La Chute de la maison Sciences Po: extraits de l’enquête au cœur de la crise des élites.
Dans un ouvrage dense et éclairant, Caroline Beyer raconte les vingt dernières années de la « fabrique des élites », prise aujourd’hui dans la tourmente. De la disparition de Richard Descoings à l’amphi « Gaza », elle retrace les événements et les décisions qui ont fait trembler l’institution.
Caroline Beyer est grande reporter au Figaro . Son enquête «La Chute de la maison Sciences Po» est parue aux éditions du Cerf.
Si Sciences Po fait tant parler d’elle, c’est qu’elle se plaît à alimenter son image d’école du pouvoir. Passage quasi obligé pour accéder à la haute fonction publique, elle compte parmi ses anciens une ribambelle de figures de la politique et du monde des affaires. Rue Saint-Guillaume se tiennent ainsi une multitude de conférences, données par des invités prestigieux. Parmi sa flotte d’enseignants vacataires, elle compte le Tout-Paris. Ici, les mythes et les codes sont soigneusement entretenus. Dans son hall d’entrée, se dresse la « Péniche », un grand banc en bois.
Au coin de la rue Saint-Guillaume, Le Basile, brasserie appréciée des étudiants, semble résister au temps qui passe. Sciences Po a aussi ses « conférences de méthode », qui désignent les cours en petits groupes, et ses « académiques », qui ne sont rien d’autre que des professeurs. Mais à trop vouloir attirer l’attention, elle s’est brûlé les ailes.
Avant la déflagration de l’amphi « Gaza », le bateau a régulièrement tangué, secoué par les démissions fracassantes de ses directeurs et les polémiques en tout genre.
La crise de réputation s’est imposée comme une évidence avec les mobilisations propalestiniennes de 2024. Mais comment en est-elle arrivée là ? Rue Saint-Guillaume, les professeurs qui regrettent les grands esprits de Raymond Aron ou de René Rémond et l’époque où Sciences Po était un salon bourgeois, retournent cette question dans leur tête. Dans les cercles des anciens et au-delà, le mouvement militant étudiant interroge, même si l’école est connue pour son ancrage à gauche. Est-il le fait d’une jeunesse bourgeoise qui, en ce XXIe siècle, embrasse le combat pour la défense des minorités, emmené par l’extrême gauche nouvelle, ou le résultat de l’ouverture sociale et internationale ? Comment une minorité agissante a-t-elle pu occuper tant d’espace, au point d’incarner le visage de l’école des élites ?
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Dans les lycées d’élite de la capitale, et surtout dans les lycées privés catholiques, s’installe le soupçon d’un recrutement idéologique, avec un « malus à l’élitisme » et au privé. Depuis 2021, le nombre d’admis venus de « Stan », fleuron de l’enseignement catholique parisien, oscille entre zéro et deux. Avant cela, ils étaient une petite dizaine. Alors que les témoignages se répandent dans les médias, le sujet scandalise aussi les cercles bourgeois.
Le DRH d’une entreprise du CAC 40 se souvient des mots que l’associé d’un grand cabinet de conseil lui lâche, lors d’un dîner : « Les élèves du privé sont blacklistés ! Tu te rends compte, ils n’ont pris aucun élève de Franklin depuis trois ans ! » « Jusque-là, Sciences Po était culturellement proche de cet établissement jésuite du 16e arrondissement », ajoute ce DRH, lui-même un ancien de l’école. Pour se défendre de l’accusation de « boycott » des lycées privés, l’école va jusqu’à tenir une conférence de presse, en août 2021.
Le directeur, Mathias Vicherat, répétera ensuite qu’« aucune discrimination n’est faite envers les lycées privés ou l’origine géographique » et que, comme par le passé, 35 % des admis viennent du privé.
Mais avec la nouvelle procédure d’admission et l’entrée de l’école sur la plateforme d’orientation vers le supérieur Parcoursup, qui lui a donné davantage de visibilité, l’origine géographique des admis est beaucoup plus hétérogène. Ce dont se félicite la direction. En 2024, les inscrits en première année viennent de 843 lycées différents en France et dans le monde, et seuls 22 % sont issus d’Île-de-France. « Avant, les épreuves écrites amenaient à Sciences Po les élèves des meilleurs lycées de France. Avec le dossier et l’injonction à la discrimination positive, on regarde Henri-IV, mais aussi le lycée d’Albi ! », résume un professeur.
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« Je vois passer des candidats qui aident les réfugiés, qui se battent pour la planète, qui militent pour l’égalité homme-femme. Je ne sais si ces dossiers sont sincères ou insincères, mais le recrutement est assurément marqué à gauche ! », constate pour sa part un professeur qui examine ces dossiers depuis plusieurs années. « Sciences Po a fait le choix d’une sélection à l’anglo-saxonne. Avant, lorsqu’on était admis, on était considérés comme des petits génies. L’art de la dissertation, de l’argumentation… Cela correspondait à l’esprit français, c’était prestigieux », déplore un ancien, passé par le lycée du Parc à Lyon, qui travaille aujourd’hui au côté d’un député de la majorité présidentielle. « Je ne sais pas si le Sciences Po d’aujourd’hui m’aurait autant séduit », ajoute-t-il.
Une école woke ?
« Après l’assassinat de Samuel Paty, j’ai quand même eu une prof d’histoire qui nous avait expliqué qu’elle avait plus peur du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin que des terroristes ! », raconte Quentin Coton .
« En sociologie, il n’y a qu’un seul discours : la méritocratie n’existe pas. Mon histoire personnelle prouve le contraire, mais nous sommes bien obligés de nous conformer à ce postulat pour avoir de bonnes notes », raconte Pierre, en troisième année. Aujourd’hui diplômé de Sciences Po, Alexandre a pu constater le poids et le pouvoir de la sociologie à l’école. Lorsqu’il intègre Sciences Po, le jeune homme est admis dans la formation « scube », un double cursus ultra-sélectif, « pire que la prépa », qui permet de mener de front le parcours à Sciences Po et une formation scientifique à l’université Pierre-et-Marie-Curie.
Sur les 40 élèves de sa promotion, trois ont ensuite intégré Polytechnique, tandis que deux autres ont rejoint Normale Sup. « On suivait des cours de maths et de physique, tout en se formant aux politiques publiques », explique-t-il. Mais les choses prennent une allure bien différente lorsque Sciences Po charge un sociologue de revoir le cursus, à l’occasion d’un changement de partenaire universitaire. « Au lieu de faire des sciences dures en parallèle des sciences humaines, il a voulu faire de l’interdisciplinarité. C’est donc devenu des pseudosciences », regrette Alexandre, qui garde un souvenir intact d’un cours de sociologie sur les ponts aux États-Unis. « Le prof nous a expliqué que les ponts étant trop bas, ils rallongeaient les trajets des personnes qui prenaient le bus. Ces personnes étant issues des minorités, il y avait donc une volonté de discriminer. Conclusion : les ponts américains sont racistes ! De l’idéologie absurde », raconte-t-il, encore éberlué.
Une nouvelle tête qui tombe
Lorsqu’il arrive Rue Saint-Guillaume, Mathias Vicherat retrousse les manches de son impeccable costume tendance, pour s’attaquer comme il se doit aux « VSS » (violences sexistes et sexuelles, NDLR). Le directeur de 46 ans, qui se veut proche des préoccupations de la jeune génération, promet d’en faire « une priorité absolue ». Tout signalement déclenchera systématiquement une enquête de la cellule d’enquête interne préalable (CEIP), qui sera présidée par une magistrate. « Une formation aux VSS a été mise en place sur Zoom pour tous les élèves », raconte un étudiant. Las, le 4 décembre 2023, l’école et le Tout-Paris apprennent, stupéfaits, que Mathias Vicherat et sa compagne ont été placés en garde à vue, à l’issue d’une dispute aux portes du palace parisien Lutetia. Ils s’accusent mutuellement de violences conjugales. La « malédiction » a encore frappé la gouvernance de Sciences Po. De manière parfaitement lamentable.
« C’est le wokisme qui se mord la queue, l’arroseur arrosé », ricanent alors les mauvais esprits de l’école.
L’institution s’embrase. Le jusqu’alors sympathique directeur devient l’homme à abattre . Dès le lendemain, le campus de Paris est bloqué. Sa démission est exigée par les syndicats d’extrême gauche Solidaires, proche du NPA (Nouveau Parti anticapitaliste), et l’Union étudiante. Cette dernière, sur le réseau social X s’explique : « Victime, on te croit. Nous ne pouvons avoir un directeur auteur de violence. » Dans le hall de l’école, des affiches représentant la silhouette noire de Mathias Vicherat sur fond orange sont placardées, appelant à son départ. La députée Europe Écologie-Les Verts (EELV) Sandrine Rousseau fait le déplacement à Saint-Germain-des-Prés pour soutenir les étudiants. L’association Garces de Sciences Po, qui se définit sur Instagram comme un « collectif féministe radical intersectionnel » agissant « en mixité choisie sans hommes », monte au front.
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La communauté enseignante n’est pas en reste. Le département de sociologie réclame la tête de Vicherat. « C’était une véritable chasse à l’homme. On ne pouvait pas faire entendre un discours de raison, témoigne un professeur de politique. Il ne pouvait que démissionner. Mais l’emballement de l’institution montrait à quel point elle était instable. » Sur le groupe WhatsApp des enseignants vacataires, certains se déchaînent. « Dès la garde à vue, ils piétinaient la présomption d’innocence », rapporte un membre de cette boucle réunissant 250 personnes. Lorsque le tribunal rendra sa décision, un an plus tard, il condamnera Mathias Vicherat, mais aussi son ex-compagne : cinq mois de prison avec sursis pour lui, huit pour elle. La justice fera état d’« une relation particulièrement dysfonctionnelle depuis de nombreux mois ».
Un avant et un après Gaza
« Il y a eu un avant et un après Gaza. » Lancinante, cette phrase revient, de la bouche de professeurs de Sciences Po, d’étudiants, mais aussi de recruteurs et d’anciens, qui occupent des postes clés dans une multitude de secteurs. Et qui se désespèrent. Les plus aveugles, ou les plus confiants, auront beau balayer cela d’un revers de main, l’assertion correspond à une réalité. Après l’affaire de l’amphi Boutmy rebaptisé « Gaza » en avril 2024, les vidéos et les images qui ont circulé dans les médias, agrémentées d’abondants commentaires de la classe politique, ont été dévastatrices pour la réputation de l’institution. Elles ont montré une école aux prises avec des militants masqués, martelant des slogans propalestiniens coiffés de keffiehs, et une direction dans l’impasse, incapable de gérer le désordre.
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Si l’amphi « Gaza », les manifestations et les bloqueurs évacués par la police ont fait l’effet d’un séisme, c’est aussi la goutte d’eau dans une tempête qui semble plus vaste. Voilà une dizaine d’années que Sciences Po fait les gros titres de la presse avec sa valse des directeurs et ses coups successifs portés à l’élitisme à la française, qui ont eu pour point d’orgue la suppression de son concours. Dès mai 2024, sur le réseau social X, les publications sur la « démonétisation » du diplôme et des CV que les recruteurs jetteraient directement « à la poubelle » se multiplient. Ces employeurs du privé, ayant « pris conscience qu’intégrer des Sciences Po est un risque », seraient en train de les « blackbouler », tandis qu’en parallèle beaucoup de diplômés iraient « s’incruster dans la fonction publique », peut-on lire, en substance, sur ce réseau social peu réputé pour sa nuance, mais à forte influence.
Vers un nouvel horizon
Par-delà le brouhaha ambiant, c’est justement des dossiers de fond qui attendent le directeur. Depuis la suppression du concours écrit en 2021, les critères de sélection de l’école ont été vivement interrogés. Les lycées élitistes publics et privés, ainsi que la bourgeoisie parisienne se sont sentis mis de côté, et l’ont fait savoir dans leurs cercles d’influence. En octobre 2024, quinze jours à peine après sa prise de fonction, Luis Vassy annonce, dans une interview aux Échos, une réforme de la procédure d’admission. « Nous recrutons les plus compétents, pas les plus militants », promet-il, à l’adresse des candidats de la session 2025.
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Les lettres sur l’engagement et le projet de l’étudiant, qui étaient jointes au dossier, n’auront plus cours.
Demander à des élèves de 16 ans de démontrer leur engagement social, c’est « faire peser une responsabilité très lourde » sur leurs épaules et celles de leurs familles, estime-t-il. Les notes obtenues au bac de français, une épreuve nationale et anonyme, seront surpondérées à 60 %, contre tout juste 7 % à 8 % auparavant. Il s’agit de laisser moins de place au « contrôle continu », ces notes données au cours de l’année par les professeurs du lycée. Elles flirtent aujourd’hui avec de si hauts sommets qu’il devient difficile de distinguer les dossiers les plus performants. Avec ce petit changement qui pourrait faire évoluer à la marge les profils des candidats retenus, Sciences Po espère voir les choses bouger.
LA CHUTE DE LA MAISON SCIENCES PO
de BEYER CAROLINE,
publié aux éditions du CERF,
le 28 mars 2025,
à Paris,
ISBN-13 : 978-2204171298
Voir aussi
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mention
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