vendredi 21 décembre 2018

Les Marchands de nouvelles

Chronique d’Éric Zemmour sur le dernier livre d’Ingrid Riocreux.

Marcel Proust disait déjà qu’on écrit toujours le même livre. Le dernier ouvrage d’Ingrid Riocreux l’atteste une fois encore. Notre professeur agrégée de lettres modernes était sortie de l’anonymat protecteur des salles de classe il y a deux ans, en publiant une remarquable analyse de la Langue des médias, déconstruisant avec sagacité, mâtinée d’une ironie jubilatoire, le jargon et les non-dits, les fautes contre la grammaire et les fautes contre la réalité, de tous les grands prêtres et des petits abbés médiatiques, qu’ils soient de presse écrite ou audiovisuelle. Comme toujours après un livre réussi, on s’aperçoit que d’autres, avant soi, il y a des années, des décennies, voire parfois des siècles, ont déjà tout écrit et mieux sur la question.

Sans surprise, Ingrid Riocreux a retrouvé dans Balzac ou Maupassant une dénonciation farouche des mœurs de la presse qui n’a pas pris une ride : rien de nouveau sous le soleil, sauf la technologie. Cette leçon d’humilité est en même temps une incitation à recommencer, puisque la lecture des grands anciens nous hisse sur les épaules de géants d’où on voit plus loin et plus grand. Ainsi va la vie intellectuelle depuis des lustres et ainsi va la vie éditoriale d’Ingrid Riocreux qui creuse à nouveau le même sillon, mais en labourant de plus en plus profond. Cela donne un livre à la fois passionnant et désordonné, qui abuse des digressions personnelles et ressemble davantage à une suite de chroniques (qu’elle livre désormais dans Causeur) qu’à un essai ordonné à la française. Mais le lecteur est comme Louis XIV dînant à Versailles, qui veut goûter à chacun des innombrables plats servis devant lui, même si ceux-ci ne lui plaisent pas tous également.

Notre spécialiste en rhétorique, stylistique et grammaire reprend son travail de sape si utile. Elle renoue avec les mêmes thématiques en les renouvelant, pointe de son doigt moqueur les sempiternels mensonges et dissimulations, parti pris et peur « de faire le jeu du… ». Les thèmes principaux sont ceux attendus : immigration, islam (« Le djihadisme n’a rien à voir avec l’islam »), la psychologisation et la psychiatrisation des actes pour mieux dissimuler les mobiles idéologiques et religieux, mais aussi le féminisme (« Les meurtres conjugaux commis par les femmes sont excusables et ceux commis par les hommes scandaleux »), l’homosexualité (l’incroyable puissance de feu du lobby LGBT) ou encore les méchants qui sont toujours méchants comme Poutine ou Trump, ou les gentils qui sont toujours gentils comme Obama.

Ingrid Riocreux analyse avec finesse les ressorts idéologiques de la doxa médiatique : « Les journalistes n’approuvent que deux sentiments d’appartenance ; le communautarisme, notamment régionaliste, qui fractionne la communauté nationale ; et l’européisme qui la transcende. Plus petit ou plus grand, tout sauf la nation » ; et décrit les modes de transmission de l’unanimisme moutonnier, en particulier les centres de formation des journalistes (qui ont le même rôle d’unificateur idéologique que les instituts de formation des profs) qui préparent avec une rare efficacité cette « convergence spontanée » fort bien décrite par le sociologue des médias Alain Accardo. Après d’autres, elle note le rôle de chien de garde du système joué désormais par les comiques, ceux qu’elle qualifie de « lieutenants des journalistes ». Et pointe avec pertinence « la tendance globale des médias à se considérer comme la conscience morale de notre société […] Comme la parole de Dieu fait advenir le réel, les journalistes semblent penser que leur parole a le pouvoir de faire advenir ce qui est. Dès lors, à l’inverse, taire une réalité contribuerait à la reléguer dans le non-être, comme si le silence avait le pouvoir d’abolir le réel. »

Les médias ou le parti-prêtre de la société moderne. Ingrid Riocreux fait de l’interviewer-éditorialiste Jean-Michel Aphatie l’incarnation dérisoire de ce Haut Clergé, croqué à la manière d’un Trissotin peint par Molière : suffisant autant qu’insuffisant, arrogant autant qu’ignorant, vaniteux autant que fielleux. Un petit courtisan qui pose au grand résistant.

De l’insignifiant à l’essentiel : en plongeant dans les ouvrages oubliés du passé, notre auteur découvre comment Hitler et les nazis se sont inspirés des techniques de propagande américaine pendant la Première Guerre mondiale. Contrairement à ce que nous serine la doxa, il n’y a pas d’étanchéité absolue, en la matière, entre les régimes totalitaires et les méthodes qui ont pu être utilisées par certaines démocraties, notamment la plus grande d’entre elles.

Ce renversement de perspective historique est la pépite du livre. Il rappelle, après Orwell, qu’aucun régime n’est épargné par ce phénomène. Il donne son éclairant sous-titre à l’ouvrage : Essai sur les pulsions totalitaires des médias. Surtout, il permet de mieux comprendre le terrible travail d’endoctrinement de la propagande médiatique qui, à la manière des régimes totalitaires, se sert de la langue pour envahir nos cerveaux et pervertir nos esprits, pour mieux les soumettre à sa Loi. Il faudrait d’ailleurs aller encore plus loin, s’arracher à la contemplation de la seule information et des seuls journalistes, accomplir le même travail d’analyse et de déconstruction pour le reste du paysage médiatique, les émissions de soi-disant divertissement, ou d’infodivertissement, mais encore les fictions, des séries aux films, du plouc Plus belle la vie jusqu’au chic « made in Hollywood », voire aux publicités ou encore aux « campagnes d’information » des pouvoirs publics ; ce puissant et irrésistible fleuve médiatique qui inonde en permanence nos regards et nos cerveaux, détruit en nous les dernières digues qui résistent encore à la propagande effrénée de l’idéologie dominante, ce politiquement correct à la fois libéral et libertaire, qui exalte sans cesse les mêmes totems et tabous qu’Ingrid Riocreux a pertinemment pointés ; ce puissant et irrésistible fleuve médiatique d’aujourd’hui qui aurait sans doute fait rêver les artificiers de Hitler et de Staline. Peut-être pour un prochain livre.


Hitler découvre la télé moderne



Les Marchands de nouvelles
Essai sur les pulsions totalitaires des médias.

par Ingrid Riocreux,
chez L’artilleur,
paru le 24 octobre 2018
à Paris
528 pages,
22 euros.
ISBN-13 : 978-2810008469


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