mercredi 25 mai 2016

Chantal Delsol : Les démiurges contre les jardiniers de ce monde




Philosophe, historienne des idées et romancière, Chantal Delsol est membre de l’Académie des Sciences morales et politiques. Elle vient de publier un essai puissant et sans compromission intitulé : « La haine du monde » aux Éditions du Cerf. Pour l’auteur, le clivage traditionnel gauche/droite s’estompe en faveur d’un autre, plus récent, mais durable : la séparation entre démiurges et jardiniers, représentant deux courants de pensées adverses. Les démiurges, les enfants des Lumières, possèdent le pouvoir. Ils veulent émanciper l’homme des particularismes, des emprises familiales, religieuses, nationales ou culturelles. En cela, ils se situent dans la continuité des totalitarismes du XXe siècle.

L’esprit ultime du démiurge est le transhumanisme, l’homme amélioré qui rêve d’immortalité. Par opposition au démiurge, Chantal Delsol fait appel à l’image du jardinier « qui ne cherche pas l’efficacité, mais la fécondité ». Chantre de l’enracinement, le jardinier s’apparente à la représentation de la contre-culture face au pouvoir et aux puissants. Le but du jardinier n’est pas de créer un nouveau monde, mais parfaire celui qu’il a trouvé en arrivant. Plus observatrice que militante, Chantal Delsol se garde bien de choisir son camp. Haut et fort, elle prône un équilibre nécessaire entre l’enracinement et l’émancipation. Cependant, au fil des pages, elle finit par affirmer qu’elle ne croit pas au triomphe de la démiurgie. L’auteur s’écrit : « jamais les pensées absurdes n’ont gagné ! ».

Présentation de l'éditeur
Le XXe siècle a été dévasté par la démiurgie des totalitarismes qui, espérant transfigurer le monde, n'ont abouti qu'à le défigurer. Mais il serait faux de croire que ces illusions totalitaires nous ont quittés. Car nous avons rejeté avec force le totalitarisme comme terreur, mais tout en poursuivant les tentatives de transfiguration du monde. Au point de l'histoire où nous en sommes, le débat et le combat opposent ceux qui veulent encore remplacer ce monde, et ceux qui veulent le défendre et le protéger. La conviction de Chantal Delsol est qu'une partie de l'Occident postmoderne, sous le signe d'un certain esprit révolutionnaire, au sens de radicale utopie, mène une croisade contre la réalité du monde au nom de l'émancipation totale. La philosophe définira ainsi le projet de la modernité tardive : une démiurgie émancipatrice dans le sillon des Lumières françaises de 1793 et du communisme, œuvrant sans la terreur et par la dérision, toujours barbare mais promue par le désir individuel et non plus par la volonté des instances publiques. Un essai cinglant et sans compromission par l'une des meilleures philosophes de notre époque.

Biographie de l'auteur

Philosophe, membre de l'Institut, Chantal Delsol poursuit une œuvre majeure à la croisée de la philosophie et du politique. Elle est l'auteur de nombreux ouvrages dont, aux Éditions du Cerf, L'Âge du renoncement (2011), Les Pierres d'angle (2014) et Le Nouvel âge des pères (2015).

La haine du monde : Totalitarismes et postmodernité
de Chantal Delsol
paru le 5 février 2016
aux éditions du Cerf
à Paris
237 pages
ISBN-13: 978-2204108065




États-Unis — Tous les jeunes ne travaillent pas dans une « jeune pousse »

Quand la presse évoque la génération Y, elle ne s’intéresse qu’aux diplômés de la classe moyenne aisée, relève cette jeune journaliste américaine. Il est temps de s’intéresser aussi aux autres.

Je me souviens du jour où j’ai compris à quel point le terme « génération Y » [qui désigne les jeunes nés entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990] était bidon. C’était en 2013, j’étais à Milwaukee dans le Wisconsin pour interviewer les employés d’une jeune entreprise typique avec tireuse à bière, fresques et longue planche [planches à roulettes plus longues que la planche ordinaire] de marque accrochées aux murs.

Tous âgés d’une vingtaine d’années, mes interlocuteurs usaient sans modération des expressions « génération Y », « notre génération » ou « les gens de notre âge ». Ils étaient aux prises avec toutes les grandes problématiques associées dans les médias à leurs préoccupations : la peur du déclassement, les diplômes qui ne valent rien, la quête du sens au travail, la nécessité de maîtriser les technologies pour réussir. Ils me vantèrent les charmes du lac Milwaukee et firent l’éloge de leur ville, à l’ambiance si favorable aux affaires. S’ils n’avaient pas un sou de côté, je ne doutais pas une seconde qu’avec leur optimisme ils n’auraient aucun mal à tirer leur épingle du jeu.

En sortant de leur charmant bureau-loft du centre-ville, je me suis retrouvée nez à nez avec des employés de restaurant-minute qui manifestaient pour être payés 15 dollars l’heure. La plupart d’entre eux avaient moins de 30 ans. Ils étaient noirs ou latinos et n’avaient pas du tout les mêmes problèmes que mes jeunes employés de la jeune entreprise. Après avoir échangé quelques mots avec eux, je me suis rendu compte qu’ils se demandaient surtout comment nourrir leurs enfants, qu’ils s’inquiétaient de l’insécurité dans leur quartier et qu’ils devaient jongler entre leurs études et trois boulots désagréables.

Pauvreté. C’est à ce moment que j’ai mesuré à quel point les médias, quand ils parlent de la génération Y, se concentrent exclusivement sur les jeunes diplômés de la classe moyenne aisée, quand bien même ces derniers ne représentent nullement la majorité.

Non pas que l’on n’entende jamais parler de leurs problèmes financiers : une étude du Pew Research Center — qui définit les « génération Y » comme les personnes nées entre 1981 et 1997 — estime qu’un sur cinq vit dans la pauvreté. Près de la moitié sont sans emploi ou occupent des postes pour lesquels ils sont surqualifiés. Les deux tiers sont endettés sur le long terme.

Et pourtant, quand ils évoquent ces difficultés, les médias ne parlent que de « retards à l’allumage », et non de symptômes révélateurs d’un fossé économique béant. Ces études ne font pas de différence entre les jeunes issus de milieux pauvres et les autres. Sachant que la moitié des baby-boomers [la génération d’après-guerre] n’ont pas épargné pour leur retraite et que seuls 35 % des Américains de la génération X [nés entre 1960 et 1980] ont un diplôme universitaire, statistiquement, il est fort probable qu’un grand nombre de jeunes d’aujourd’hui ont grandi dans des familles pauvres ou modestes.

Ce n’est pourtant pas ce que nous racontent les journalistes quand ils nous parlent de la génération Y. Si les médias sont fascinés par la génération Y (aussi appelée la génération millénaire), c’est peut-être parce qu’ils sont dirigés par des gens relativement âgés qui nous en veulent. Quelle qu’en soit la raison, leur acharnement est particulièrement palpable depuis la fin des années 2000. Une litanie d’insultes circule, visant spécifiquement les jeunes de la classe moyenne : ils sont narcissiques, se comportent comme si tout leur était dû et n’arrêtent pas de se plaindre. Vissés à leur portable, ils refuseraient de grandir. Les articles les plus bienveillants leur prédisent un réveil difficile après leurs études. À l’opposé, les « grands penseurs » et les orateurs des conférences TED [destinées à diffuser en ligne, gratuitement, des « idées qui en valent la peine »] glorifient l’idéalisme des abeilles ouvrières du secteur technologique qui votent pour le Parti démocrate — là encore, une catégorie de jeunes hautement diplômés et plutôt aisés.

C’est comme si les millions de jeunes pauvres nés de parents pauvres n’existaient pas. Pire, on les accable. Dans « La génération moi, moi, moi », un papier qui a fait la couverture du magazine Time en 2013, Joël Stein consacre à ce groupe une phrase - raciste de surcroît : « Ce ne sont pas là que des problèmes de gamins de riches : dans leur fabuleux ghetto, les membres pauvres de la génération millénaire sont encore plus narcissiques, matérialistes et accros à la technologie. »

Les enquêtes sur la pauvreté évoquent rarement les questions de génération. Pourtant, nombre des salariés exploités des salons de manucure dont nous parle Sarah Maslin Nir, dans un article [publiée par The New York Times en mai 2015] qui a fait beaucoup de bruit, entrent dans la catégorie statistique de la génération Y. Même chose pour la mère de Dasani [une fillette de 11 ans], qui apparaît dans le portrait sensationnel d’une famille de sans-abri à New York qu’Andrea Elliott a publié en 2013 [dans The New York Times]. Dans les articles consacrés aux jeunes Noirs en prison et aux jeunes qui vivent dans la rue, on ne trouve jamais le terme « génération Y ».

Étiquettes. Aussi choquante soit-elle, cette incohérence n’est pas nouvelle. Le traitement médiatique de la génération X et des baby-boomers était tout aussi déséquilibré, concentré uniquement sur les mieux nantis.

Dans mes propres reportages, j’ai été tentée d’abandonner le concept même d’identité de génération, notamment pour celle-ci, qui est probablement la plus hétéroclite de notre histoire. En pratique pourtant, ces dénominations jouent un rôle important. Les étiquettes et les affinités permettent de rassembler et de créer des mouvements qui finissent par acquérir un certain poids politique. Aucun candidat à la présidentielle ne peut se faire le champion d’un groupe invisible et silencieux dont on ne parle à peu près jamais dans les médias.

Les jeunes pauvres, dont on ne parle que dans des articles traitant de la pauvreté, méritent qu’on leur consacre des reportages nuancés. Plus de vingt ans après sa création par les sociologues [américains] Neil Howe et William Strauss, le terme « génération Y » n’est pas près de disparaître. Il serait donc temps de s’intéresser aussi à ceux qui ne correspondent pas à cette vision stéréotypée.


Source : Extraits adaptés de Fusion (Floride) du 10 février

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