jeudi 23 octobre 2014

Qu'est-ce qui explique le succès de l'Occident ?



Ils étaient des petits royaumes pauvres et ensanglantés par des guerres incessantes. Qui aurait pu penser, au sortir du Moyen Âge, que l’Angleterre, la France, les provinces italiennes ou allemandes allaient supplanter et dominer les empires colossaux qui les écrasaient de leur superbe, le chinois, l’indien et l’ottoman ? C’est la question que se pose Niall Ferguson. Notre homme a le sens de la synthèse et de la formule. Il enjambe les siècles et les frontières sans crainte ; et il achève ses démonstrations par des sentences bien senties. Un plaisir de lecture qui donne parfois le tournis.

Notre grand historien écossais n’a cure du politiquement correct et n’a peur de rien. Il n’hésite pas à affirmer tranquillement la supériorité de la civilisation occidentale : « Il est des gens pour contester cette supériorité en arguant du fait que les civilisations sont toutes égales et que l’Occident ne peut se prétendre supérieur... Ce relativisme est d’une absurdité parfaitement démontrable. Aucune autre civilisation ne s’est imposée au reste du monde comme l’a fait l’Occident. » N’hésite pas, non plus, au détour d’un long développement sur l’histoire des empires du XIXe siècle, à faire l’éloge de l’impérialisme français, plus égalitaire et humaniste que tous ses rivaux ; ou à comparer Israël à la Prusse du XVIIIe siècle, qui avait fait de sa supériorité scientifique la base de sa puissance militaire.

Ferguson résume le succès imprévisible de l’Occident à « six applis fatales » : la concurrence, la science, le droit de propriété, la médecine, la société de consommation et enfin l’éthique du travail.

La concurrence des royaumes indépendants et rivaux, se surpassant les uns les autres — l’Espagne de Christophe Colomb qui découvre l’Amérique, pour que le Portugal ne l’y précède pas — tandis que le centralisme unitaire de l’Empire chinois s’avérait un blocage majeur. La science, qui s’émancipa du dogme catholique tandis que l’islam imposait à l’Empire ottoman une stagnation séculaire. Le droit de propriété, base des institutions démocratiques, qui assura la supériorité de l’Amérique du Nord des petits propriétaires sur les grands latifundiaires de l’Amérique du Sud. La médecine, qui permit aux pays colonisateurs de vaincre les maladies africaines. La société de consommation, et plus particulièrement l’industrie textile britannique du XIXe siècle, qui établit le triomphe du costume occidental, devenant l’uniforme de tous les peuples du monde ; sans oublier le jean, arme fatale de l’Amérique dans sa guerre contre l’URSS. Enfin, l’éthique de travail, qui a longtemps distingué les Occidentaux, et en particulier les protestants chers à Max Weber, ce mélange de rigueur et d’épargne qui conforta la supériorité des capitalismes du nord de l’Europe et de l’Amérique.

Mais tout a changé depuis quelques décennies. Les autres civilisations ont chargé les six « applis fatales ». Le nombre annuel de brevets déposés par les Chinois dépasse désormais celui des Anglais, des Allemands et des Français ; la science se développe en Iran et lui donnera inéluctablement la bombe atomique. La Turquie est une société de consommation dynamique. La montée en puissance du protestantisme en Chine fait revivre dans ce pays l’éthique du travail chère à Max Weber ; les bienfaits de la médecine occidentale se répandent dans le monde entier et provoquent une phénoménale explosion démographique en Asie et en Afrique.

Que nous reste-t-il ? Sommes-nous condamnés à être submergés par nos rivaux, devenus plus occidentaux que nous ? Notre historien nous rappelle que ce n’est pas tant le fait que les autres aient chargé les « applis » occidentales qui nous menace, que l’abandon par nos pays de ce qui a favorisé notre succès. Mais son livre s’arrête là. Il nous laisse le soin d’utiliser sa grille de lecture.

La concurrence des pays européens qui poussait chacun à faire mieux que l’autre ? Interdite par la centralisation des normes et du droit venue de Bruxelles, la politique monétaire unifiée par Francfort, et, last but not least, l’enrégimentement militaire de tous les pays occidentaux sous la férule américaine dans le cadre de l’OTAN. La science ? Les budgets de recherche des pays européens diminuent ; l’attrait des étudiants pour les mathématiques aussi. La propriété, base du droit et de la démocratie ? Jamais nos pays (la France surtout) n’ont connu de taux de prélèvements obligatoires aussi élevés ; les institutions démocratiques nationales ont été vidées de leur substance par une oligarchie européenne ; une conception excessive des droits de l’homme fait que le fameux « État de droit » empêche désormais une protection efficace des citoyens contre l’expansion des violences. La médecine ? La financiarisation de l’industrie pharmaceutique se retourne contre la santé des populations ; la malbouffe et la pollution créent de nouvelles maladies ; l’obésité et le diabète font reculer aux États-Unis l’espérance de vie. La consommation ? Comme le rappelle Ferguson, le génie du capitalisme (Ford) fut de considérer à partir des années 1920 que l’ouvrier était aussi un consommateur ; depuis les années 1980, le travailleur est redevenu un coût, qu’il faut réduire au maximum. D’où chômage de masse et déflation. Enfin, l’éthique du travail n’est plus qu’une plaisanterie depuis que l’hédonisme des années 1960 s’est imposé dans tout l’Occident.

L’Occident est hanté par la chute de l’Empire romain, et nous n’avons pas attendu Paul Valéry pour savoir que les « civilisations sont mortelles ». Ferguson ajoute un élément à notre réflexion : les grandes civilisations s’effondrent d’un coup, très bref, très brutal. D’un rien, d’une guerre perdue, d’une crise financière, qui révèle seulement que l’édifice était vermoulu. L’Empire romain, avec la prise de Rome par les barbares, mais aussi la chute de la monarchie française en 1789, ou l’Empire ottoman en 1920, ou l’URSS en 1991. Quelques années suffisent pour que s’écroulent les empires qui paraissaient indestructibles. Alors quand ?


Civilisations
L'Occident et le reste du monde
par Niall Ferguson
paru le 23 septembre 2014
aux éditions Saint-Simon
à Paris
344 pages
ISBN-10: 2915134626
ISBN-13: 978-2915134629


Source : Le Figaro