dimanche 12 février 2017

« Repli identitaire » ou « ouverture sur le monde » ? Fausse alternative...


Extraits d'une chronique de Mathieu Bock-Côté :

Mais comme d’habitude, ces termes qui circulent dans les médias et qui relèvent du petit bêtisier propre à la rectitude politique ne sont pas vraiment définis. Qu’est-ce que le «repli identitaire»? On serait bien en peine d’en avoir une définition minimalement rigoureuse. D’autant que le repli identitaire est toujours couplé à un autre concept, celui de l’ouverture à l’autre, qu’on ne prend pas davantage la peine de définir, mais qui est connoté positivement – on parle aussi de l’ouverture au monde, mais là-aussi, la définition est plus souvent qu’autrement manquante. Ceux qui s’en réclament se croient moralement auréolés. Ils sermonnent leurs contemporains qui seraient encore dans les ténèbres à la lumière de la révélation diversitaire. Ils représentent le camp du bien. Même si cette alternative domine le système médiatique, elle n’a aucun sens. Elle a une seule fonction en fait: présenter le multiculturalisme comme la traduction politique et éthique de la part la plus généreuse de l’esprit humain. Ceux qui s’y rallient représenteraient la meilleure part de l’humanité. Il s’agirait de meilleurs humains. C’est d’ailleurs un des avantages stratégiques d’un certain progressisme qui domine aujourd’hui les sciences sociales et la philosophie telles qu’on les pratique en milieu universitaire: le simple fait de s’en réclamer donne à ceux qui y adhèrent un sentiment de supériorité morale.

Il faut pourtant se déprendre de cette alternative intellectuellement débilitante entre le repli identitaire et l’ouverture au monde pour penser sérieusement la question identitaire, qui nous connecte aux fondements de la communauté politique et nous permette de penser à partir de quelle réalité un peuple s’institue et se constitue. Disons-le autrement: nos sociétés ne sont pas travaillées d’un côté par les forces des ténèbres et d’un autre par celles de la lumière. [...]

On ne saurait enfermer la nature humaine dans un simple système idéologique qui la recouperait parfaitement: l’homme a à la fois besoin d’enracinement et de cosmopolitisme, il a autant besoin de frontières pour le protéger que de la possibilité de les franchir pour ne pas se laisser avaler par la communauté à laquelle il appartient. On pourrait aussi dire qu’il a besoin de liberté et d’égalité. Il y a dans le cœur humain des aspirations contradictoires, mais également nécessaires, et la vocation du politique ne consiste pas à éradiquer un des deux pôles en question mais à trouver une synthèse pratique, qui n’est jamais définitive, et qui s’accorde à la conjoncture globale d’une époque, entre ces aspirations, en sachant et en reconnaissant que jamais le conflit entre ces philosophies ne s’éteindra. La vocation du politique, autrement dit, ne consiste pas à écraser la complexité humaine dans une idéologie mais à faire droit aux nombreuses facettes de l’humanité qui se projettent dans la cité et qui, inévitablement, s’entrechoqueront lorsqu’elles se rencontreront. En fait, une communauté politique qui se montrerait étrangère et même hostile à la pluralité irréductible des valeurs et des philosophies s’exprimant dans la cité se condamnera à une extrême pauvreté existentielle ou à la tyrannie.

Il n’y aura pas, au terme de l’histoire humaine, la découverte d’une société idéale (d’ailleurs, il n’y aura pas de terme à l’histoire humaine). Il faut se délivrer du fantasme utopiste qui laisse croire à une réconciliation totale, un jour prochain, du genre humain, qui grâce à une doctrine politique idéale, pourrait enfin se délivrer des querelles de la cité, l’humanité pouvant enfin s’adonner aux bonheurs privés pendant que des technocrates de bonne volonté administreraient la chose commune. Le conflit est au cœur de la condition humaine, de la nature humaine, et la vocation du politique consiste justement à régulariser et civiliser ce conflit, sans pour autant l’étouffer, car il est aussi créateur de sens. Le politique consiste à transcender cette conflictualité irréductible, qui toujours peut dégénérer en une lutte à finir entre factions chacune persuadées d’avoir le monopole du bien et du vrai. C’est pourquoi les passions doivent être cultivées sans pour autant se déchainer. On ajoutera que la civilisation libérale a aussi pour vocation de traduire ce conflit de philosophies en échange argumenté. Mais la délibération politique n’est pas une délibération universitaire transposée dans la cité : ceux qui s’y adonnent veulent non seulement convaincre mais vaincre.
Voir aussi

Multiculturalisme, « hybridation », « métissage culturel », une nouvelle illusion théorique dans les sciences sociales


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