dimanche 18 novembre 2018

Enseigner autrement : pourquoi ça dérange ?



Djelika Darbo, enseignante à l’école René-Descartes, suit depuis le début du primaire (CP) les mêmes élèves avec la méthode de Singapour. Aujourd’hui en quatrième année du primaire (CM1), la moitié de ces enfants ne lui a pas été confiée. Au grand dam des parents qui approuvent cet apprentissage des maths et soutiennent la maîtresse.

E Djelika Darbo, enseignante à l’école primaire René-Descartes est abasourdie. Depuis la rentrée scolaire, la professeure connue pour son approche non traditionnelle de l’enseignement n’a pas retrouvé sa classe de CM1 A.

L’institutrice est en arrêt maladie en raison du « stress » et du « choc » engendrés par une affaire qui a débuté le 31 août, lors d’un conseil de classe extraordinaire. Ce jour-là, une liste d’élèves de CM1, différente de celle qu’elle a proposée en juin dernier lors du conseil d’école, lui est alors désignée.

 « Du CP (1re année) au CE2 (3e année), j’ai eu les mêmes élèves, à 90 % environ. J’ai demandé à suivre ces enfants dans la continuité de mon projet pédagogique, connu par la direction de l’école qui n’y voyait jusque-là pas d’inconvénient. Mais la moitié des élèves qui étaient dans ma classe les années précédentes n’y sont plus. Ils ont été [répartis]. Je ne comprends pas cette décision, d’autant plus que les résultats sont là. J’ai toujours travaillé dans l’intérêt des enfants et des familles », confie-t-elle.



Depuis son arrivée à René-Descartes, il y a cinq ans, l’institutrice qui a grandi dans le quartier Franc-Moisin privilégie dans son travail une pédagogie innovante : prise en compte du niveau de l’enfant, adaptation à son rythme, implication des parents d’élèves. Sa manière de faire plaît. Et les méthodes dont elle s’inspire — la méthode de Singapour pour les mathématiques, qui permet aux élèves de s’approprier de façon progressive l’univers de cette matière, et la méthode Alpha pour le français, qui apprend aux enfants à lire dans une démarche ludique basée sur le son et l’image — ont séduit bon nombre de parents.

« Cette maîtresse, je la souhaite à tous les élèves de ces zones REP, REP+ (1). Elle connaît les difficultés des enfants et leur donne un bagage culturel important », relate Marina (2), maman d’un « petit garçon qui a eu la chance d’être dans la classe de Mme Darbo depuis le CP ».

Même son de cloche du côté de la maman de Brad : « Mon fils a un niveau moyen, mais il est intelligent. Il fait parfois des crises de convulsion. La méthode Singapour, ça l’a beaucoup aidé avec les mathématiques. Madame Darbo, je l’ai rencontrée, elle m’a expliqué la méthode, elle travaille en collaboration avec les parents et l’enfant. » Quant à Hélène (2), une autre maman dont la fille est inscrite dans cette classe de CM1 A, la situation est « incompréhensible. Depuis la rentrée, il y a eu plus de six remplaçants ».

L’affaire est complexe et a déjà fait grand bruit : une pétition a été signée par la majorité des parents de la classe concernée en faveur de l’enseignante, des mamans d’élèves se sont rendues à la DSDEN (3) du 93 à plusieurs reprises pour alerter sur ce problème, des rendez-vous ont été pris dès septembre auprès de l’inspecteur de la circonscription, qui a répondu aux inquiétudes des parents, mais n’a pas souhaité donner suite à nos sollicitations, à l’instar de la direction de l’école.


« L’institution dévalue la pédagogie »

En France, aucune loi n’interdit à des enseignants de mettre en place de nouvelles pédagogies en matière d’enseignement. De plus, depuis une dizaine d’années, les méthodes Freinet, Alpha ou encore Singapour se sont introduites sur les bancs de l’école publique avec un certain succès. Mais pour certains professeurs, soucieux d’apporter au sein de leurs classes des projets innovants, le problème est à aller chercher du côté de l’institution elle-même. « Normalement, la règle, c’est la liberté pédagogique, mais celle-ci est de plus en plus remise en cause, avance un enseignant spécialisé anciennement directeur d’école, adepte de la pédagogie Freinet. Elle est fondée sur la méthode naturelle, le désir de l’enfant et son envie d’apprendre. » Après avoir mis en place avec son équipe un projet de « classes multiâges », « le projet a été saboté » faute de cohésion au sein de l’équipe enseignante.

Faire des expérimentations pédagogiques s’avère « difficile » aux yeux du professeur qui pointe du doigt la frilosité de l’Éducation nationale en ce qui concerne la constitution de projets innovants. « Il y a beaucoup de peurs, l’institution a de moins en moins de culture pédagogique, elle favorise les évaluations qui classent et stigmatisent. » Ces nouvelles méthodes qui pour certaines valorisent une éducation populaire, ne gagneraient-elles pourtant pas à être mises en avant dans un territoire comme Saint-Denis où les inégalités scolaires persistent ? « C’est encore plus impératif dans cette zone où il y a davantage qu’ailleurs une hétérogénéité des élèves et de la population. Cela a plus de sens. »

Yslande Bossé


Réseaux d’éducation prioritaire.
Les prénoms ont été changés.
Direction des services départementaux de l’Éducation nationale de la Seine–Saint-Denis.

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