mercredi 14 juin 2017

Débat sur le mondialisme heureux

Chronique d’Éric Zemmour sur l’ouvrage « Non, ce n’était pas mieux avant » de Johan Norberg, écrivain, journaliste et conférencier suédois, mais il pourrait aussi bien être québécois ou belge « progressiste » et « mondialiste ».

D’abord la présentation de l’éditeur de cet ouvrage :
Chaque jour, à la télévision, dans la presse, sur Internet et dans la bouche des hommes politiques, nous sommes abreuvés du même discours catastrophiste : le chômage, la pauvreté, les désastres environnementaux, la faim, la maladie et la guerre sont partout. Et pourtant !

Pourtant, l’humanité a fait davantage de progrès au cours des cent dernières années que depuis l’apparition d’Homo sapiens. Pourtant, l’espérance de vie a plus que doublé au XXe siècle, alors qu’elle n’avait pas significativement évolué auparavant. Pourtant, la pauvreté a davantage reculé au cours des 50 dernières années que pendant les cinq siècles qui ont précédé.

Contrairement aux idées reçues, l’humanité a connu, au cours des dernières décennies, un progrès et une amélioration de ses conditions de vie sans précédent. Quel que soit le critère considéré, on peut sans conteste affirmer que « c’est mieux maintenant ». Et il y a même toutes les raisons de croire que ce sera encore mieux... demain.

Évidemment, Zemmour n’est pas aussi enthousiaste que l’éditeur...

Un éloge de la modernité sans nuances. Un plaidoyer manichéen pour la mondialisation et les sociétés « ouvertes ».

« Au XIXe siècle. on disait que les Européens amenaient la civilisation aux “sauvages”. Notre auteur suédois a simplement remplacé le vilain mot de “colonisation” par le beau nom de » « mondialisation » et le tour est joué !

Pangloss est de retour. Le mentor de Candide, brocardé par Voltaire pour son optimisme impénitent, pour son « tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles » sans cesse asséné à son jeune protégé devant les pires catastrophes, est devenu une vedette des médias français et occidentaux qui lui tressent des louanges. Il faut dire que notre Pangloss est un social-démocrate suédois qui parle le globish english. Sa providence divine est le libre marché. Ses évangiles sont les œuvres des théoriciens libéraux, de Friedman à Popper. Son paradis est la « société cosmopolite ouverte et fluide ». Jadis, le modèle de l’humanité était le Christ souffrant sur la croix ; désormais, le modèle radieux vers lequel tous les humains doivent tendre est le Suédois ouvert sur le monde, tolérant, féministe et gay friendly : « La prochaine génération grandira dans un climat de tolérance et d’acceptation plus marquées que jamais, au grand dam des réactionnaires. »

Le diable est dans le populisme. Le déclinisme, le socialisme, le protectionnisme, le nationalisme sont les quatre cavaliers de l’Apocalypse. Pour sa version française, notre Pangloss scandinave a reçu la bénédiction enthousiaste de son préfacier Mathieu Laine, qui est au libéralisme ce que les compagnons de route des années 50 étaient au marxisme-léninisme : mêmes lendemains qui chantent, même certitude scientifique d’être dans le vrai. Le progressisme néolibéral est un millénarisme qui a remplacé les oraisons par les statistiques. Aussi menteuses, mais aussi intimidantes les unes que les autres. Notre Pangloss scandinave nous bombarde de chiffres selon la méthode du « tapis de bombes » chère à l’aviation américaine. Il a tout détruit, avant qu’on ait le temps de s’interroger sur leur pertinence.

Sa vision de l’histoire est simple, voire simpliste : avant les Lumières, il y a l’obscurantisme. Après, l’homme occidental se libère de ses chaînes religieuses, mais aussi (et surtout) mercantilistes et protectionnistes. La libre-pensée et le libre marché amènent le bonheur aux peuples occidentaux. Qui, après les années 50, le diffusent dans le reste de la planète.

On se croirait revenu au bon temps des livres progressistes du XIXe siècle. À l’époque, on disait que les Européens amenaient la civilisation aux « sauvages ». Notre auteur suédois a simplement remplacé le vilain mot de « colonisation » par le beau nom de « mondialisation » et le tour est joué ! Mais depuis, on croyait que la Première Guerre mondiale et sa suite, la seconde et son cortège d’horreurs, avaient tué cette naïve vision irénique du progressisme scientifique. Que nenni ! Notre Pangloss suédois ne veut pas voir que la grande différence avec les guerres d’antan est que celles d’aujourd’hui sont à la fois industrielles et totales, que le degré de destruction et d’implication des peuples a été décuplé. Il s’enferme dans un économisme et un matérialisme asphyxiant : la croissance entraîne la tolérance ; la récession provoque intolérance, discrimination et racisme.

Il nous dit : « Le bon vieux temps était épouvantable. » On ne savait pas que des époques qui avaient donné à l’humanité Rabelais, Pascal, Molière, Racine, Bossuet, Voltaire, Rousseau, Balzac, Flaubert étaient aussi monstrueuses. Il nous dit : « La Suède de mes ancêtres était l’Afrique d’aujourd’hui. » Mais où sont dans l’Afrique d’aujourd’hui les cathédrales du Moyen Âge, les toiles de Michel-Ange, de Rembrandt, Poussin, Watteau, Fragonard, Boucher ? Il nous assène que « le niveau de bonheur augmente dans le monde entier ». Et pour le prouver : « Rien qu’en 2015, les Chinois ont acheté plus de 400 millions de téléphones intelligents. » C’est dire s’ils sont heureux !

Il a l’habileté de répondre aux questions qu’on ne pose pas, mais de ne pas répondre aux questions qu’on se pose. Il nous assène que les progrès de l’hygiène et de la médecine depuis deux siècles ont éradiqué de nombreuses maladies. Mais qui a prétendu le contraire ? Il compare l’incomparable, nous dit que « notre espérance de vie » est passée de 35 ans à 80 ans en quelques siècles, sans nous expliquer clairement que cette moyenne statistique était avant tout plombée par la mortalité infantile de masse. Et il oublie que sa fameuse espérance de vie recule, depuis quelques années, aux États-Unis dans les classes populaires blanches. [voir par exemple : L’espérance de vie baisse aux États-Unis, une première depuis 20 ans]

Il rappelle avec raison aux écologistes que l’utilisation des engrais azotés a permis d’augmenter notre quantité quotidienne d’alimentation et la disparition des famines. Mais il se tait pudiquement sur la destruction des cultures vivrières en Afrique et le développement massif dans les pays occidentaux de l’obésité et du diabète, provoqués par cette malbouffe industrielle. [Voir : L’obésité explose dans le monde... le nombre d’obèses a plus que doublé dans 73 pays du monde depuis 1980... Le surpoids et l’obésité ont progressé plus vite chez les enfants que chez les adultes sur les 35 dernières années] Il exhume l’argument convenu des partisans du libre-échange sur « la sortie de la misère » de 2 milliards d’hommes. Mais il passe sous silence l’entrée dans la misère des classes populaires et moyennes des pays occidentaux. Si la mondialisation a réduit les inégalités entre pays, elle a accentué celles au sein des pays, au plus grand profit du 1 % qui s’est considérablement enrichi.

C’est pour cette raison que les intellectuels et juristes libéraux ont changé subrepticement la conception même de la démocratie, qui n’est plus « le pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple », mais « la protection des minorités » contre la loi de la majorité. Cette nouvelle approche, érigée sous le magistère de la religion des droits de l’homme, désagrège les peuples et les nations au profit d’un individu-consommateur, et de communautés sexuelles et religieuses qui imposent leur vision du monde, souvent conflictuelles. Sur ce chaos qui gronde règne une classe dominante, les fameuses élites mondialisées, qui ont fait sécession de leurs nations respectives, comme l’avait finement analysé Christopher Lasch. Toute classe dominante a besoin d’une idéologie qui légitime ses privilèges et son hégémonie. Qui chante ses louanges en faisant oublier que « l’histoire est tragique ». Notre Pangloss suédois et tous ses thuriféraires médiatiques sont avant tout ses hommes de main, ses hommes de mots et de chiffres ; en clair ses agents de propagande. Et après eux, le déluge.



Non ce n’était pas mieux avant
de Johan Norberg
publié le 24 mai 2017
chez Plon
à Paris
272 pages
ISBN-13 : 978-2259253260