dimanche 4 juin 2023

Éditorial du Globe & Mail : « La pénurie de main-d'œuvre au Canada dont on nous rebat les oreilles relève surtout du mirage »

Personne ne prend les commandes au Burger King de l'aire de repos de l'autoroute 401 près de Port Hope en Ontario. Au lieu de cela, les clients utilisent un grand écran tactile pour choisir et payer leurs Whoppers et leurs frites.
 

Ce n'est là qu'un petit exemple de la manière dont les entreprises choisissent de s'adapter à la baisse du chômage, plutôt que de se plaindre d'une pénurie de main-d'œuvre qui n'est en grande partie qu'un mirage. Malheureusement, ce type d'innovation semble être l'exception, de nombreux groupes d'entreprises préférant faire pression pour obtenir une augmentation de la main-d'œuvre bon marché, sous la forme de travailleurs étrangers temporaires.

L'économie de base veut que le prix d'un produit augmente en cas de pénurie. Mais les salaires - au milieu de ce que les groupes d'entreprises présentent comme une pénurie de main-d'œuvre sans précédent - n'ont même pas suivi le rythme de l'inflation, et les craintes d'une pénurie de main-d'œuvre se sont multipliées. Le salaire horaire moyen a baissé depuis janvier 2020, une fois l'inflation prise en compte. Traduction : Les entreprises ont beau se plaindre d'une pénurie de main-d'œuvre, elles ne sont pas prêtes à investir de l'argent pour remédier au problème dont elles se plaignent.

La semaine dernière, Statistique Canada a publié un rapport sur les postes à pourvoir, qui étaient 2½ fois plus nombreux en 2022 qu'en 2016, ce qui donne à penser que les allégations de pénurie généralisée de main-d'œuvre ne sont pas tout à fait ce qu'elles semblent être.

Les taux varient considérablement en fonction du niveau d'études requis pour un emploi. Pour les postes exigeant au moins un baccalauréat [licence en Europe], il n'y a pas de pénurie générale de main-d'œuvre.

En revanche, il y avait un grand nombre de postes vacants pour les emplois ne nécessitant qu'un diplôme de fin d'études secondaires, voire moins. Pour ces emplois peu qualifiés, il y avait beaucoup plus de postes vacants que de chômeurs. Même si tous ces travailleurs avaient été instantanément embauchés, il y aurait eu 131 000 postes vacants au quatrième trimestre de l'année dernière, par exemple.

Malgré cette pénurie apparente, les salaires n'augmentent pas en conséquence. Cela pourrait s'expliquer en partie par le manque de pouvoir de fixation des prix de certains employeurs. Il se peut qu'ils ne soient pas en mesure d'augmenter suffisamment leurs propres prix pour absorber le coût des salaires plus élevés.

Le cœur de la réponse, cependant, est l'augmentation du nombre de travailleurs étrangers temporaires qui sont prêts à travailler pour des salaires de misère et ne sont pas en mesure de changer d'emploi aussi facilement que les résidents canadiens. Le nombre de ces travailleurs a explosé depuis la pandémie, passant de 73 360 à la fin de 2019 à 120 000 à la fin de 2022.

L'économiste Jim Stanford pense que des problèmes structurels plus profonds pourraient être en jeu, notamment l'omniprésence des sites d'offres d'emploi. Il n'est pas très coûteux de publier un emploi par voie électronique et le tri automatique réduit considérablement la charge administrative. Certains de ces postes vacants peuvent être des emplois temporaires.

À cela s'ajoute la nature peu agréable de certains emplois peu qualifiés, où les bas salaires et le taux de rotation élevé vont de pair. Selon M. Stanford, certains employeurs estiment probablement qu'il est plus avantageux de faire face à un taux de rotation élevé que de payer suffisamment leurs employés pour les dissuader de démissionner.

Si l'on ajoute ces deux facteurs, cette surabondance d'offres d'emploi peut en fait être une liste trompeuse qui anticipe les besoins qui apparaîtront lors de la prochaine vague de démissions, plutôt que le signe d'une véritable pénurie de main-d'œuvre.

Pourtant, il ne fait aucun doute que certains employeurs ont du mal à trouver des travailleurs et qu'ils font pression sur le gouvernement fédéral pour qu'il augmente le nombre de travailleurs étrangers temporaires. Ottawa s'est rallié à ce discours sans réserve : Le ministère de l'immigration a invoqué des pénuries chroniques de main-d'œuvre pour justifier les règles révisées mises en place mercredi.

Ce discours masque une réalité inconfortable : l'augmentation rapide du nombre de travailleurs étrangers temporaires n'est rien d'autre qu'une subvention qui permet aux entreprises d'éviter de payer des salaires plus élevés - et, ce qui est tout aussi grave, réduit la pression exercée pour investir et innover afin de s'adapter aux besoins du marché du travail actuel. Cela a pour effet de freiner la croissance de la productivité.

Une diminution draconiennes du nombre de travailleurs étrangers temporaires serait perturbante, mais Ottawa devrait commencer à réduire progressivement le nombre d'entrées annuelles. Cette transition serait plus douce si le gouvernement s'inspirait de la politique de lutte contre le changement climatique et de mettre en place une bourse où les entreprises pourrait s'échanger des permis d'embauche de travailleurs temporaires. Les entreprises capables d'innover et de réduire leurs besoins en main-d'œuvre peu qualifiée pourraient vendre leurs quotas, tandis que celles qui n'y parviendraient pas devraient payer un prix pour obtenir le droit d'employer de travailleurs étrangers temporaires.

L'autre solution consiste pour Ottawa à poursuivre une politique qui freine la croissance des salaires, exploite les travailleurs étrangers et, pour faire bonne mesure, freine l'innovation et la productivité.