dimanche 10 juillet 2016

Histoire — Jean de Léry et les explorateurs français au Brésil (1555 à 1560)

Indigène faisant griller de la viande humaine, illustration tirée du livre de Jean de Léry
Claude Lévi-Strauss raconte dans Tristes Tropiques que, lorsqu’il découvrit Rio de Janeiro au cours d’une mission ethnologique, en mars 1935, l’une de ses premières pensées s’adressa à Jean de Léry, qui avait foulé le même sol que lui, près de quatre siècles auparavant. Le grand ethnologue français retraçait en quelques pages l’aventure brésilienne de son lointain prédécesseur et l’épisode de la « France antarctique », cette tentative de colonisation du Brésil à laquelle est associé le nom de Jean de Léry et dont il fut le chroniqueur. Le livre dans lequel est relaté cet épisode insolite, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, autrement dite Amérique, était alors largement oublié. En le qualifiant de « chef-d’œuvre de la littérature ethnographique », Claude Lévi-Strauss allait remettre à la lumière et susciter de l’intérêt pour un auteur qui avait connu un vif succès au XVIe siècle, puis au XVIIIe siècle, avant de n’être plus lu que par quelques érudits au siècle suivant. Dans le sillage de Lévi-Strauss, Michel de Certeau lui consacra une étude dans son Écriture de l’histoire, puis le professeur de littérature Frank Lestringant l’édita dans une version accessible au grand public, avant que le romancier Jean-Christophe Rufin ne s’en inspire enfin pour son Rouge Brésil, prix Goncourt 2001.

Étrange destin que celui de ce protestant bourguignon ! Né en 1536 dans le village de La Margelle (Côte d’Or), il est d’origine humble, cordonnier de son état. Sa conversion à la Réforme va donner à sa vie une tournure aventureuse et chaotique. Lorsque l’ambiance commence à se tendre entre catholiques et protestants, il se réfugie à Genève auprès de Calvin et décide, en 1556, de rallier la petite troupe de prédicateurs qui part rejoindre la colonie française installée au Brésil. Forte d’environ 600 hommes, cette colonie a débarqué, quelques mois plus tôt, sur une petite île fortifiée de la baie de Guanabara (aujourd’hui île de Villegagnon, où se trouve l’École navale brésilienne), sous les ordres de son chef : le chevalier de Malte Nicolas Durand de Villegagnon. Mais à peine constituée, la colonie a commencé à se fissurer...

C’est à l’amiral de Coligny que l’on doit l’aventure de la France antarctique. Depuis sa découverte, en 1500, par les Portugais, le Brésil fascine les Français. Les marins normands s’y sont très vite rués pour se livrer au commerce du bois ou pratiquer la piraterie contre les Lusitaniens. Ils considèrent cette terre comme leur chasse gardée et le roi les soutient. « Je voudrais bien voir la clause du testament d’Adam qui m’exclut du partage du monde », répondait François Ier aux émissaires ibériques protestant contre sa politique d’expansion. Vers le milieu du siècle, Coligny décide de passer à la vitesse supérieure en concevant un véritable projet colonial avant l’heure. Chef du parti protestant quand éclatera la guerre civile (1562), tué lors de la Saint-Barthélemy, dix ans plus tard, son but est double : concurrencer les puissances ibériques en profitant des liens tissés avec les Indiens par les marins normands. Mais aussi détourner de la France le spectre menaçant de la guerre civile en créant une colonie huguenote qui pourrait devenir une solution de repli si la situation l’exigeait.

Carte de l'établissement français
dans la baie du Rio de Janeiro
Bien accueillis par les Tupinambas, les Français peuvent compter sur ceux que l’on appelle les « truchements », des marins normands installés avec les Indiens et partageant leur mode de vie. Ils serviront de traducteurs. Mais les premières tensions naissent très vite. Villegagnon, austère, ne supporte pas la nudité des Indiennes et encore moins la manière dont vivent les truchements, intégrés au point de partager les mœurs cannibales de leurs hôtes. Il donne à ses hommes tentés de rejoindre les Indiennes le choix entre le mariage et la pendaison. Les désertions se multiplient, les complots se trament et la plupart des colons profitent d’un bateau de ravitaillement pour quitter la colonie quelques mois plus tard. C’est alors qu’il fait appel à Calvin, son ancien condisciple à la faculté de droit d’Orléans, qui lui envoie des colons genevois à la moralité plus sûre, dont notre Jean de Léry qui écrira l’histoire de la colonie. Mais un nouveau conflit voit le jour à la Pentecôte 1557, alors que l’on célèbre la Cène. Les catholiques plaident pour la présence réelle du corps du Christ dans la communion ; les calvinistes, qui les accusent de ne pas valoir mieux que les cannibales qui les entourent, pour sa présence symbolique...

L’expédition vire au fiasco, un an plus tard, lorsque les Portugais montent une expédition commandée par le gouverneur Mem de Sá pour chasser les intrus. Le fort est détruit, la France antarctique ratiboisée, une ville est créée dans la foulée pour sécuriser la baie : São Sebastião do Rio de Janeiro.

De retour en France, Jean de Léry est pris dans la tourmente de la guerre civile. Il est prédicateur à Belleville-sur-Saône, puis pasteur à Nevers et à La Charité-sur-Loire ; c’est là que le surprennent les massacres commencés à Paris le 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy, et qui connaîtront des échos en province jusqu’en octobre de la même année. Réfugié dans la citadelle de Sancerre, qui résista un an aux troupes catholiques, Léry est chargé de la négociation pour la capitulation de la ville. Il racontera ce siège et la famine qui s’ensuivit dans l’Histoire mémorable de la ville de Sancerre (1574).

En 1557, André Thevet, cosmographe des rois de France et capucin, avait fait paraître un livre après avoir passé, lui aussi, quelques mois au Brésil : les Singularitez de la France antarctique. Il accusait les « Genevois » d’être responsables de la faillite de la colonie. C’est pour laver l’honneur des martyrs protestants (trois d’entre eux furent exécutés par Villegagnon) que Jean de Léry se lança dans la rédaction de ce qui allait être son chef-d’œuvre, l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, publié en 1578 et réédité six fois les années suivantes. Outre le récit de ses aventures hors du commun (naufrage, incendie, révolte, tempêtes, famine, etc.), qui en font un roman haletant, le livre est une description de la vie des Indiens que découvre alors l’Europe ébahie, mais aussi une critique de la société chrétienne que le prédicateur estime corrompue. Par sauvage interposé, Léry fustige l’avarice de ces hommes prêts à quitter femme et enfants et à braver les océans pour s’enrichir, ou la coquetterie des élégantes, bien plus scandaleuse à ses yeux que la nudité des Indiennes, laquelle témoigne paradoxalement d’une vertu modeste.

Si le moraliste protestant estime que les Indiens sont définitivement perdus, oubliés de Dieu, et qu’ils ne sauveront jamais leur humanité, l’observateur bienveillant est pourtant plein de compréhension pour ces représentants du « monde enfant » (Montaigne) qu’il découvre avec tendresse. Son regard a la fraîcheur du XVIe siècle. Même le cannibalisme, thème qui traverse toute son œuvre, finit par être relativisé. Les usuriers des pays civilisés « sucçans le sang et la moëlle » des veuves et des orphelins valent-ils vraiment mieux qu’eux ?

Écrivant vingt ans après les faits, après avoir connu l’horreur d’une guerre civile, l’écrivain est nostalgique de son séjour brésilien et son cœur semble parfois être resté avec les cannibales : « Je regrette souvent que je ne suis parmi les Sauvages, ausquels (ainsi que j’ay amplement monstré en ceste histoire) j’ay cogneu plus de rondeur qu’en plusieurs de par-deça, lesquels à leur condamnation, portent titre de Chrestiens », note-t-il au soir de sa vie. Avec ce livre auquel se ralliera Montaigne, une tradition philosophique naît, qui culminera, au siècle des Lumières, avec Diderot et le « mythe du bon sauvage ».

Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil,
de Jean de Léry,
publié au Livre de poche,
en 1994,
672 pages,
11,20 €.


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