mercredi 30 septembre 2015

Birmanie — Les autorités locales soutiennent les radicaux bouddhistes

Article du Myanmar Now de Rangoun, capitale de la Birmanie, sur la radicalisation de certains bouddhistes (y compris de nombreux moines) envers l’islam.

En Birmanie, où la population est majoritairement bouddhiste, la minorité musulmane représente environ 5 % des habitants. Dans le delta de l’Irrawaddy, les musulmans vivent essentiellement des activités liées aux abattoirs et au commerce du bœuf.

Actuellement, les entreprises musulmanes sont la cible des radicaux bouddhistes, dont la voix a beaucoup gagné en puissance avec l’ouverture politique de la Birmanie.



Depuis fin 2013, une campagne soutenue par Ma Ba Tha (lire ci-dessous) a entraîné la fermeture de dizaines d’abattoirs et d’usines de transformation de viande tenus par des musulmans dans la région d’Ayeyarwady. Des milliers de vaches ont été enlevées de force à leurs propriétaires musulmans. Les commerces de certains musulmans ont vu leurs revenus s’effondrer.

Des documents officiels que nous avons obtenus et des entretiens avec des représentants de l’État révèlent que les hauts fonctionnaires soutiennent cette croisade. Lwin Tun, 49 ans, a investi dans les secteurs du bâtiment, de l’immobilier et de l’hôtellerie, à la fois dans le delta et dans la région de Rangoun. Selon lui, les actions de Ma Ba Tha menacent gravement ses intérêts. « La campagne appelant à un boycott des entreprises gérées par des musulmans dure depuis quelque temps, affirme-t-il. Des tracts sont distribués. La police le sait, mais ne fait rien. »

En 2014, en raison de la pénurie de bétail et du renforcement des restrictions gouvernementales, les populations musulmanes du delta de l’Irrawaddy n’ont pas pu fêter l’Aïd el-Kébir, lors duquel des vaches sont sacrifiées selon la tradition islamique.

« Ces actions sont une infraction directe à nos droits religieux fondamentaux, martèle Al Haji Aye Lwin, responsable du Centre islamique de Rangoun. D’après moi, les entreprises [musulmanes] perdent dans l’ensemble 30 % de leur chiffre d’affaires. »

Kyaw Sein Win, un porte-parole de Ma Ba Tha au siège de Rangoun, affirme que sauver des vies est un aspect central de la philosophie bouddhiste. « Nous ne ciblons pas délibérément les entreprises
[musulmanes]. Ils tuent des animaux, car ils pensent que cela les rend méritants. C’est la principale différence entre eux et nous », a-t-il déclaré au Myanmar Now.

L’appel à un boycott des entreprises musulmanes a reçu peu d’écho dans les villes, mais la campagne contre les sacrifices, qui repose sur l’aversion traditionnelle des bouddhistes pour l’abattage des vaches, a porté auprès des fidèles du delta de l’Irrawaddy. Dans cette région, cœur de la riziculture birmane, des dizaines de milliers de musulmans, pour la plupart commerçants en ville, vivent aux côtés d’environ 6 millions de riziculteurs, bouddhistes en majorité.

Traditionnellement, les agriculteurs birmans utilisent les vaches et les bœufs comme animaux de trait. Ils ne les vendent aux abattoirs que pour gagner rapidement beaucoup d’argent, en vue d’un mariage ou pour payer un traitement médical. Ma Ba Tha n’a pas demandé aux agriculteurs de ne plus vendre leur bétail. Sa stratégie consiste à s’emparer des licences des abattoirs.

Surveillance. En 2014, les moines radicaux du delta de l’Irrawaddy ont créé l’organisation Jivitadana Thetkal (« Sauver des vies »), qui appelle les monastères de la région à collecter chacun environ 100 dollars dans leur congrégation pour racheter des licences. « Nous soutenons cette campagne menée par Jivitadana Thetkal, a déclaré le porte-parole Kyaw Sein Win. La plupart de ses membres appartiennent aussi à Ma Ba Tha, mais le siège ne leur donne aucune instruction directe. »

Les moines bouddhistes radicaux ont prononcé des sermons enflammés dans les villages du delta pour propager l’idée que l’abattage de vaches constitue un affront au bouddhisme et participe de l’objectif musulman d’exterminer le bétail. « Soyons vigilants, avertissent les paroles d’une chanson jouée lors de ces manifestations. Moines bouddhistes et civils, ne soyez plus passifs. Si vous le restez, notre race et notre religion disparaîtront. »

Pyinyeinda, 65 ans, soutient le mouvement. « Notre région est confrontée au risque de perdre son bétail. Les Kalars ont déjà tué des milliers de vaches », affirme ce moine d’Athoke, employant un terme péjoratif pour qualifier les personnes qui ont des origines indiennes [les nationalistes contestent aux musulmans leurs origines birmanes]. « Vous savez pourquoi ? Ils s’entraînent pour nous égorger ensuite. »

Assis à un bureau sur lequel sont entassés de nombreux livres pour enfants qui reprennent les préceptes du Ma Ba Tha, le chef du gouvernement de la région d’Ayeyarwady, Thein Aung, reconnaît qu’il a approuvé la réduction de moitié du prix de vente des licences des abattoirs à l’organisation radicale et qu’il a soutenu ces opérations. « En tant que bouddhiste, je m’oppose au massacre de bétail. Par conséquent, j’ai accepté les demandes des moines qui mènent cette campagne. Je les ai aidés à obtenir les licences des abattoirs », précise cet ancien général nommé à son poste par le président Thein Sein en 2011. Il explique que son administration envoie des unités spéciales pour mener des arrestations si les militants signalent des infractions.

Les membres de Ma Ba Tha ont ainsi commencé à surveiller les abattoirs et le transport de bétail en vue d’y faire des descentes. Ils dénoncent des infractions présumées aux licences qui limitent le nombre d’animaux pouvant être tués.

Transfert. Un document officiel de 2014 donne l’ordre aux agents administratifs de 26 localités de coopérer avec les membres de Ma Ba Tha qui surveillent les abattoirs. Dans les villages et les petites villes du delta de l’Irrawaddy, rares sont ceux qui s’aventurent dans le dédale de rizières et de cours d’eau après la tombée de la nuit.

Mais à Kyonpyaw, à 150 kilomètres environ de Rangoun, Win Shwe, un secrétaire local de Ma Ba Tha, agit de nuit avec la coopération d’un groupe de moines et de civils. En 2014, le groupe a collecté environ 25 000 dollars grâce à des dons publics pour racheter six licences d’abattoirs, mais la plus chère de la ville restait inabordable.

Pour atteindre leur objectif, ils ont décidé de prouver que l’abattoir ne respectait pas les quotas de sa licence. « Cette usine n’était autorisée à abattre qu’une vache par jour. Quand nous voyions des signes suspects, comme un trop grand nombre de vaches menées à l’intérieur, nous courions vers le bâtiment depuis notre cachette pour vérifier ce qui se passait », explique-t-il lors d’un entretien dans un café local.

« Lors de nos deux premières descentes, nous avons découvert que le nombre de vaches tuées excédait ce qu’autorise la loi. Nous avons donc fait pression sur les autorités municipales pour qu’elles mettent sur liste noire le propriétaire musulman. Elles ont fini par le faire et il a dû fermer son abattoir », raconte fièrement Win Shwe.


Win Shwe et ses compagnons revendiquent également la saisie de plus de 4 000 animaux vivants dans le delta depuis début 2014. Beaucoup de ces bêtes ont ensuite été données à des agriculteurs pauvres de la région pour devenir des animaux de trait, à condition qu’ils s’engagent à ne pas les tuer ou les vendre.

Au milieu de l’année 2014, selon des documents obtenus par Myanmar Now, des militants ont toutefois reçu l’accord des autorités pour mettre en œuvre un nouveau plan visant à envoyer le bétail saisi à des populations bouddhistes de Maungdaw, dans l’État d’Arakan, à environ 500 kilomètres au nord-ouest du delta de l’Irrawaddy.

Cette localité très pauvre, la plus à l’ouest du pays, est située sur la frontière avec le Bangladesh. Les musulmans y sont plus nombreux que les bouddhistes. La frontière, que Ma Ba Tha se plaît à appeler « la porte occidentale » du pays, est sous le strict contrôle du gouvernement. Selon la presse, des centaines d’Arakanais qui vivaient dans l’est du Bangladesh se sont réinstallés de l’autre côté de la frontière depuis 2012. Les autorités birmanes ont envoyé les membres de cette ethnie bouddhiste vivre dans des « villages modèles » à Maungdaw, dans ce qui ressemble à une tentative d’accroître la population bouddhiste dans la zone.

Par un courrier daté d’août 2014, les autorités de la région d’Ayeyarwady ont notifié à plusieurs localités qu’elles avaient accepté une demande de l’Association des jeunes bouddhistes de Rangoun de rassembler une centaine de vaches pour les envoyer à Maungdaw depuis le port de Maubin, dans le delta. Cette mesure avait pour but de « protéger la porte occidentale contre l’afflux de musulmans », selon Win Shwe.

Pénurie. « Sans cette porte occidentale, le territoire sera inondé de Bengalis [musulmans du Bangladesh] », déclare Sein Aung dans un bureau richement décoré d’emblèmes nationalistes, dont des drapeaux portant des swastikas bouddhistes. Sein Aung, qui se qualifie de bouddhiste arakanais, est un ancien agent du renseignement militaire. Il dirige à Shwepyithar la branche de l’Association des jeunes bouddhistes de Rangoun. Sean Turnell, professeur d’économie à l’université Macquarie de Sydney, en Australie, explique que le boycott qui touche les entreprises musulmanes nuit à l’image de la Birmanie sur la scène internationale, notamment auprès des investisseurs potentiels, qui s’inquiètent de l’instabilité politique. « À petite échelle, il semble que toutes sortes de sociétés soient touchées, des petits commerces aux transporteurs, en passant par des bailleurs de fonds », précise-t-il.

Un restaurateur musulman de la ville de Kyaungon, dans le delta, affirme que son chiffre d’affaires est passé de 100 dollars à 20 dollars environ à la suite du boycott. Cet homme, qui souhaite garder l’anonymat, a expliqué qu’il ne pouvait plus fournir de bœuf halal à ses clients. « On ne peut plus acheter de bœuf dans toute la région d’Ayeyarwady. Si l’on veut du bœuf halal, il faut le faire venir de Rangoun », a-t-il confié.

Devant son restaurant, une immense affiche est placardée : une vache y est représentée, accompagnée d’un verset à la gloire du rôle mythique de l’animal en tant que « mère » de l’humanité. Une image probablement posée par des sympathisants de Ma Ba Tha.

La plupart des musulmans qui vivent dans le delta de l’Irrawaddy n’osent pas dénoncer la campagne de peur de subir des représailles de Ma Ba Tha. Certains expliquent que la population musulmane ne peut que se faire discrète, dans l’espoir que la vague actuelle de nationalisme bouddhiste finisse par reculer. « Nous n’avons aucun pays où fuir, résume Khin Maung, responsable d’une mosquée à Kyaungon. Nous sommes tous nés ici, et c’est ici que nous avons grandi. »

L’organisation Ma Ba Tha

L’Association pour la protection de la race et de la religion, Ma Ba Tha, a gagné du terrain avec l’avènement de la démocratie birmane. Elle a été créée en juin 2013 à la suite d’affrontements qui avaient opposé des bouddhistes et des musulmans, en 2012. Son deuxième congrès s’est tenu en juin 2015 et aurait, selon l’organisation, attiré 6 800 moines et civils. Ma Ba Tha a alors publié un communiqué affirmant qu’elle appellerait le gouvernement à interdire aux musulmans de sacrifier des animaux dans le cadre de manifestations religieuses.

Les détracteurs de Ma Ba Tha font valoir que ses activités ne sont pas représentatives de l’ensemble du clergé bouddhiste en Birmanie, qui compte 250 000 membres, selon les données officielles. Au sein de l’ordre des moines, appelé Sangha, certains rappellent que les pratiques de Ma Ba Tha ne reflètent pas l’essence du bouddhisme.

Les partisans de la dirigeante de l’opposition, Aung San Suu Kii, expliquent que l’élite loyale à l’armée utilise cette campagne nationaliste pour l’attaquer en cette année électorale [le scrutin est prévu pour le 8 novembre 2015]. Les moines associés à Ma Ba Tha ont publiquement accusé le parti d’Aung San Suu Kii, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), d’être incapable de protéger le bouddhisme.

Un scrutin sous haute tension

La question religieuse agitée par le groupe Ma Ba Tha pèsera d’un poids important dans le scrutin du 8 novembre prochain.

Le Parlement a en effet adopté dans sa dernière session, en août, une série de textes controversés soutenus par les bouddhistes radicaux. Ces lois interdisent la polygamie, restreignent les conversions et la possibilité de se marier entre personnes de religions différentes. Enfin, elles donnent la possibilité aux autorités d’imposer des mesures de planning familial. Cette intrusion indirecte de Ma Ba Tha « dans la politique a peut-être poussé neuf ambassades étrangères à publier une déclaration commune soulignant “l’inquiétude de voir la religion être utilisée comme un outil de division et de conflit durant la campagne” » électorale, écrit The Irrawaddy.

 Les élections du 8 novembre sont les premières élections libres dans le pays depuis 1990. 1 171 sièges sont en jeu, à la fois pour le Parlement de l’Union, lui-même divisé en deux chambres, et le Parlement qui représente les 14 régions et divisions législatives.

Libre, mais dans un cadre précis, puisque la Constitution adoptée en 2010 réserve 25 % des sièges aux militaires qui ont gouverné sans partage le pays depuis 1962.

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