samedi 16 juillet 2016

Critique de la Mauvaise langue de Marc Cassivi

Marc Cassivi (ci-contre) est chroniqueur à La Presse+. Il rêve donc d’un « Québec ouvert, multiculturel et inclusif » et sympa envers l’anglais (faut être ouvert après tout).

Selon Radio-Canada qui l’a invité à plusieurs reprises (voir Esprit critique et Tout le monde en parle), « il sert, dans le livre Mauvaise langue, une charge en règle contre “la crainte irraisonnée du bilinguisme et le refus obstiné de l’anglais”. Même s’il est pro Charte de la langue française, il considère qu’on nous sert un discours souvent alarmiste sur l’assimilation des francophones. Pour le chroniqueur, perpétuer le mythe que l’anglais, c’est mal et alimenter un nationalisme identitaire fondé sur la langue du Québécois de souche, c’est friser l’intolérance. »

Guillaume Marois, démographe de profession, n’a pas été convaincu par l’opuscule de Marc Cassivi. On trouvera ci-dessous sa recension de l’ouvrage en question :

À défaut de maîtriser d’emblée le sujet qu’il veut traiter, on attend d’un journaliste qu’il fasse un certain travail de recherche, questionne des spécialistes ou lise les principaux travaux sur celui-ci. Le livre de Marc Cassivi, Mauvaise langue, publié aux éditions Somme Toute, ne suit assurément pas cette approche. L’objectif de cet essai serait de contrer le discours prétendument alarmiste de ceux qui s’inquiètent du déclin [Note du carnet : plus personne ne semblerait vouloir le renforcement du français comme langue commune unique] du français au Québec. Voilà un sujet d’actualité sur lequel de nombreux démographes, linguistes et sociologues ont écrit. Mais pour Cassivi, nul besoin d’aller voir leurs travaux. Son expérience personnelle est suffisante.

Les données et les études ne sont pas importantes pour Cassivi. À cet effet, il est d’ailleurs incroyable qu’un essai sur la situation du français ne cite à peu près aucun chiffre sur le sujet. Pour l’auteur, la preuve qu’il n’y aurait pas d’anglicisation est que ses enfants de 11 et 9 ans ne parlent pas le franglais et qu’ils seraient embêtés de prononcer deux phrases d’affilée en anglais, sans compter qu’il n’y aurait qu’un seul élève bilingue dans la classe de son aîné (p. 92).

Visiblement, pour Cassivi, le monde tourne autour de sa personne. En effet, malgré le titre et l’objectif du livre, celui-ci n’est dans l’ensemble qu’un ramassis d’anecdotes personnelles généralement hors sujet et inintéressantes d’une vie somme toute banale. Nous apprenons par exemple que Cassivi a connu Rufus Wainwright à l’enfance, qu’il a joué au soccer, qu’il avait tantôt les cheveux courts, tantôt les cheveux longs, qu’il parle franglais couramment depuis longtemps, qu’il a vécu dans l’Ouest-de-l’Île dans un environnement anglophone et qu’il a pu voyager en Europe parce qu’il parle anglais (comme si c’était une condition sine qua non pour voyager).

L’argumentaire des rares passages qui ont un certain rapport avec l’objectif du livre se résume généralement à deux choses. La première est l’indignation moralisatrice, souvent accompagnée de quolibets et métaphores olfactives et digestives, devant la prétendue xénophobie et le repli identitaire du clan souverainiste (dont il se réclame) et qui seraient responsables de l’échec de l’option. Ainsi, selon lui, « [e]xclure d’emblée l’immigrant du projet indépendantiste est la grande erreur historique du camp souverainiste, et qu’il perpétue avec son récent virage identitaire » (p. 45). On croit comprendre qu’il fait allusion au défunt projet de charte des valeurs qui aurait défini un code vestimentaire neutre aux fonctionnaires. En présupposant que les immigrants se sentent explicitement concernés par ce projet, Cassivi caricature ces derniers comme étant un groupe stéréotypé de religieux pratiquants ne pouvant se passer du port de leurs symboles. Or, non seulement les immigrants ont été nombreux à appuyer l’interdiction du port de symboles religieux par les fonctionnaires, mais plusieurs d’entre eux proviennent de pays où un code vestimentaire similaire existe déjà.

Faut-il par ailleurs rappeler que lors des élections de 2007, alors que le PQ s’était complètement retiré du débat identitaire en n’osant pas prendre position sur le débat entourant les accommodements religieux, le parti connut l’un des pires résultats de son histoire et dut se contenter de former la deuxième opposition ? En somme, Cassivi semble plutôt inverser les rôles. Le rejet des non francophones au projet est systématique malgré les nombreuses mains tendues, peu importe ce que le mouvement indépendantiste propose et fait. Faut-il par ailleurs rappeler que Québec solidaire, qu’on ne peut certainement pas accuser d’avoir pris un virage identitaire, n’attire pas plus le vote des non-francophones, ceux-ci étant historiquement acquis au Parti libéral du Québec et à l’option fédéraliste ?

Quoi qu’il en soit, peu importe l’issue de ce débat, il est difficile de voir en quoi il constitue une réponse aux discours de ceux qui s’inquiètent du déclin du français.

Le second type d’argumentaire de Cassivi est d’inventer un discours fictif à ses opposants, ceux qu’ils nomment les « chevaliers de l’apocalypse », pour ensuite le ridiculiser. Par exemple, l’auteur dit que « [b] ien des zélotes dénoncent les dangers d’un bilinguisme individuel en oubliant commodément que l’anglais est une langue que maîtrisait […] Jacques Parizeau » (p. 44-45). Évidemment, il ne cite personne, parce qu’il n’y a jamais eu personne qui ait dénoncé le bilinguisme individuel, à moins qu’il ne vise que quelques commentaires de quidams sur les réseaux sociaux. Bien que les « chevaliers de l’apocalypse » ne soient jamais explicitement nommés, quelques noms reviennent tout au long du livre : Biz, Mario Beaulieu, Mathieu Bock-Côté, André Braën, Michel Breton, Louis Cornellier, Gilles Proulx, Jean-Pierre Roy, Christian Rioux, etc. En fait, dans tous les débats linguistiques, c’est le bilinguisme institutionnel qui est dénoncé & nbsp ; : celui des administrations, celui des communications publiques, celui du monde du travail. 

[Note du carnet : Il faudrait quand même aussi se poser des questions sur l’école qui veut généraliser de plus en plus le bilinguisme des jeunes Québécois francophones et ceci de plus en plus tôt. Le nombre d'heures d'anglais imposées se fait au détriment d'autres matières, et d'abord le français (on ne parle qu'une langue à la fois). Voir Québec — Triplement du nombre d'heures d'anglais en une trentaine d'années. Quel message cette augmentation constante des heures d'anglais envoie-t-il ? À partir de quand la généralisation du bilinguisme individuel précoce par l’école devient-il un bilinguisme institutionnel ? Comment valoriser le français quand l’école forme des francophones de plus en plus bilingues, quand les tribunaux, l’administration, les universités, les emplois sont bilingues et ne nécessitent pas l’apprentissage du français ou sa maîtrise de la part des non francophones ?]

Plus loin, il dit que « sonner l’hallali du français au Québec […] relève de la mauvaise foi sans fond. La situation du français a bel et bien évolué depuis 40 ans » (p. 56). Or, il serait surprenant que l’un ou l’autre des commentateurs et chroniqueurs nommés dans le livre ait dit le contraire. Généralement, ils sont même probablement les premiers à reconnaitre l’importance de la loi 101 et de ses effets bénéfiques sur la place du français. Cependant, si la situation actuelle est meilleure que celle qui prévalait il y a 40 ans, il n’en demeure pas moins qu’elle se détériore depuis plusieurs années.
[Note du carnet : notons aussi que la situation « optimale » d’il y a quelques années était loin d’être celle d’un pays normal où le français serait la véritable langue commune. La situation s’améliorait, mais elle était très loin d’être « normale ». Le français au Québec des années 1990 n’était nullement aussi bien parlé qu’en France en 1990 ni, bien sûr, autant parlé : en France il était quasiment impossible d’avoir un bon emploi sans maîtriser le français, alors que la maîtrise du français à Montréal n’a jamais été une condition nécessaire pour obtenir un bon emploi, bien au contraire serait-on tenté de dire.]

Les tendances démolinguistiques ne sont en effet pas nécessairement linéaires. Il est vrai que les allophones sont beaucoup plus nombreux qu’avant à adopter la langue officielle du Québec, mais cette amélioration est insuffisante pour que les comportements linguistiques de ceux-ci ne pas jouent en défaveur du français. Cette amélioration de la situation ne fait que ralentir le déclin relatif de la langue pourtant officielle, comme en témoignent tous les scénarios de projections démolinguistiques1. À cet effet, les données du dernier recensement sont plutôt sans équivoque : peu importe l’indicateur observé, que ce soit la langue parlée à la maison, la langue maternelle, la langue au travail ou la simple connaissance, le français poursuit son déclin relatif.

Ainsi, selon Cassivi, « [l] e français y est, dans les faits comme dans la théorie, la langue officielle et la langue d’usage ». Avant de faire une telle affirmation prétendument basée sur des faits, un minimum de rigueur, surtout pour un journaliste, aurait été d’aller les vérifier. Que disent-ils ?

Un récent rapport2 sur la langue d’usage nous apprenait que pour l’ensemble des Québécois, l’anglais est utilisé dans près de 20 % des activités quotidiennes, alors que les anglophones ne représentent qu’environ 8 % de la population. Pour les allophones non-francotropes, la langue d’usage est en effet plus souvent seulement l’anglais (43,5 %) que seulement le français (40,1 %). Même pour les communications gouvernementales, plus de la moitié d’entre eux n’utilisent que l’anglais. [Note du carnet : nous ne comprenons pas pourquoi l’administration du Québec dont le français est censé être la langue commune et officielle offre tant de services en anglais.]

Chez les francophones, le français n’est pas la seule langue d’usage en public pour près du quart (22,8 %) de ceux vivant sur l’île de Montréal. Quand André Braën dit que le français est « la langue d’une majorité incapable de l’imposer sur son territoire », Cassivi croit suffisant de simplement qualifier le propos de « catastrophiste », sans apporter aucun argument qui pourrait soutenir son désaccord. Les données empiriques tendent pourtant à donner raison au professeur de droit.

Finalement, soulignons néanmoins que le livre se lit très facilement. Non pas parce qu’il est intéressant, accrocheur ou bien écrit, mais plutôt parce qu’il ne compte que 90 pages de texte et qu’on peut en sauter de grands bouts sans avoir peur de rater quelque chose d’important. Il se lit dans le temps d’un aller-retour entre les métros Pie-IX et Université de Montréal. Le lecteur ne retiendra probablement aucun passage pertinent qui lui permettrait d’approfondir sa réflexion sur ce qui est pourtant le sujet du livre, soit la situation du français au Québec. [Note du carnet : Cela n’a évidemment pas empêché la SRC d’inviter plusieurs fois Marc Cassivi...]

En somme, il s’agit d’un livre inutile dont l’objectif est manifestement la visibilité pour un égocentrique en manque d’attention. Il ne vaut définitivement pas les 13,95 $ qu’il coûte.

Guillaume Marois
Démographe


Notes

1 Termote, M., F. Payeur et N. Thibault (2011). « Perspectives démolinguistiques du Québec et de la région de Montréal, 2006-2056 », Office québécois de la langue française, 2011 ; Sabourin, P. et A. Bélanger (2015). “Microsimulation of Language Dynamics in a Multilingual Region with High Immigration”, International Journal of Microsimulation, 8 (1), 67–96.

2 Pagé, Michel (2014). L’usage du français et de l’anglais par les Québécois dans les interactions publiques, portrait de 2010, Conseil supérieur de la langue française, 52 p.

Voir aussi

Québec — Le français perd de plus en plus de terrain au travail (des chiffres, M. Cassivi)

L'utilité du français pour un emploi est-elle quasi nulle à Montréal pour les immigrants récents ? (des chiffres)

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