samedi 14 décembre 2013

Histoire — Dossier sur Mandela et son héritage

L’école québécoise se flatte de former des élèves « autonomes » et à l’esprit critique. On peut en douter en contemplant le correctivisme politique qui suinte des manuels qu’on inflige aux élèves captifs du Monopole de l’éducation du Québec.

Le cas le plus récent de cet unanimisme politiquement correct est constitué par les dossiers consacrés à Nelson Mandela et destinés aux élèves. Notons qu'avant son trépas, Mandela était déjà proposé au programme du premier cycle du secondaire de l'école québécoise dans le cadre du cours d'« Histoire et éducation à la citoyenneté » (voir page 364).

Plusieurs sites destinés aux enseignants fournissent des dossiers clés en main sur Mandela. Prenons celui-ci destiné au primaire (quand on vous disait que les élèves se dispersent et apprennent peu les matières de base). On y retrouve des vidéos convenues qui nous viennent de Radio-Canada (ils ne sont pas gâtés) ainsi qu'un petit descriptif.



Le tout est grevé de clichés, d’approximations et même d’erreurs. Dont une évidente quand le dossier déclare au sujet des 27 années de détention de Mandela que « C’est aussi le prisonnier politique qui connaîtra la plus longue détention jamais vue. »

C’est inexact :
Devant le portrait hagiographique des dossiers scolaires et de Radio-Canada, nous reproduisons ici un portrait plus nuancé. Notons que ce fameux esprit critique, cette autonomie dont se gargarisent les programmes scolaires québécois ressemblent à de vieilles formules qui valaient pour lutter contre l’Église ou les « préjugés » conservateurs, alors qu’aujourd’hui on semble demander en fait aux élèves de répéter la doxa progressiste. Aucun des dossiers que nous avons lus ne dressait un portrait nuancé de Nelson Mandela. Aucune part d’ombre.

Il fallait bien évidemment s’attendre de la part de nos médias conformistes (et donc de nos enseignants mal renseignés sur ce sujet) au raz-de-marée émotionnel et moralisateur qui a suivi la mort de Nelson Mandela, le 5 décembre. Âgé de 95 ans, il était depuis déjà vingt ans un mythe vivant que voulaient approcher toutes les célébrités de la planète. Révélée dès sa libération de prison, le 11 février 1990, après vingt-sept années de détention, dont dix-huit ans au bagne de l’île Robben, sa magnanimité constante forgea son aura planétaire.

Malgré les souffrances endurées, Rolihlahla (le « fauteur de troubles » en xhosa, sa langue natale) Mandela fit preuve d’une clémence et d’une modération surprenantes à l’égard de ses anciens ennemis, ainsi que d’une inflexible volonté pour imposer ses choix à son propre camp.

Côté lumières, Mandela symbolise la force du pardon. Mais cette riche personnalité est aussi faite d’ombres. Sa jeunesse ne fut pas aussi humaniste que le disent aujourd’hui ses thuriféraires, trop souvent ignorants ou conformistes. Dans les années 1960, le jeune activiste fut dans le camp communiste. Il créa et commanda l’Umkhonto we Sizwe (« le Fer de lance de la nation »), la branche armée du Congrès national africain. Justifiant le terrorisme anti-Blancs pour défendre les droits de la communauté noire, il fit verser le sang.


La foule tue une opposante noire à l'ANC en criant « Viva Mandela »
(vidéo plus longue sur la lutte de l'ANC contre ses adversaires noires de l'UDF et de l'IFP)

En 1985, le dirigeant nationaliste noir Mandela rejeta l’offre du gouvernement sud-africain qui proposait de le libérer à condition qu’il renonçât à la violence. Il insistera toujours sur la politique « d'un homme, une voix » et s'opposera à toute politique fédéraliste pour assurer un foyer  afrikaner ou zoulou. Il ne dénoncera jamais la lutte implacable menée par l'ANC contre les noirs fédéralistes qui aboutira à des meurtres fréquents et cruels. La vision centralisatrice de Mandela et de l'ANC signifie sans doute à terme la disparition des Afrikaners en tant que peuple distinct. Seule une solution fédéraliste aurait pu le protéger, l'ANC a toujours promu une vision jacobine où la majorité noire dominerait toute l'Afrique du Sud et tous les leviers du pouvoir. Les Afrikaners et les métis voyaient leur langue, l'afrikaans, protégée avant 1994. Cette langue nettement plus parlée comme langue maternelle que l'anglais est de plus en plus battue en brèche par l'anglais, la langue privilégiée par l'ANC. Au nom de la réconciliation, le recteur noir d'une université sud-africaine a récemment déclaré qu'il fallait privilégier l'anglais comme langue commune dans l'éducation.

Cellule de Mandela, vers 1971 
(première photo connue)
Nelson Mandela est pourtant le même homme qui imposera à ses amis une politique inédite en Afrique de « vérité et réconciliation » en 1995. Ce choix participa indiscutablement à la baisse des tensions raciales. Ce processus amnistia tout autant des personnages de l’apartheid que des dirigeants de l'ANC dont Thabo Mbeki, le successeur de Mandela à la présidence de l’Afrique du Sud.

Contrairement à la légende, Mandela n’est pas à l’origine de l’abolition de l’apartheid. Il l’a simplement accompagnée. Cette issue est d’abord une conséquence de la fin de la guerre froide, quand l’Afrique du Sud cessa d’être une place forte de l’Occident contre les visées soviétiques. Lâchés par les États-Unis, lucides quant à la pérennité du système d’apartheid, les dirigeants blancs choisirent d’en finir avec l’isolement de leur pays, étranglé par les sanctions internationales. Voulue par Washington et Pretoria, cette transition était risquée. Mûri par les épreuves, Mandela en fut le garde-fou.

Il récupéra habilement la dynamique lancée par Pieter Botha et Frederik de Klerk, son futur co-lauréat du prix Nobel de la Paix (1993), et les trois présidents américains de cette période : Ronald Reagan (1981-1989), George Bush (1989-1993), Bill Clinton (1993-2001).

Cellule en 1977
De Klerk, avocat de formation comme Mandela, est méconnu en Occident. Nommé à 42 ans comme ministre, il ne dit jamais un mot plus haut que l’autre. Onze ans plus tard, nous sommes alors en novembre 1989, De Klerk a 53 ans et vient d’être élu président de la République. Le pays va mal, le boycott international plombe les finances de l’État, et De Klerk a une décision importante à prendre. Il lance aux Afrikaners les plus hostiles : « Vous avez le choix entre le danger et le désastre. » Avant de libérer Mandela. « Mandela et De Klerk voulaient sauver leur pays. Les deux hommes avaient compris que l’Afrique du Sud était multiraciale et que chacun ne pouvait rien sans l’autre. Leur secret, c’est le respect mutuel », raconte au Point le communicant Matthias Leridon, un des amis proches de De Klerk en France. L’autre secret de De Klerk, c’est son abnégation. Il a préféré un suicide électoral et haussé les épaules lorsque les plus radicaux des Blancs l’accusaient de « traîtrise » avec cette philosophie : « J’ai le sentiment d’avoir accompli ma tâche. » De Klerk et Mandela ont choisi de quitter la vie politique au même moment. On ne parle pourtant que de Mandela, jamais de Frederik de Klerk.

Mandela revient en 1995 dans sa cellule : table, lit, pot de fleurs

Notons aussi que l’apartheid est éliminé bien avant que Mandela ne devienne président du pays en 1994. Cette élimination est le fait de De Klerk pas de Mandela : la loi sur les mariages interraciaux fut abrogée en 1985, l’obligation du laissez-passer (passeport intérieur) et l’élimination généralisée de l’apartheid mesquin (bancs, transports publics, toilettes séparés pour chaque groupe racial) remontent à 1986. En 1991, le président F.W. de Klerk élimine la loi sur les zones résidentielles séparées pour les blancs et les noirs.

Obama visite la même cellule en 2013 :
plus de lit, plus de table, 
plus de bibliothèque, de vase, etc.
Lors des deux dernières années de prison, Mandela se retrouve dans une luxueuse maison isolée et gardée. Dès sa sortie de cette prison dorée, Mandela choisit de pardonner. Ce choix surprend ses amis, mais doit se comprendre dans un contexte particulier : les Afrikaners n’ont pas été vaincus militairement, les Blancs dominent entièrement l’armée, la police et l’économie. Ils sont des millions contrairement à la petite minorité blanche dans la Rhodésie de Ian Smith. Élu président le 27 avril 1994, Mandela surprend certains encore quand il décide de ne faire qu’un seul mandat présidentiel (1994-1999), comme Frederik de Klerk.

À l’opposé de Robert Mugabe, le satrape du Zimbabwe (trente-trois ans de dictature), et de tant d’autres chefs d’État, il renonce au pouvoir après seulement cinq ans de présidence. Mandela et l'ANC seront toutefois des alliés fidèles de Mugabe.

Mauvais gestionnaire, il fut surtout la face présentable de l’ANC en constante représentation, son bilan est médiocre, en dehors de la paix civile maintenue (mais certainement pas uniquement grâce à lui) et des gestes symboliques de réconciliation, comme lors de la Coupe du monde de rugby, en 1995, lorsqu’il soutint activement l’équipe sud-africaine, en maillot des Springboks — symbole pour d’aucuns de l’apartheid —, quatorze joueurs blancs, un seul métis…

Obama en 2013 dans la cellule
de plus en plus dépouillée
Son autorité naturelle de prince xhosa, son excellente formation d’avocat qu'il complètera par correspondance en prison, son intransigeance parfois féroce, le soutien de la communauté internationale et l’évidence des épreuves subies lui auront permis de passer les obstacles et d’imposer sa vision d’une « nation arc-en-ciel » que sa disparition et l’état pitoyable du pays pourraient très vite faire voler en éclats. Ce géant économique que léguèrent les Afrikaners est devenu fragile, il est entré dans une spirale d’échecs et de violences que ses successeurs, Thabo Mbeki, de 1999 à 2008, et Jacob Zuma, depuis 2009, n’ont pas su enrayer.

L’Afrique du Sud reste le pays le plus riche du continent africain, grâce au socle bâti par la minorité blanche pendant une soixantaine d’années, à sa puissance démographique (52 millions d’habitants), à ses richesses naturelles et à sa stature géopolitique. Candidate à un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, l’Afrique du Sud passe pour « sage » alors que sa société est toujours plus inégalitaire et violente, avec des indicateurs catastrophiques (voir ci-dessous).

Dernière prison (1988-1990) de Mandela : la maison de Madiba à Victor Verster

Mandela avait quitté la politique depuis dix ans, déçu par les insuffisances de ses épigones. L’ancien champion de boxe avait consacré son dernier combat à la lutte contre le SIDA, un fléau majeur (plus de 6 millions de séropositifs en Afrique du Sud) qui doit beaucoup à l’incurie de l’ANC. Depuis l’accession de Mandela au pouvoir et jusqu’en 2010, l’ANC avait obstinément refusé d’engager une politique de traitement par les médicaments antirétroviraux. Le successeur de Mandela, toujours de l'ANC, Thabo Mbeki (1999-2008) avait même nié le lien entre le virus VIH et le développement de la maladie.

Mandela reconnaissait sa part de responsabilité dans ces échecs, malgré le verrouillage orchestré par sa famille, acharnée à gérer l’« entreprise Mandela », jusqu’à se disputer devant les tribunaux sur le lieu de sa sépulture. Déifié de son vivant, Mandela répétait qu’il n’était pas « un saint, ni un prophète ». Il confessait ses « erreurs » et ses « insuffisances ». Marié trois fois, divorcé deux fois, père de cinq enfants de deux épouses successives, il se disait « un homme comme les autres, un pécheur qui essaie de s’améliorer ».

Piscine personnelle de Mandela à la prison de Victor Verster

L’héritage au pied d’argile de Mandela

Selon le coefficient de Gini (instrument de mesure statistique de l’inégalité socio-économique), l’Afrique du Sud serait devenue le pays « le plus inégalitaire du monde ».

Le revenu des familles noires progresse, mais un foyer blanc gagne encore six fois plus qu’un foyer noir. Les cités noires — ces quartiers qui furent un symbole de l’apartheid — abritent encore plus de 2 millions de déshérités, dont de nombreux immigrés noirs, nouveaux esclaves du « miracle sud-africain ».

L’« indice de développement humain » de ce membre éminent du club des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) a reculé de 35 places entre 1990 et 2005 : 8,8 % des Sud-africains vivent sous le seuil d’extrême pauvreté (moins de 1,25 dollar par jour), le double d’il y a dix ans ; le quart de la population (26 %) ne mange pas à sa faim ; 24 % des travailleurs sont chômeurs (en réalité ils sont 35 à 40 %).




La criminalité explose : 20 000 meurtres, 300 000 cambriolages et plus de 50 000 viols par an (record du monde des violences sexuelles). Autre triste bilan caché par les autorités : près de 2000 fermiers blancs ont été assassinés en vingt ans.

Le Black Empowerment ou « discrimination en faveur des noirs » a remplacé le mérite et la compétence par la préférence raciale ou communautaire au bénéfice des groupes raciaux ou des communautés dits « historiquement désavantagés ». Conséquence : beaucoup de jeunes blancs diplômés voient leurs perspectives de carrière limitées ou menacées et ils sont donc acculés à l’expatriation. Or, ces mesures qualifiées par certains de racisme à rebours n’ont pas vraiment fait naître une classe moyenne noire durable. Celle qui existe aujourd’hui est principalement due aux seules augmentations du nombre des fonctionnaires et non au développement économique. L’ANC s’est ainsi constitué une clientèle électorale captive tout en installant le pays sur une bombe à retardement. Tordons au passage un mythe : l’inexistence d’une classe moyenne noire sous l’apartheid. C’est inexact. L’écart salarial entre blancs et noirs n’a jamais cessé de diminuer sous l’apartheid, il en va de même des dépenses en éducation : alors que chaque élève blanc avait droit à 21 fois plus de subsides en 1952 qu’un élève noir, ce rapport n’était plus que d’environ 5 pour 1 en 1987.


Quand Nelson Mandela participait à un chant appelant à tuer les blancs
et puis parlait de démocratie et de paix...
Vidéo plus longue sur le sujet

Depuis 1994, 1 million de Blancs ont préféré émigrer. Soit 20 % de la population blanche de l’époque.

L’Afrique du Sud est également un des pays qui dépense le plus en éducation par rapport à son PIB, elle est aussi un des pays avec les pires résultats scolaires. Le Forum économique mondial basé en Suisse l'a classée en 146e positon sur 148 pays — et dernier en mathématiques et en sciences.

Selon le Rapport économique sur l’Afrique pour l’année 2013, rédigé par la Commission économique de l’Afrique (ONU) et l’Union africaine, pour la période 2008-2012, l’Afrique du Sud s’est ainsi classée parmi les 5 pays « les moins performants » du continent sur la base de la croissance moyenne annuelle, devançant à peine les Comores, Madagascar, le Soudan et le Swaziland (page 29 du rapport). Ces quatre derniers pays étant en faillite, le résultat sud-africain est donc pour le moins inquiétant.

L’industrie minière a perdu près de 300 0000 emplois depuis 1994 et depuis le début 2012, elle se trouve déstabilisée par une série de grèves sauvages, sur fond de rivalité entre les syndicats. Les mineurs réclament des salaires décents à l’occasion de grèves qui prennent de plus en plus un caractère insurrectionnel. Ainsi, le 17 août 2012 à la mine de platine de Marikana à l’ouest de Pretoria la police tira dans la foule, faisant une quarantaine de morts et plus d’une centaine de blessés. Les pertes de production et de revenus qui se conjuguent avec des coûts d’exploitation en hausse constante ont pour conséquence la fermeture des puits secondaires et la mise à pied de milliers de mineurs, ce qui amplifie la courbe du chômage.

Au 3e trimestre 2013, touché par les grèves, le secteur automobile a subi une baisse de 28 % dans la production des véhicules selon la Banque centrale sud-africaine (SARB 21 novembre 2013).



Depuis 1994, l’agriculture a, elle aussi, perdu plusieurs centaines de milliers d’emplois. Les interventions et les contraintes de l’État-ANC incitent de plus en plus les fermiers blancs soit à abandonner leurs exploitations, soit à mécaniser, ce qui amplifie encore le mouvement de migration des zones rurales vers les villes, essentiellement vers les régions de Johannesburg et du Cap. Ces migrations depuis les zones rurales imposent une pression continue, car elles entraînent le développement autour des zones urbanisées de vastes bidonvilles constituant autant d’abcès de pauvreté et d’insécurité.

Le mythe de la « nation arc-en-ciel » s’est brisé sur les réalités régionales et ethno-raciales, le pays étant plus divisé et plus cloisonné que jamais, phénomène qui apparaît au grand jour lors de chaque élection à l’occasion desquelles le vote est clairement « racial », les Noirs votant pour l’ANC, les Blancs et les métis pour l’Alliance démocratique.

En 1994, lorsque l’ANC fut hissé au pouvoir par le président De Klerk, l’Afrique du Sud était la première économie du continent. Le pays était alors doté d’infrastructures de communication et de transport à l’égal des pays développés, d’un secteur financier moderne et prospère, d’une large indépendance énergétique, d’une industrie diversifiée, de capacités techniques de haut niveau. Au rythme actuel, selon Banque Morgan Stanley, l’Afrique du Sud risque d’être dépassée par le Nigeria d’ici 10 ans comme première économie du continent (c'est sans doute exagéré, le Nigeria étant aussi un État fragile). Elle est déjà déclassée par des pays comme le Botswana pour ce qui est du revenu par tête d’habitant.

 L'Afrique du Sud dépassée par le Botswana, son voisin


Voir aussi

Histoire — Mandela un simple intermède, pas le plus emblématique de l'Afrique du Sud actuelle

"Some things were better under apartheid" (BBC)

Apartheid’s “Bantu Education” was Better than Now, says leading South African Black Academic

Afrique du Sud — Déconfiture de l’école publique, succès de l’école privée

Afrique du Sud — Les enseignants en colère

Nouveau scandale dans le système éducatif d’Afrique du Sud, pour Nadine Gordimer l’éducation est « un désastre »

Discrimination raciale officielle dans les universités sud-africaines

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