dimanche 16 mai 2010

Pluralisme efflorescent

L'ancien ministre Louis O'Neil raconte sur son carnet une anecdote savoureuse bien contemporaine :
« J’ai appris une histoire cocasse. C’est arrivé en Estrie, dans un petit village. Une enseignante a osé amener les jeunes de sa classe à l’église, pour qu’ils puissent admirer la crèche de Noël. Informée de cette initiative une conseillère pédagogique y a vu un délit portant atteinte à la posture professionnelle.

Elle a réprimandé l’enseignante et lui a ordonné de réparer sa faute en conduisant les jeunes à une mosquée. D’où la suite logique à prévoir : la visite d’une synagogue, d’une cathédrale mormone, d’un temple hindou ou bouddhiste, et j’en passe. Le pluralisme efflorescent à son meilleur.

On dit que le ridicule tue. Ce n’est pas toujours vrai. La conseillère pédagogique est bien vivante et je m’en réjouis pour elle. Tout comme sont toujours vivants ceux qui ont inventé le nouveau cours ECR, dont la mise en application conduit à des absurdités pareilles.

L’école subit le règne du pluralisme normatif. Réduction au minimum de la culture d’ici et mixture imposée des apports culturels étrangers. De là est censée surgir une grande lumière qui nous libérera des ténèbres, du nuage obscurcissant que risque de transmettre une crèche de Noël naïve et artisanale. Décidément, on n’arrête pas le progrès ! »





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L’école, une mini-démocratie ?

Cette semaine encore Georges Leroux, « le charmant sophiste » et « l’un des penseurs de la réforme » pédagogique selon le philosophe Jacques Dufresne, insistait lors du colloque de l'ACFAS sur le programme d'éthique et de culture religieuse et une de ses marottes : l'école comme lieu d'apprentissage et de réalisation de la démocratie. Nous reviendrons sous peu sur son passage à l'ACFAS.

Marc Chevrier, professeur au département de science politique à l’Université du Québec à Montréal, aborde ce même sujet dans un excellent texte publié dans l'essai collectif Par-delà l'école-machine dont nous avons déjà parlé (ici et ).

Extraits :
« La pédagogie socioconstructiviste érige son école démocratique de différentes façons :
  1. un discours égalitariste de l’enseignement, l’enfant est vu comme un être autonome, maître de ses apprentissages, participant, actif, qui construit son monde, ses découvertes, son sens moral, ses diverses compétences. En contrepartie, l’enseignant cesse d’être un maître, c’est un facilitateur, un accompagnateur, un animateur, un berger désorienté sans chien, un éveilleur, qui se met au niveau de l’élève, de plain-pied avec lui, en évitant de lui rappeler l’inégalité de statut, d’âge et de maturité entre lui, l’enfant, et l’enseignant, l’adulte.

  2. Elle crée un système d’oppositions binaires qui, d’une part, associent ce qui est construit, autoengendré, produit et pensé par soi à ce qui est bien, démocratique, progressif et, d’autre part, renvoient tout ce qui est reçu, transmis, donné au domaine du mauvais, du rétrograde et de l’autoritaire. Ce système d’oppositions, elle peut l’appliquer même à la « cognition de l’apprentissage », aux diverses étapes mentales et psychologiques de l’apprentissage.

  3. Enfin, elle assigne à l’enseignement la mission centrale de façonner l’enfant de telle manière qu’il acquière par lui-même des compétences morales, éthiques et sociales qui en fassent un individu en tous points conforme à l’idéal d’une démocratie tolérante, participative et pluraliste.
 »
Enfin d'un certain type de pluralisme : le multiculturalisme.

La pédagogie socioconstructiviste pousse jusqu’à ses dernières limites la portée de la démocratie. Celle-ci n'est plus un régime politique particulier pour un État, une collectivité, elle s'applique désormais à toute organisation y compris l’institution où l’on forme les mineurs d'âge : l'école. C'est ainsi que, chez les socioconstructivistes, la classe s’assimile à une forme d’assemblée d’apprenants dont l’enseignant-animateur préside les délibérations. Pour Marc Chevrier, la pédagogie socioconstructiviste prospère grâce à la gêne que nous éprouvons à l’idée que la démocratie ait des limites, des zones qui lui échappent.

Le concept de démocratie est devenu le bien suprême. C’est le stade ultime de l’histoire, l’aboutissement indépassable de la modernité. Pris sous cet angle, la démocratie n'est plus une organisation politique, un type de gouvernement. Elle devient une vision morale qui engloble le libéralisme, les droits de l'Homme, le dialogue et des valeurs chrétiennes (dévoyées pour d'aucuns). Devant un tel amalgame d’idées en apparence généreuses, « qui peut donc vouloir mettre des limites à la démocratie ? Si un tel opposant existe, c’est sûrement un impie, un monstre, un facho ! »

Mais, comme le souligne Marc Chevrier :
« à bien y réfléchir, il est facile de voir que ces zones de non-démocratie abondent dans nos sociétés qui ne sombrent pas pour autant dans la dictature. La famille, une salle d’opération, une entreprise, une équipe de hockey ou une troupe de théâtre ne sont pas des démocraties. Dans tous ces cas, « gouvernés » et « gouvernants » ne sont pas interchangeables, du fait d’une impossibilité organique ou de la logique de la situation. Le patient ne peut prendre la place du chirurgien ».
Véritable dessein : faire l’éducation morale des citoyens
« L’insistance [que la pédagogie socioconstructiviste] met sur le caractère égalitaire de l’enseignement et l’acquisition des valeurs et des attitudes qu’il sied d’avoir dans une démocratie révèle son véritable dessein : faire l’éducation morale des citoyens. Il n’est donc pas étonnant qu’elle se pique de programmer l’enfant, dès la pré-maternelle, afin qu’il acquière toutes les compétences requises pour devenir un parfait démocrate. La prose socioconstructiviste chérit en particulier le concept de citoyenneté, autre conglomérat d’idées généreuses, que les pédagogues ont érigée en compétence fondamentale, dont tout le reste procède. L’éducation à la citoyenneté est partout, elle prend le dessus sur l’enseignement de l’histoire, elle parcourt le nouveau programme d’éthique et de culture religieuse ».
Où Georges Leroux en prend pour son grade

Marc Chevrier se penche ensuite sur un des partisans les plus intransigeants du cours d'éthique et de culture religieuse, le professeur à la retraite Georges Leroux. Marc Chevrier n'est pas tendre avec son aîné :
« Pas étonnant que l’un des plus ardents promoteurs du programme d’Éthique et de culture religieuse soit Georges Leroux, belle âme humaniste reconvertie à l’éthique, qui, dans son bouquin présentant des « arguments pour un programme », clame dès les premières pages sa foi en l’école en tant que démocratie. S’appuyant sur le philosophe américain John Dewey, Leroux énonce le credo du démocrate progressiste comme suit :
[…] s’agissant de l’institution scolaire publique, elle ne peut qu’être déjà la société démocratique à laquelle elle a mission de donner ensuite accès. Elle ne saurait donc en être différente, puisque l’école est le premier espace démocratique où chacun de nous va à la rencontre de sa liberté en même temps qu’il fait l’épreuve des droits des autres. Chacun doit y être accueilli comme il espère être accueilli dans la société dont il sera un citoyen : avec ses droits et devoirs, et en tout respect de son identité.
Quel poème ! On voit que Leroux a en tête la vision morale de la démocratie, elle est en elle-même la « vie bonne » chère aux Grecs, par cela même qu’elle permet à toutes les conceptions du bien de dialoguer entre elles, dans un espace pacifié ressemblant à un salon de thé où chacun se passe le sucre et les pâtisseries en échangeant des mots d’une exquise amabilité. Leroux dit également toute sa foi dans l’approche par compétences de la pédagogie socioconstructiviste, qui a pour ambition rien de moins que de « donner aux jeunes les moyens de se positionner face à tous les enjeux moraux de l’expérience, personnelle et sociale, qui les attend ». Notez le choix du vocabulaire. L’enfant n’apprend pas, il « se positionne », tel un militant dans un parti, tel un député votant un texte en chambre. En possédant tous les instruments de la « réflexion éthique », l’enfant-citoyen fera ainsi siennes les vertus de la démocratie, c’est-à-dire, selon Leroux, « tolérance, respect, recherche en commun du bien commun et des principes guidant la discussion de tous avec tous ». On y reconnaît là la démocratie-guimauve des champions de l’école démocratique, qui naviguent sans trop de difficulté entre le régime démocratique et le catéchisme de l’éthique pluraliste. »
Mais si Leroux expose avec fougue le credo de l'école démocratique qui sous-tend la pensée socioconstructiviste, il ne dégage pas (ou n'ose pas dégager) les conséquences logiques de cette dérive. C’est le rôle d'un autre philosophe que cite Marc Chevrier.

Jacques Rancière, auteur de La Haine de la démocratie

C'est chez Jacques Rancière qu'apparaîtront le plus clairement les conséquences de cette dérive de l'école-mini-démocratie.
« Chez lui, la parité maître-élève, l’égalité entre enfants et adultes n’apparaissent pas comme des incongruités ou des impossibilités. C’est au contraire la marque même de la démocratie. Toute personne qui penserait autrement est l’ennemi de la démocratie, la prend nécessairement en grippe. Pour Rancière, la démocratie ne prend pas de forme sociale ou politique particulière, elle réside dans la négation de tout pouvoir en place, de toute forme d’autorité dérivée de la tradition ou d’un savoir. Selon le philosophe, toutes les sociétés, qu’elles soient monarchique, aristocratique ou démocratique, succombent à une triste fatalité : une oligarchie les gouverne, en prétendant posséder des titres de compétence ou de légitimité qui la fondent à se maintenir au pouvoir. Dans ces conditions, la démocratie ne peut s’exprimer que dans la négation des prétentions des biens dotés. La démocratie appartient aux sans-grade, aux sans-titre, aux incompétents, aux déshérités, aux ignorants qui n’ont rien à faire valoir à leur avantage. « Le mot de démocratie, écrit Rancière, alors ne désigne proprement ni une forme de société ni une forme de gouvernement. La “société démocratique” n’est jamais qu’une peinture de fantaisie, destinée à soutenir tel ou tel principe de bon gouvernement. » [...] On ne s’étonnera donc pas de ce que dans son livre, Rancière égratigne l’école républicaine française et se réjouit de la ruine de l’autorité du professeur. »
Double langage des tartuffes

Pour Marc Chevrier, la pédagogie socioconstructiviste et ses partisans comme Georges Leroux se gardent bien d’aller jusqu’à ces extrémités. C'est pourquoi ils usent sans cesse d’un double langage :
« en réalité, il faut faire comme si maître et élève étaient interchangeables, bien qu’on sache parfaitement que l’institution scolaire subsiste et distribue les rôles. Il faut quand même protéger les salaires de tous ces pédagogues, conseillers pédagogiques, professeurs en métacognition et gestion de classe, qui ne peuvent survivre que si un État quelque peu oligarchique utilise son pouvoir de commandement et de taxation pour mettre en place un système scolaire financé par tous les contribuables.

[...]

Cette inconséquence n’est pas la première des tartufferies que les intellectuels se permettent. Elle est typique d’une certaine gauche bien pensante, encore tentée par la pensée totalitaire et binaire, qui sermonne la planète entière en s’excluant de la portée de ses admonestations. »




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Par-delà la bien-pensance pédagogique

Un grand débat sur l'éducation fait rage au Québec depuis l'annonce en 1997 d’une réforme pédagogique d'une ampleur insoupçonnée. Bien loin de s'épuiser, ce débat a révélé le fossé grandissant qui sépare les tenants d'une vision de l'apprentissage fondée sur l'activité de l'apprenant-élève et les défenseurs d’un enseignement axé sur les savoirs et la pédagogie explicite de maîtres versés dans leur discipline. Or, c'est justement en vue de montrer au public les impasses où conduit cette réforme et la fragilité de ses fondements que des intellectuels ont fondé en janvier 2006 le Collectif pour une éducation de qualité (CEQ).

Plusieurs d'entre eux, avec d'autres auteurs partageant les visées du CEQ, ont ainsi décidé d'écrire un livre collectif pour donner, comme ils disent, « une voix à la perspective humaniste et moderne en éducation, souvent ignorée ou méprisée dans les milieux pédagogiques férus d'inventions parfois abracadabrantes. »

Dans son introduction, Marc Chevrier s'en prenait au quotidien Le Devoir (M. Chevrier ne peut donc foncièrement être mauvais) qui défend la réforme pédagogique avec une belle ténacité :
« Il est toutefois amusant d'observer que les défenseurs de la réforme pédagogique, peu prompts à s'expliquer publiquement sur leur projet éducatif, ont pu compter sur l'appui éditorial du journal Le Devoir qui ne s'est pas privé d'admonester les détracteurs de la réforme ou de minimiser la portée de leurs arguments. Il arrive même à ce sérieux journal, comme l'a montré Régine Pierre[1], de publier de fausses informations sur les enquêtes internationales comparant les performances des élèves québécois à celles d'élèves d'autres pays. Voilà qui est étrange de la part d'un quotidien se targuant de dissiper les idées reçues sur l'éducation des Québécois ».
Critique à l'encontre des progressistes

Il faut dire que l'ouvrage ne craint pas d'attaquer de front la réforme pédagogique et ses dérives progressistes. Les auteurs de l'ouvrage se voient plutôt comme des « modernes » dans le sens historique du mot : des héritiers de l'âge des Lumières et de la Raison dont les adversaires sont des progressistes trop souvent animés d'un certain subjectivisme et qui se laissent entraîner dans des expériences pédagogiques sans la moindre prudence ou preuve que leurs réformes sont efficaces.

« Les progressistes dissolvent les savoirs en habiletés intellectuelles qui répondent aux exigences de la socialisation. » (p. 12) Aux exigences de socialisation telles que les conçoivent ces mêmes progressistes...

« Enfin, l'école où l'élève-apprenant construit lui-même ses connaissances conduit, non à la liberté, mais à un contrôle social plus perfectionné, obsédé par l'intégration des enfants bien formatés au milieu. » (p. 16)

Le Devoir se devait donc de répondre

Samedi passé, Louis Cornellier du Devoir qui se veut l'arbitre des essais québécois commençait sa réplique de la sorte :
«  Quand je lis les textes des réformistes scolaires, je suis contre le renouveau pédagogique. Quand je lis les textes des opposants à la réforme, je suis pour. Comment s’explique cette irritation ressentie à l’égard d’un camp comme de l’autre ? Par le dogmatisme de la pensée qui caractérise les deux camps.
Cornellier reprend ensuite
« [t]rois (Normand Baillargeon, François Charbonneau et Jacques Dufresne) des sept collaborateurs de cet ouvrage avancent que les parents choisissent de plus en plus d’envoyer leurs enfants dans le réseau privé pour leur épargner les affres de la réforme. Or aucun des trois ne croit utile de mentionner que cette réforme s’applique aussi pleinement aux écoles privées subventionnées ».
On ne sait pas pourquoi M. Cornellier limite cette remarque aux écoles subventionnées, elle s'applique aussi aux écoles non subventionnées... Nous sommes au Québec, pays de monopoles.

Pour le reste, M. Cornellier défendait dans son article l'approche par compétences en reprenant les arguments habituels tout en voulant paraître nuancé et distribuer les bons et les mauvais points :
« Ce que l’esprit de la réforme a de bon, le souci de donner du sens aux savoirs, de la pertinence à la vérité, pour reprendre une formule de Fernand Dumont, et de permettre aux élèves de développer des compétences, c’est-à-dire la capacité de mobiliser des connaissances acquises non seulement en contexte scolaire, mais aussi ailleurs et plus tard.

Pour cela, elle prône l’usage d’une pédagogie active, dont les fameux « projets  » sont une des modalités. »

Cliquer sur l’image pour accéder au premier chapitre du livre, l’introduction rédigée par Marc Chevrier, qui rend compte du débat engagé sur la réforme au Québec et offre une synthèse des sept contributions du livre.



Le Collectif pour une éducation de qualité réplique

La réplique du Collectif n'est pas amène, voyant dans l'article de M. Cornellier une énième tentative de mettre le couvercle sur un débat des plus nécessaires :
N’en déplaise au quotidien montréalais Le Devoir, et en particulier au petit pape des essais québécois, Louis Cornellier, qui aimerait en finir avec tout débat sur la réforme pédagogique imposée aux écoles du Québec, le Collectif pour une éducation de qualité (CEQ) estime que les Québécois méritent un vrai débat sur les fondements, les visées et les effets de cette réforme bricolée dans des conditions peu conformes aux règles élémentaires de la prudence. Bien loin qu’il faille se ranger massivement derrière l’avis de technocrates et de pédagogues apprentis sorciers qui intiment aux enseignants, parents, élèves et citoyens de croire aux bienfaits de la réforme parce que ses concepteurs en ont décidé ainsi, ce débat encore naissant, encore mal abouti, que Le Devoir et autres censeurs du parti pédagogique aimeraient taire à tout prix pour ramener le Québec dans la droite obéissance scolaire, doit être continué.

Comme l’écrivait récemment la philosophe Angélique del Rey dans un livre percutant sur l’approche par compétences qui s’insinue dans le cursus scolaire comme dans la prose des organismes internationaux :
« La notion de compétences s’est introduite et progresse dans l’école sans beaucoup de résistance active. […] [A]u Québec, beaucoup d’intellectuels critiquent la réforme, un syndicat est né pour se positionner contre. Ce ne sont cependant que des mouvements minoritaires : si résistance il y a, c’est plus sous la forme d’une certaine inertie. » (À l’école des compétences, Paris, La découverte, 2010, p. 107).
Pour sortir de cette inertie ambiante, qu’ont encouragée Louis Cornellier et Josée Boileau en éditorial du Devoir, nous proposons donc la résistance active, par la voie de la réflexion critique qu’ont empruntée les sept auteurs de Par-delà l’école-machine.

[...]

Or, cette école-machine qui a battu en brèche tout principe de « précaution pédagogique » ne se donne pas les moyens d’enseigner proprement les sciences aux plus jeunes et lie le succès scolaire à une vision de l’estime de soi bien peu convaincante. Ses assises idéologiques révèlent qu’au nom d’une certaine idée de la démocratie appliquée à l’école et d’une conception radicale de l’autonomie individuelle, ses promoteurs rêvent un monde sans hauteur ni médiation. En fait, cette pédagogie en apparence progressiste puise au catholicisme québécois imprégné de personnalisme dont l’un des clercs les plus éminents, Pierre Angers, a été aussi le chantre des méthodes actives en pédagogie, transposant à l’école sa critique de l’Église traditionnelle.

Enfin, le relativisme radical dont cette pédagogie se réclame et dont le controversé cours d’éthique et de culture religieuse (ECR) est la troublante illustration promeut un Homme sans intériorité, augmenté de l’extérieur par la technique.




[1] Voir Régine Pierre, « Entre ignorance et incompétence : une réforme virtuelle » dans Robert Comeau et Josiane Lavallée (dir.), Contre la réforme pédagogique, Montréal, VLB éditeur, 2008, p. 244.

Québec — L'enseignement des sciences d'après la « réforme pédagogique »

« Il faut ramener les sciences à l'école », lance Mathieu-Robert Sauvé, président de l'Association des communicateurs scientifiques du Québec (ACS) qui lance récemment un ouvrage collectif intitulé Par-delà l'école-machine, chez Multimondes. Il s'attaque notamment au Renouveau pédagogique qui marque selon lui un recul en matière d'enseignement des sciences.

Revenir au modèle éprouvé, désormais la science est marginalisée

« Il faut revenir à l'ancien modèle. Notre monde complexe exige de ses citoyens une bonne culture scientifique et c'est à l'école qu'on doit pouvoir la trouver », dit-il. Dans le chapitre intitulé « Les sciences solubles dans le Renouveau pédagogique », l'auteur déplore le désengagement du Monopole de l'Éducation du Québec (MELS) de la formation scientifique. Au primaire, les enseignants devaient autrefois consacrer de 60 à 90 minutes aux sciences. Aujourd'hui, aucun temps n'est imparti, de sorte que de nombreuses classes s'en passent tout simplement. Si les jeunes Québécois font, malgré tout, bonne figure dans les examens internationaux, c'est grâce aux innombrables initiatives parascolaires (Débrouillards, Expos-science, etc.) qui associent les sciences au plaisir.

Vœux de la population détournés

Un autre auteur du collectif, Rachel Bégin, déplore elle aussi que les sciences soient des « disciplines perdantes » de la Réforme.

Rachel Bégin constate en premier lieu un écart entre les vœux exprimés par la population et la réponse pédagogique imposée à tous par le Monopole de l'Éducation du Québec (MELS). Énoncées notamment lors de la commission des États généraux de l'Éducation, les attentes de la population sont claires : renforcer l'enseignement des matières, dont les disciplines scientifiques. Au lieu de s'y employer, le Monopole de l'Éducation a érigé les compétences, plutôt que les connaissances disciplinaires, en socle de ses programmes d'études, et décloisonné les matières pour promouvoir la pédagogie par projets.
« Toutes les disciplines scolaires sont affectées par ce vent de changement [issu de la réforme scolaire] qui balaie tout sur son passage. Les disciplines scientifiques sont durement touchées. En effet, les contenus des programmes « réformés » ou « rénovés » n’adoptent plus les savoirs et les notions comme points de départ. Les compétences constituent le cadre des programmes et se traduisent en problèmes ponctuels à résoudre. De plus, la technologie est maintenant liée aux cours de sciences, ce qui entraîne une réduction du temps réservé aux sciences comme telles. » (p. 58)
Domaines généraux de formation, compétences transversales et disciplinaires

Ces programmes inversent la séquence logique des apprentissages : on suppose que l'enfant se forme à travers de larges problèmes généraux à résoudre le plus souvent en groupe et qu'il développera à leurs contacts des « compétences transversales » (communes aux différentes disciplines) qui lui permettront d'accéder aux « domaines d'apprentissages » où sont reléguées les « compétences disciplinaires », à savoir les disciplines traditionnelles comme l'histoire, la grammaire, les langues, la physique, les mathématiques, etc.

Ces problèmes généraux tournent autour de quelques grands thèmes à visées utilitaristes et idéologiques.

Les domaines généraux de formation (DGF) ont pour objectif, selon le programme du premier cycle du secondaire, «  d’amener les élèves à établir des liens entre leurs apprentissages scolaires les situations de leur vie quotidienne et les phénomènes sociaux actuels ». Autrement dit, on veut les outiller pour faire des choix personnels dans leur vie présente et future. Il s'agit de
  1. la santé et le bien-être (y compris la sexualité) ;

  2. le vivre-ensemble et la citoyenneté (qui mènera à des études dans des domaines comme le développement personnel où l'on retrouve l'ECR, ou l'Univers social qui regroupe l'Histoire et l'éducation à la citoyenneté et l'étude du Monde contemporain) ;

  3. les médias (prendre conscience de l’influence des médias) ;

  4. l'environnement et la consommation ;

  5. et l'orientation et l'entrepreneuriat.
Les compétences précèdent partout les notions disciplinaires comme telles, qui se retrouvent donc en toute dernière place dans les textes. Les disciplines scolaires classiques comme les mathématiques, le français ou la géographie ne sont plus à la base des programmes.

Exemple de problématique et de démarche
« Par exemple, les élèves pourront composer des menus pour une fête en tenant compte du prix et de la valeur nutritive des aliments ainsi que des conséquences environnementales liées à la présentation des aliments ou boissons (assiettes durables ou jetables, de carton ou de plastique). Ce faisant, ils peuvent acquérir des notions de mathématique, de lecture, d’écriture, de nutrition, etc. Cette activité touche trois domaines généraux de formation : la consommation, l’environnement et la santé. Ils devront consulter les prix, faire un budget, décider s’ils vont servir les mets dans des assiettes et verres jetables ou non, etc. » (p. 62)
Des programmes qui inversent la démarche logique
« De prime abord, il y a quelque chose d’étrange à l’idée que des enfants développent des compétences à travers tous ces éléments pêle-mêle que sont les problématiques (DGF) à résoudre, des compétences transversales à développer, des ressources à mobiliser ainsi que des connaissances à trouver (ou à construire !). Revenons à l’exemple de la fête cité plus haut. On a l’impression que le programme procède à l’envers. Et c’est bien le cas. Les élèves doivent d’abord comprendre le problème en le décortiquant, chercher eux-mêmes les informations nécessaires à travers un labyrinthe de ressources didactiques ou informatiques puis synthétiser leurs acquis. Pour finir, on fait le pari que toutes les informations juxtaposées vont constituer un tout intelligible et cohérent. » (p. 63)
Inconvénients

Rachel Bégin voit trois inconvénients à cette façon de faire :
  1. la superficialité et l'inégalité des apprentissages ;

  2. des méthodes gaspilleuses de temps, en outre si l’activité se déroule en équipe, comme c'est de plus en plus le cas, il y a fort à parier que seul celui qui est le plus habile en mathématiques effectuera les calculs;

  3. un apprentissage décousu.
L'approche socioconstructiviste et le groupe, risque de relativisme
« Comme cadres de référence sur l’apprentissage, constructivisme et socioconstructivisme dominent. L’élève comprend une notion en comparant ses idées, ses observations ou ses opinions avec celles de ses camarades et de l’enseignant. C’est ainsi qu’on définit l’idée de «coconstruire» un savoir. Ainsi, le socioconstructivisme insiste sur les interactions entre les pairs, leur prêtant un rôle déterminant dans cette construction de connaissances. Le Ministère donne un exemple :
« En se questionnant et en partageant leurs expériences et leurs connaissances, les élèves de la classe ont élaboré une définition commune du mot presqu’île[1]».
Il ne reste plus qu’à espérer que la définition coïncidera avec celle de la classe d’à côté… mais aussi avec celle de l’école située dans une autre région. Il est difficile d’admettre que les informations glanées çà et là par les élèves puissent remplacer la synthèse d’un enseignant rompu aux arcanes d’un champ du savoir.

Dans ce contexte, le statut de la connaissance devient précaire. On frôle le relativisme. Dès lors, est-il vrai que les connaissances gardent toute leur pertinence ? Et… quel type de connaissances ? » (p. 67)
Le philosophe Guy Durand avait fait la même critique à l'égard du programme d'éthique et de culture religieuse. Les exercices de délibération imposés en classe d'éthique requièrent de trouver une solution commune lors d'une discussion en groupe. Qu'est-ce qui garantit que les « auto-apprenants » du secondaire engagés dans une délibération qui impose de trouver une « solution commune » en classe à des problèmes éthiques/moraux trouveront la même solution d'une classe à l'autre ? La notion de vérité est évacuée. La pression des pairs souveraine. C'est là ce qui vient fonder l'accusation de relativisme potentiel dans le volet ethnique du cours ECR. (Georges Leroux prétend répondre à cette objection ici, voir la fin de son interrogatoire lors du procès de Drummondville.)

Subjectivité, éclectisme, réforme mal fondée

Pour résumer, les concepts de ces programmes scolaires donnent prise à trop de subjectivité. Comment sera interprété en classe la problématique « l’adoption de saines habitudes de vie sur le plan de la santé, de la sécurité et de la sexualité » Qu'est-ce qu'une saine habitude en matière de sexualité ? Est-ce simplement de préconiser la capote comme seule saine habitude de vie sexuelle ? Voir la campagne en milieu scolaire « Aimez, baisez, tripez » qui se résumait à cela. Les concepts des nouveaux programmes scolaires et l'approche par projets condamnent l'élève au bricolage.

Par ailleurs, l'interdisciplinarité, prétexte au décloisonnement des disciplines fait fi de la cohérence, de la rigueur et de la logique propres à chacune de ces disciplines. Cela transparaît dans les programmes de Science et technologie qui reposent sur une structure d'enseignement très floue, qui bouleverse les bases du savoir scientifique sans justification de ces changements radicaux. « La culture scientifique, écrit l'auteur, se résumerait à une sélection éclectique, mais aléatoire de sujets destinés à retenir l'attention des jeunes. » Avec une réforme aussi peu applicable et aux fondements aussi friables, Rachel Bégin doute que les élèves acquièrent une bonne idée de ce que sont les sciences et la technologie.




[1] Voir le document « Jongler avec le vocabulaire de la réforme », consulté le 8 février 2005 dans le site du MELS. http://www.mels.gouv.qc.ca/. Ce document ne s’y trouve plus note Rachel Bégin.

Voir aussi :

Le constructivisme radical ou comment bâtir une réforme de l'éducation sur du sable.

« Un Dieu, trois religions »

ERPI dans son livre d'éthique et culture religieuse vivre ensemble  2 destiné aux élèves de deuxième secondaire reprend un des lieux communs du pluralisme moderne :

« Un Dieu, trois religions

Il y a trois grandes religions monothéistes: le judaïsme, le christianisme et l'islam. Ces trois religions se réfèrent en effet au même Dieu unique et universel. Qu'il soit appelé Yahvé en hébreu, Dieu en français ou Allah en arabe, il s'agit du même Tout-Puissant, créateur du monde. C'est pour cette raison que le premier être humain à le reconnaître, Abram ou Abraham ou Ibrahim, est qualifié de « Père des croyants ».

On trouve ainsi la Parole de Dieu dans les textes sacrés de ces religions, entre autres dans la Torah (judaïsme), dans la Bible (christianisme) et dans le Coran (Islam). »

(Vivre ensemble 2, p. 176 [étrangement marqué Vivre ensemble 1 dans la marge])

« Nous avons le même Dieu » : il est unique, mais pas identique


Il faut citer ici des extraits du livre de François Jourdan, théologien et islamologue, Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, qui a reçu l’imprimatur et le nihil obstat, aux pages 31 à 33 :
« Nous avons le même Dieu » entend-on souvent de la part des chrétiens, et surtout des musulmans. Bien sûr, selon les religions strictement monothéistes que nous sommes, c’est forcément le même, algébriquement, puisque nous croyons qu’il n’y en a qu’Un.

Pourtant, dans la langue française, le mot « même » veut dire « identique ». Chrétiens et musulmans ont-ils une vision identique du Dieu unique ? Telle devient la question sous-jacente à l’expression piège de « même Dieu ». Là, nous ne nous retrouvons plus. Il ne suffit pas de se déclarer monothéistes. Le cardinal Robert Coffy précisait : « […] On ne peut dire qu’il y a identification entre Allah [musulman] et Dieu qui s’est révélé en Jésus-Christ et qui est Père, Fils et Saint-Esprit. J’ai entendu des chrétiens mal accepter cette réponse […] parce qu’ils confondaient la démarche de foi de chaque croyant et la proposition de foi de chaque religion. Or le dialogue porte sur le contenu de foi professé par chacun, non sur la sincérité des croyants, ni sur leur salut. »

En écho, rappelons la question posée par Louis Massignon à Jacques Jomier lors de sa soutenance de thèse en Sorbonne en 1953 : « Oui ou non Allah du Coran est-il le Dieu d’Abraham ? » Jacques Jomier s’est tu. Plus tard, il citera son maître Massignon à propos de la foi des chrétiens et des musulmans : « Leur conception de ce Dieu unique est si différente qu’il est difficile de dire que c’est vraiment du même Dieu qu’ils parlent. »

Jacques Ellul le faisait remarquer autrefois : « Croire que Dieu est un seul Dieu (et non plusieurs dieux) cela n’est pas faux, mais reste extérieur, étranger à sa personne. »

[…]

Mgr Pierre Chaverie distinguait deux attitudes typiques de l’islam et du christianisme : « Adore-moi, je suis l’Unique » et « Ne crains pas, je t’aime ». Jésus dit : « Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jean 15:15)

[…]

Ainsi, la vision chrétienne de Dieu n’est pas la même que celle de l’islam. Nous préciserons au chapitre IV : la Trinité chez les chrétiens est liée à une cohérence dans laquelle Dieu est sauveur, amour, et fait alliance avec les hommes; il a un dessein de salut pour tous; par lui nous pouvons entrer dans son Cœur, ouvert à tous les hommes.

Cette conception est choquante pour l’islam, car Dieu y est d’une transcendance ombrageuse, tel un tuteur surplombant tout ce qui n’est pas lui, radicalement séparé de toute créature et attendant de l’homme qu’il se rende à lui : c’est le du mot arabe mouslîm traduit par « musulman » ou « soumis ».

« Tous fils d'Abraham », c'est sympa

À nouveau le P. Jourdan (pp. 29, 41 et 43) :
Un livre titrait naguère : Tous fils d’Abraham (Chalet, 1980) en parlant des juifs, des chrétiens et des musulmans. De même, on parle souvent des « religions abrahamiques ». C’est sympathique de se sentir d’une « même » famille. Abraham est connu des trois religions : il est père d’Ismaël et d’Isaac. Il est le « père des croyants » dans la Bible (Genèse 15:5-6; Romains 4:11-12; Galates 3:6-9) et le « père des musulmans » dans le Coran ([le pèlerinage] 22, 78), et chacun le reçoit comme un exemple de fidélité à Dieu.

[…]

En islam, Ibrâhim (Abraham) a donné un livre venu du ciel et il est allé à La Mecque. Ce don du Coran est fondateur et justifie l’orientation vers La Mecque des cinq prières journalières prescrites au plan individuel (2e pilier de l’islam) et le Grand pèlerinage (5e pilier); cela ne correspond pas à l’Abraham biblique qui, lui, est l’objet d’une promesse majeure sur Isaac (Genèse 17:21), dès le début de l’Alliance (Genèse 17) et jusqu’au Messie, toutes choses inconnues du Coran.

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L’archevêque orthodoxe du Mont Liban, l’intellectuel Mgr Georges Khodr, conclut : « Ainsi, il n’existe pas d’Abraham "objectif" dans lequel les trois monothéismes pourraient trouver un lieu de communion. »
[Mgr Khodr a réitéré ses propos dans La Croix du 25 juin 2007 : « Abraham n’a pas du tout la même place chez les juifs, les chrétiens et les musulmans ».]

« Dieu parle dans les trois Livres »

Cette affirmation n’est pas sans rappeler l’expression « les trois religions du Livre » qu’on utilise dans la presse qui se veut savante.

Cette formule est dérivée du terme « les gens du Livre » que le Coran ([la table servie] 5, 59 et bien d’autres) utilise pour désigner les juifs, les chrétiens et éventuellement les mazdéens et les énigmatiques « Sabéens »[1] (5, 69) dont on ne connaît pas de livre.

Cette expression développe la cohérence doctrinale islamique de la « descente » (tanzîl) depuis la « Mère du Livre » au ciel ([la famille de ‘Imran] 3, 7 et [le tonnerre] 13, 39). Le Coran étant l’ultime forme de cette matrice céleste, de cette Mère du Livre.

Selon le théologien François Varillon, cité par le P. Jourdan (p. 45), « Le christianisme n’est pas une religion du Livre, l’islam l’est. » En effet, les écrits que le christianisme reconnaît comme parole de Dieu ont comme auteurs des hommes inspirés par Dieu. L’islam, au contraire, croit que le texte du Coran a été dicté tel quel. Le christianisme, comme le judaïsme, sont des religions avec « un » livre et pas « du » Livre céleste matriciel.

L’islam, le christianisme et le judaïsme sont donc des religions à livre puisqu’elles ont des écritures sacrées, mais ce n’est pas leur apanage. C’est également le cas de l’Avesta du mazdéisme, des Soutras du Bouddha, du Granth du Gourou Nanak chez les sikhs.

Est-ce que Dieu parle aussi dans tous ces livres ? C’est ce qu’aiment penser les pluralistes. Mais comment cela est-il possible, même en ne considérant que le Coran et la Bible, à moins de vouloir imposer un unanimisme superficiel, alors que ces livres s’opposent sur leur conception du divin et sur ses commandements ? Il s'agit d'un des mystères de la foi pluraliste.

Yahvé, Dieu, Allah et Abram, Abraham, Ibrahim

Il existe une fausse symétrie dans « Qu'il soit appelé Yahvé en hébreu, Dieu en français ou Allah en arabe » et « Abram ou Abraham ou Ibrahim ».

D’une part part, le tétragramme יהוה (YHWH) n’est pas prononcé « Yahvé » par les juifs de crainte d’enfreindre le troisième commandement : « Tu n'invoqueras pas le nom de YHWH ton Dieu en vain ». Quand le lecteur juif rencontre le tétragramme, il prononcera le plus souvent « Adonaï » (Seigneur). Rappelons également que l’hébreu original ne notait pas les voyelles et que la tradition juive moderne a tendance à ajouter les signes vocaliques et de cantilation correspondant à Adonaï. La prononciation Yahvé est une convention moderne, adoptée par les théologiens chrétiens, qui correspond à ce que devait être la prononciation du tétragramme.

Il y a ensuite confusion entre langue et conception de la divinité : les maronites libanais disent bien « Allah » pour désigner le Dieu chrétien, mais ce Dieu n’est pas pour autant identique au Dieu musulman qui porte le même nom !

D’autre part, le texte donne l’impression qu’Abram, Abraham et Ibrahim seraient respectivement le nom du même personnage pour les juifs, les chrétiens et les musulmans. Il n’en est rien. Abram prend le nom d’Abraham quand il scelle son alliance avec Dieu (Genèse 17:5) dans la tradition juive et chrétienne. On a vu plus haut qu’Ibrahim n’a qu’un lointain et vague rapport avec Abraham.


[1] Ou « Çabéens » dans la traduction du Coran par D. Masson, le « ç » représente un « s » emphatique arabe (le çad, ص) distinct du « s » habituel (le sîn, س).

L’idée banale selon laquelle il suffirait d’oublier ce qui sépare ne mène à rien…



Il est intéressant d'écouter un grand arabisant dialoguer avec le physicien Ghaleb Bencheikh, président de la Conférence mondiale des religions pour la paix, animateur de l’émission Islam à France 2 le dimanche matin.

Confrontation passionnante sur un sujet qu’abordait un peu légèrement le professeur Rousseau, partisan de l'imposition à tous les enfants du cours d'Éthique et de culture religieuse, en déclarant que l’Allah de l’Islam était le même Dieu que le Dieu chrétien...


Écoutez le dialogue (RealAudio, 50 minutes).


Passionnante confrontation animée par Alain Finkielkraut et dont on appréciera les interventions du théologien François Jourdan, grand arabisant et responsable diocésain du dialogue catholique-musulman à Paris. Ce dernier vient de publier un livre dont le besoin se faisait sentir depuis vingt-cinq ans : « Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans. Est-ce le même Dieu ? » Le Père Jourdan répond non, car même si l’élan des croyants est comparable, l’idée que Dieu existe l’est aussi ; mais la similitude s’arrête là. Des différences irréductibles séparent les deux théologies. L’idée banale selon laquelle il suffirait d’oublier ce qui sépare ne mène à rien…

Le père Jourdan s’oppose au dialogue aseptisé (penser au cours d’Éthique et de culture religieuse) et déclare que les bons sentiments ne sont pas nécessairement le meilleur remède. Il dénonce une constante maldonne sur les mots qui fonde une fraternité mensongère et un angélisme de mauvais aloi. Les mêmes mots sont des pièges. Ainsi quand le musulman dit « J'accepte Jésus », de quel Jésus s'agit-il ? Pourquoi n'est-il pas chrétien alors ? Mieux vaut au contraire savoir avec précision en Qui l’on croit, pour pouvoir ensuite dialoguer dans la vérité.

On ne peut que conseiller le livre du P. Jourdan à tous (y compris les futurs professeurs d’ECR), remarquablement clair, précis et argumenté. Il clarifie le débat pour des chrétiens habitués depuis trente ans à la confusion sur ce sujet. On y découvre que l’islam emploie des mots et des noms (Abraham, Gabriel, Jésus, le Livre) qui laissent croire à un patrimoine biblique partagé. Toutefois quand on examine de près ces termes, on constate que leur contenu n’est pas du tout semblable.
Devant les problèmes nets soulevés par le père Jourdan, Bencheikh a été brillant, mais évasif, jouant à l’esquive. On appréciera sa joli pirouette qui consiste à dire que musulman ne signifie pas mahométan, mais simplement croyant en Dieu ! Ghaleb Bencheikh semblait, tout le long du dialogue, refuser d'aller au fond du problème.

Ses « j'en conviens » sont aseptisés, convenus. Pourtant, quel intérêt peut revêtir le dialogue interreligieux, s'il cherche à gommer la confrontation des altérités, qui est pourtant à la racine même d'un tel échange ? Si nous nous ressemblions tant que ça, l'intérêt d'un dialogue serait maigre.

Bencheikh semblait vouloir rendre plus présentable la vieille prétention de l'islam – tout en ne parlant jamais qu’à titre personnel et jamais au nom de l’islam – à être la religion originelle et parfaite (Abraham et Jésus étaient musulmans) et qui, dans sa doctrine, conteste radicalement le judaïsme et le christianisme.