mardi 25 septembre 2012

Suède — les jeunes remettent le vouvoiement au goût du jour

La Suède a aboli le vouvoiement dans les années 1960. Mais aujourd'hui les jeunes le remettent au goût du jour – au grand dam de ceux qui ont vécu la révolution du tutoiement, dont un journaliste dont la chronique traduite apparaît ci-dessous. Cette chronique porte le nom de Kalla mig gubbjävel, « Appelez-moi un vieil idiot ».

Au début des années 1960, le suédois a vécu ce qu'on a appelé la réforme du tu (du-reformen). On considérait auparavant que le mieux était de s'adresser aux personnes d'un rang social comparable au sien ou plus élevé en utilisant un titre et un nom de famille. L'usage de herr (monsieur), fru (madame) et fröken (mademoiselle) était en général restreint à la conversation avec des personnes dont la profession, les titres académiques ou le rang militaire n'était pas connu de leur interlocuteur. On se posait parfois la question de savoir s'il fallait s'adresser ainsi à son interlocuteur à la troisième personne. Pour contourner ce problème, on utilisait parfois le passif : « Est-ce que du sucre est pris dans le café ?». Au début du XXe siècle, beaucoup essayèrent de remplacer ce système compliqué de titres par le pronom vous (ni en suédois, 2e personne du pluriel), à l'image de ce qui se fait en français.

Chronique (traduction)

La serveuse, la trentaine, me demande : (”Vill ni ha något mer?”) « Je vous en remets un peu ? ». je lui réponds courtoisement : « Il ne faut pas me vouvoyer ». Elle me jette un regard inexpressif et continue – certainement sans penser à mal – à me vouvoyer tandis que nous réglons l’addition.

Le vouvoiement est devenu courant en Suède, particulièrement de la part des jeunes, et surtout dans le secteur des services. Or se faire vouvoyer pose un sérieux problème à de nombreux Suédois. "La vérité, c’est que je préfère me faire traiter de 'vieux con' que d’être vouvoyé", lance un sexagénaire à propos de l’arrivée du vouvoiement. J’ai tendance à partager cet avis.

Dans les années 1960, une réforme instituant la généralisation du tutoiement est entrée en vigueur en Suède. C’était une expression de l’air du temps, une façon de régler nos comptes avec le passé, avec les directeurs d’usine, la petite noblesse et le carcan du conformisme. Les Suédois ont mis à bas le système pyramidal et refusé d’établir des différences entre les gens. L’adoption du tutoiement par [le quotidien] Dagens Nyheter a accéléré sa généralisation.

En 1967, devenu le nouveau patron de la Direction de la santé et des affaires sociales, Bror Rexed a tenu à ce que tous ses fonctionnaires se tutoient. La réforme généralisant le tutoiement n’était pas un décret émanant du sommet de l’État, mais l’expression d’une aspiration du peuple à davantage d’égalité. Le tutoiement s’accompagne par ailleurs d’une intonation particulière, sans affectation, presque familière. On parle comme on parlerait à la maison, sans élever la voix, en s’adressant directement à la personne concernée. Ce n’est pas ainsi que l’on s’adresse aux autres en Italie ou en France, où un "Bonjour monsieur" place clairement la conversation dans la sphère publique – et non privée. Et l’intonation est à l’avenant.

Un ami né à Västerås [à l’Ouest de Stockholm] dans les années 1960 m’a raconté récemment que, dans sa jeunesse, on passait son temps libre en famille. On se hâtait de rentrer chez soi après le travail – il n’y avait guère autre chose à faire – et il existait entre les gens une distance que l’on ne franchissait tout simplement pas. L’introduction du tutoiement avait également cette fonction : réduire la distance.

Ajoutez à cela que le vouvoiement n’est pas naturel en suédois. Pour beaucoup de linguistes, c’est même une abomination. La forme de politesse qui avait cours en Suède avant les années 1960 n’était pas le vouvoiement, mais le titre ou le nom de la personne. Monsieur Johansson. Hilda. Directeur. Maître de conférences Berglund. Lorsque l’on ne connaissait pas le titre de la personne, on pouvait se rabattre sur la profession : Monsieur le chauffeur. Ou sur la forme passive : « Un peu plus de café est-il désiré ? »

En dernier recours, on passait au vouvoiement. Vous là. Pour les personnes âgées, le vous est offensant. C’est ainsi que les membres de la classe supérieure s’adressent à ceux qui se trouvent en bas de l’échelle. Existe-t-il seulement une raison d’introduire un vouvoiement de politesse qui n’a jamais été en usage dans notre langue ? Le tutoiement est aussi représentatif de la Suède que le sont Ikea ou H&M. Tout en exprimant la même idée d’égalité. Il vaut la peine d’être défendu. Toi l’antique, toi le libre [Du gamla, du fria, hymne national suédois]

Voir aussi



Retour du vouvoiement à l'école québécoise




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