prononcé sa fameuse phrase : « De Gaulle n’était pas antisémite, j’en suis convaincu… Il a été heurté par la réaction des juifs français, en 1967, c’est-à-dire par leur enthousiasme pour la victoire des Israéliens. Il avait conseillé aux Israéliens de ne pas faire la guerre. Il s’est dit alors : “Ces juifs français sont des juifs, ce ne sont pas des Français comme les autres.” Telle fut, je pense, l’origine de cette conférence de presse [Raymond Aron]. »

La « double allégeance »

Dans la foulée, Aron ajoutait : « Les juifs ont la liberté de se choisir juifs dans la diaspora. Ils peuvent se choisir juifs en Israël. Mais s’ils se choisissent juifs en France et citoyens français, alors ils doivent respecter que leur patrie soit la France et non pas Israël. »

Cette position est demeurée évidente pour moi. Pas pour tout le monde, loin de là. J’ai déjà analysé dans mon précédent livre, Le Suicide français cette évolution des Français juifs et au-delà de tout le pays, comme si la « communauté juive » avait été le laboratoire où avait été expérimentée la société multiculturelle et sa conflictualité identitaire que nous connaissons et subissons aujourd’hui.

La question de la « double allégeance », à la France et à Israël, qui taraudait déjà Aron et de Gaulle — et une partie de ses soutiens qui virent dans Mai 68 un « coup des services secrets israéliens » —, s’est depuis lors retournée. Les juifs furent longtemps sommés d’y renoncer sous peine d’être traités de mauvais Français ; désormais, ils sont sommés d’y souscrire, sous peine d’être traités de mauvais juifs, de renégats, de « juifs antisémites ».

Le philosophe Rémi Brague, spécialiste des religions, explique qu’à l’exception du christianisme, qui est selon le mot de Hegel la « religion absolue », toutes les religions sont à la fois des religions et quelque chose d’autre : le judaïsme est à la fois une religion et un peuple, le bouddhisme, une religion et une sagesse ; l’islam, une religion et un système juridico-politique.

Les juifs vivant en France, et en Occident en général, seront de plus en plus contraints de choisir entre la religion juive et le peuple juif. On comprend qu’ils s’y refusent, le choix est douloureux. Certains réunifient les deux tendances sous la houlette d’une orthopraxie rigoureuse et d’une vie au plus près de ce qui reste du temple de Jérusalem. D’autres, souvent les plus modestes, se sont retrouvés dans une nasse, contraints d’abandonner ces banlieues où j’avais grandi, sous la pression des caïds, la « halalisation » de leur quartier et une violence antijuive qui s’en prend à leurs enfants.

Les élites juives de gauche ont enfermé les juifs dans un double piège

Comme il paraît loin, ce temps des années 1980 où les élites intellectuelles et politiques juives de gauche, les BHL, Marek Halter et autres Julien Dray, paradaient dans les rues et sur les plateaux de télévision, aux cris de « Qui touche un Arabe touche un Juif ». Les élites juives, communautaires et intellectuelles, pour la plupart de gauche, ont enfermé leurs coreligionnaires dans un double piège, identitaire et mondialiste, tribal et cosmopolite, qui les a séparés de leurs concitoyens français, et a fait d’eux les victimes privilégiées des vagues migratoires islamiques qui ont déferlé, toujours plus hautes et cinglantes.

La coupure entre juifs des classes bourgeoises et ceux des classes populaires a pris un tour identique à celui qu’il connaît partout en France, en Europe et aux États-Unis. La terre d’Israël est devenue au fil des années la « France périphérique » des juifs de condition modeste ; ils s’installent dans des villes remplies d’anciens compatriotes, continuent à parler leur langue maternelle entre eux et regardent la télévision française, tout en se lamentant sur le cher et vieux pays, qu’ils ont jadis tant aimé.

Les immeubles des quartiers de mon enfance sont restés les mêmes

Je ne reconnais pas, moi non plus, les quartiers où j’ai passé mon enfance et ma jeunesse. Pourtant, les immeubles sont restés les mêmes, pour la plupart d’une laideur tranquille. Partout, que ce soit à Drancy ou à Montreuil, à Stains, ou encore dans le 18e arrondissement, le décor est demeuré identique. Ce sont les acteurs qui ont changé. En une génération, et à quelques encablures du centre de Paris, voire dans certains secteurs de l’Est parisien, on passe dans un autre continent, une autre civilisation, un autre pays. Malraux disait : « Une civilisation, c’est tout ce qui s’agrège autour d’une religion. » Quand on change de religion dominante, on change de civilisation. Et donc de pays. À Montreuil, on a l’impression que la ville vit sous permanente transfusion malienne. Les commerces traditionnels ont fermé les uns après les autres, les boutiques halal fleurissent, les rares pâtisseries survivantes s’interdisent les babas au rhum. À Stains, j’ai cru comprendre que la paisible cité de mes grands-parents avait connu une importante promotion en devenant un centre européen du trafic de drogue. À la Goutte d’or, les mosquées côtoient les coiffeurs africains, les caïds en casquette, les pèlerins en djellaba.

C’était mieux avant

J’ai eu la chance insigne de connaître la banlieue avec l’école de la IIIe République, et avant la mise en œuvre des procédures du regroupement familial. Cette banlieue était déjà enlaidie par les immeubles poussés à la va-vite au cours des années 1960 ; mais la vie y était tranquille, joyeuse et sereine. Les « blousons noirs » des années 1950, avec leurs chaînes à vélo, que mes plus jeunes oncles avaient affrontés à mains nues, avaient vieilli et s’étaient rangés des voitures ; et l’heure n’était pas encore venue des trafiquants de drogue. Même sous la torture, je continuerai d’affirmer que oui, décidément, c’était mieux avant.