Nous avions déjà rapporté que la Russie avait signalé sa volonté de sortir du processus universitaire européen dit « de Bologne ». Le processus de Bologne est un processus de rapprochement des systèmes d’études supérieures européens amorcé en 1998 et qui a conduit à la création en 2010 de l’espace européen de l’enseignement supérieur, constitué de 48 États. Cet espace concerne principalement les États de l’Espace économique européen ainsi que, notamment, la Turquie et jusqu’à présent la Russie. Il s’agit du processus de réforme du système d’enseignement supérieur au niveau international, qui a débuté en 1999 à l’Université de Bologne, dont il tire son nom. Cet accord a permis la mise en place d’un système presque unifié de reconnaissance et d’équivalence des qualifications universitaires. De nombreux États européens adhèrent au processus. Toutefois, depuis trois ans, on assiste à un abandon progressif de la convention.
Nous reproduisons ci-dessous l’opinion d’Alexandre Guelievitch Douguine sur le processus de Bologne. Douguine, né à Moscou le 7 janvier 1962, est un intellectuel et théoricien politique nationaliste russe. Il est l’auteur de nombreux essais. Il a été le conseiller du président de la Douma d’État Guennadi Selezniov, ainsi que de Sergueï Narychkine, membre dirigeant du parti Russie unie, pour les questions stratégiques et géopolitiques.
Parlons du rejet du processus de Bologne. Le point central est une question de principe. L’introduction du système de Bologne faisait partie d’un projet global : la pleine intégration de la Russie dans le monde global, ce qui signifie l’adoption sans restrictions de toutes les normes et règles de l’Occident. Il ne s’agissait pas seulement d’éducation, mais de la principale stratégie du gouvernement russe depuis 1991. L’adaptation de tous les niveaux de vie — éducation, économie, culture, science, politique, technologie, mode, art, éducation, sports, médias — aux normes de l’Occident moderne était le principal objectif de toutes les réformes. Cela s’appliquait à tout et constituait l’objectif principal des autorités, tant sous Eltsine que sous Poutine. La mise en œuvre du système de Bologne est un élément mineur de cette stratégie globale.
Bien sûr, il y a une différence entre les années 1990 et les années 2000. Sous Eltsine, l’acceptation totale des normes et modèles occidentaux s’accompagnait d’une intégration dans le monde global et d’une volonté de tout sacrifier pour elle, y compris la souveraineté et l’indépendance. La standardisation est donc allée de pair avec la dé-souverainisation.
Sous Poutine, la souveraineté a été proclamée comme la valeur la plus élevée, mais l’occidentalisation et la standardisation se sont poursuivies. Apparemment, suivant l’exemple de Pierre le Grand, Poutine a décidé d’utiliser la technologie occidentale pour renforcer le pays et, à un moment donné, en s’appuyant sur ces normes empruntées, de frapper un grand coup. Pierre lui-même a ouvert une fenêtre sur l’Europe pour les canons russes. Dans le même temps, Pierre brisait également la tradition russe, alors que Poutine a hérité d’une société dans laquelle la tradition était déjà brisée.
Si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle Poutine poursuivait une stratégie consistant à copier le système occidental dans le but de renforcer la souveraineté russe, et il n’y a pas d’autre hypothèse intelligible, alors avec le début de l’OMU [Opération militaire en Ukraine] est venu le moment de vérité : il était temps de contre-attaquer, l’Occident, qui s’était entêté à essayer de nous arracher l’Ukraine en trompant et en hypnotisant la population naïve de la Petite Russie, était touché. Là encore, il y a un parallèle avec Pierre : celui qu’évoque la bataille de Poltava [contre la Suède en Ukraine en 1709], modèle que la Russie actuelle s’entête à poursuivre depuis février 2022. Tout s’emboîte.
Cependant, il y a une différence entre le XVIIIe siècle et le XXIe siècle : la technologie occidentale moderne est inextricablement liée à l’idéologie, la technologie elle-même porte un code clair de globalisme et de libéralisme. Ni les biens ni les objets ne sont idéologiquement neutres, et encore moins les méthodes d’enseignement et les disciplines universitaires, que la Russie actuelle a servilement copiées au cours des 30 dernières années. Au début, c’était un signe de défaite, puis un « plan astucieux » pour se concentrer et se préparer à une attaque en représailles. Maintenant, que faire de ces éléments, technologies et institutions que la Russie a copiés de l’Occident ? Pas seulement le système éducatif, mais tout le reste : les technologies de l’information, les institutions financières, les codes culturels, les mécanismes du marché, la mondialisation de la main-d’œuvre et de l’approvisionnement en énergie, et même la démocratie elle-même, le parlementarisme, les élections, les droits de l’homme, bref, tout…