samedi 1 août 2020

Censure, menaces, violences: la difficile liberté d’expression dans les universités françaises

Ces dernières années, de nombreux intervenants ont subi la loi d’une minorité d’étudiants ou de militants déterminés à ne pas les laisser s’exprimer.

Une conférence sur Napoléon ? Déprogrammée. Une pièce de théâtre grecque antique ? Reportée. Un cours de « prévention de la radicalisation » ? Ajourné. Ces derniers mois, dans les grandes écoles et universités françaises, de nombreux événements ont été annulés à la suite de menaces proférées par certains étudiants ou militants aux chefs d’établissements. Faut-il s’inquiéter de la disparition de la liberté d’expression dans les universités françaises ? Au sein de la communauté universitaire, de multiples voix commencent à s’élever pour dénoncer une censure de plus en plus importante.

Le collectif « Vigilance Universités », fondé en 2016 pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme dans les universités françaises a alerté à plusieurs reprises sur ces inquiétantes entraves à la liberté d’expression. Gilles Denis, maître de conférences à l’université de Lille et membre de ce collectif, a observé, il y a quelques années, l’éclosion de ce nouveau phénomène importé des États-Unis. « L’influence des universités américaines est de plus en plus forte dans les établissements français. Cela a commencé tout doucement il y a environ cinq ans, avec de premières entraves à la liberté d’expression, notamment sur les questions de laïcité. Ensuite, ça n’a fait que se multiplier. La presse a médiatisé certains de ces abus, mais en réalité, il y en a beaucoup d’autres dont on ne parle pas », affirme le maître de conférences.

De nombreuses polémiques
Ces derniers mois, les polémiques se sont multipliées dans les universités françaises. L’année 2019 a commencé par l’annulation de la pièce de théâtre « Les Suppliantes » d’Eschyle à Sorbonne Université, où les comédiens ont été empêchés de rentrer dans l’amphithéâtre par des activistes et des étudiants, à l’initiative du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran). Ces derniers reprochent à l’époque au metteur en scène de grimer ses comédiens en noir, l’accusant même de « propagande coloniale ». L’événement aura finalement lieu quelques semaines plus tard, devant un parterre de personnalités, dont Franck Riester, alors ministre de la Culture, et Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur.

Puis, en octobre, l’intervention de la philosophe Sylviane Agacinski à l’université Bordeaux Montaigne est annulée. Cette dernière devait évoquer « L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique ». Une conférence que l’université a décidé de déprogrammer face aux menaces de violences d’associations étudiantes locales comme Solidaires Étudiant. e. s, Riposte Trans (Collectif trans et non binaire) ou GRR (Collectif étudiant anti-patriarcat), reprochant à la philosophe d’être opposée à la PMA (procréation médicalement assistée) pour toutes.

Quelques semaines plus tard, en novembre 2019, c’est au tour de François Hollande de subir les foudres de quelques manifestants. L’ancien président de la République qui devait tenir une conférence à l’université de Lille en est empêché par l’envahissement de l’amphithéâtre. Une centaine de personnes y dénoncent la précarité étudiante. Un agent de l’université est blessé pendant la manifestation, les exemplaires du livre de François Hollande sont déchirés.

« Ils me prévoyaient un sacré comité d’accueil »

Ces annulations ou reports, qui ont tous créé la polémique, ne sont que quelques infimes exemples de la censure que peut connaître l’université française. Ils ne sont en fait que la partie émergée de l’iceberg. Régulièrement, ces établissements font face à la pression de certains groupes d’étudiants ou de militants extérieurs à l’établissement. Carole Talon-Hugon, philosophe spécialiste de l’esthétique, en a récemment fait les frais. En janvier 2020, elle est invitée à la villa Arson, célèbre école d’art publique rattachée depuis peu à l’université de Côte d’Azur, afin de présenter dernier ouvrage, traitant de la censure dans le domaine de l’art. Lorsqu’elle arrive à l’établissement le jour de son intervention, un comité d’accueil très spécial lui est réservé. Partout, des affiches appelant au boycottage de sa conférence sont placardées. « Il y avait écrit “Non à la haine !’. C’était invraisemblable », se souvient-elle.

Lors de son intervention, au bout d’une vingtaine de minutes, une étudiante se met à crier dans l’amphithéâtre. « Elle disait que j’étais pour le viol des femmes, pour la pédophilie, que j’étais une complice du patriarcat », raconte la philosophe. Finalement, la trouble-fête finit par quitter l’amphithéâtre, laissant Carole Talon-Hugon terminer sa conférence. « J’ai trouvé ces accusations terriblement injustes, car je n’ai évidemment jamais laissé planer aucun doute sur ces sujets », estime la philosophe.

Jean Szlamowicz, professeur de linguistique à l’université de Bourgogne et auteur du livre « Le Sexe et la langue », a subi le même sort. Le 10 décembre 2019, il doit intervenir dans un séminaire de linguistique organisé dans son université. La conférence est intitulée : « L’écriture inclusive à l’épreuve de la grammaire ». Sur les réseaux sociaux, il découvre des messages de militants offusqués par le thème de son intervention : « Il y avait des appels à l’intimidation, ils me prévoyaient un sacré comité d’accueil », raconte l’enseignant-chercheur. Il reçoit également un courriel du directeur de l’UFR lui indiquant qu’il n’est pas le bienvenu. Selon ce dernier, de « nombreux » enseignants de l’université ne souhaitent pas que Jean Szlamowicz s’exprime sur le sujet. « Le fait que vous soyez rédacteur de ce torchon sexiste et raciste qu’est Causeur vous discrédite d’un point de vue scientifique », écrit-il notamment. La conférence n’aura finalement pas lieu.

Des syndicats étudiants et militants de différentes mouvances

Qui sont les étudiants ou militants qui perturbent, menacent ou empêchent la tenue de ces événements ? Olivier Vial, le président de l’UNI (Union nationale inter-universitaire), syndicat étudiant de droite, observe depuis plusieurs années ces jeunes fauteurs de troubles. « Il y a un double facteur, introduit-il. D’un côté, la montée d’un activisme et d’un militantisme d’extrême gauche, et de l’autre, l’éclosion de mouvements indigénistes, décolonialistes, antispécistes, ultraféministes. Convaincus d’appartenir au camp du bien, ils veulent interdire la parole à tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Et cela passe par la violence et par l’intimidation », décrit-il.

Selon Gilles Denis, de « Vigilance Universités », ces nouveaux mouvements étudiants s’appuient sur un courant relativiste importé des pays anglo-saxons. « C’est une école de pensée qui considère que le genre, la couleur de peau, la sexualité d’une personne la définit entièrement. Pour eux, vous n’êtes rien d’autre que ce que vous représentez », explique-t-il. Olivier Vial abonde : « Il y a de plus en plus de maîtres de conférences qui alimentent ce courant-là. Cela permet aux militants de draper leurs revendications dans une sorte de scientificité, ce qu’ils ne pouvaient pas faire auparavant. »

D’après lui, les syndicats étudiants comme l’Unef ou Solidaire. s Étudiant. e. s ont participé à ce basculement. « Il y a quelques années, l’Unef commençait déjà à organiser des réunions interdites aux personnes non-racisées. Tout le monde trouvait ça ridicule. Aujourd’hui, le terme s’est largement développé et même le président de la République l’utilise », argue Olivier Vial. Selon le président de l’UNI, désormais, de nombreux autres mouvements comme Sud Éducation, Les Indigènes de la République, ou même, Le Parti animaliste, font régulièrement pression « pour faire taire ceux qui ne pensent pas comme eux ».

Dans son école, Pierre Mathiot, le directeur de Sciences Po Lille évoque des petits groupes proches des mouvements d’extrême gauche. « Des jeunes qui appartiennent à une gauche radicale, comme la France insoumise. Puis, il y a des associations qui luttent pour l’égalité de genre. Ils sont peu nombreux, mais extrêmement actifs et ont des connexions dans l’espace public local. Quand ils manifestent, ils ne sont donc jamais seuls », détaille-t-il.

Si l’Unef a parfois participé à faire annuler certains événements, comme la pièce de théâtre d’Eschyle à Sorbonne Université, Mélanie Luce, la présidente du syndicat réfute tout sectarisme. « Nous sommes attachés à la liberté d’expression, de débat. Mais cela ne justifie pas de laisser libre cours à des propos discriminatoires comme le racisme, l’homophobie ou la transphobie », explique-t-elle, se défendant de toute action de terrain. « Nous prenons position publiquement, mais nous refusons de bloquer par l’action un événement, comme le font certains mouvements », précise-t-elle.
« Il y a tellement de sujets qui sont devenus sensibles »

Très souvent, les universités sont démunies face aux menaces de ces groupes. Georges Haddad, le président de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne le déplore. « Je déteste la censure. Lorsque je suis obligé d’annuler une conférence sous prétexte qu’elle ne plaît pas à quelques organisations bien-pensantes, je ne me sens pas bien. C’est regrettable. Mais je suis obligé de céder à la pression, au diktat qui m’est imposé, par sens des responsabilités, car je ne veux pas que les gens se déchirent et se battent dans mon université », regrette-t-il.

Un point de vue que partage Jean Chambaz, le président de Sorbonne Université, qui a dû reporter il y a quelques mois la représentation théâtrale des Suppliantes sous la menace de certains manifestants. « Nous ne pouvions pas faire rentrer le public. Il commençait à y avoir de la tension, des bousculades, nous ne pouvons pas prendre le risque d’avoir des blessés. Ces atteintes à la liberté d’expression sont nocives, c’est d’ailleurs pour cela que nous avons rapidement reprogrammé la pièce », raconte-t-il.

Faut-il s’inquiéter de cette censure, de plus en plus présente au sein des universités françaises ? Peut-on craindre qu’elle grandisse dans les années à venir ? Beaucoup le craignent. « Il y a tellement de sujets qui sont devenus sensibles. Il est désormais très compliqué d’organiser des débats. Parfois, je me dis que si j’accepte tel ou tel intervenant, ça va foutre le bordel. Puis finalement, je décide que les jeunes doivent entendre ce que ces personnes ont à dire. Rien n’est pire que l’ignorance », clame Georges Haddad (Paris 1 Panthéon Sorbonne).

« À ce rythme-là, je crains que dans quelques semaines un groupe demande que Descartes ne soit plus étudié, car il avait comparé les animaux aux machines » Carole Talon-Hugon, philosophe

Même si pour l’instant, les tentatives de censure restent peu nombreuses par rapport au nombre d’événements organisés dans son établissement, Pierre Mathiot (Sciences Po Lille) avoue juger avec beaucoup de sérieux chaque manifestation d’hostilité vis-à-vis des intervenants. « Il y a quelques semaines, le même jour à la même heure, il y avait dans notre école François-Xavier Bellamy (philosophe et député européen de droite, NDLR) et Françoise Vergès, qui défend la cause indigéniste. J’ai eu des demandes d’annulation pour l’un comme pour l’autre, mais j’ai décidé de maintenir les deux. Dans ces cas-là, nous mettons en place un dispositif de sécurité et demandons aux forces de l’ordre de se positionner à l’entrée de l’établissement. Nous n’avons pas le choix », explique-t-il.

Jean Szlamowicz, dont la conférence sur l’écriture inclusive a été annulée par l’université de Bourgogne, évoque ce qui pourrait être une solution de facilité. « Il est tentant de ne plus vouloir s’exprimer sur le sujet pour ne pas avoir d’ennui et éviter de se retrouver avec un comité d’accueil hostile. C’est devenu une pression permanente », avoue-t-il. Une hésitation à s’autocensurer qui réjouira ses détracteurs. Et qui selon lui, est de plus en plus fréquente. « La majorité des gens ne voulant pas d’ennuis, ils décident d’adopter le comportement et l’avis adéquats. »

Une situation qui effraye la philosophe Carole Talon-Hugon. « L’université est confrontée à toutes sortes de censures, c’est extrêmement inquiétant. Chaque fois, on repousse les limites. À ce rythme-là, je crains que dans quelques semaines un groupe demande que Descartes ne soit plus étudié, car il avait comparé les animaux aux machines, ou même Aristote, car il avait dit que les esclaves n’étaient pas des hommes. Ce serait le début de la fin », conclut-elle.