mardi 30 mai 2023

Baisse du niveau scolaire : la Suède délaisse le numérique et revient aux manuels scolaires

La tribune de Michel Desmurget et Irene Cristofori sur ce sujet. Michel Desmurget est l'auteur de « La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants », Éditions du Seuil, 2019.

Un article récent du Monde nous apprend que la Suède a décidé de remettre en cause la numérisation généralisée de son système scolaire, au motif que cette dernière est « responsable de la baisse de niveau des élèves ». Ce n’est pas surprenant, ce pays a été l’un des premiers à se lancer dans l’aventure. Il est donc logique qu’il soit l’un des premiers à affronter l’ampleur des dégâts engendrés.

Non, ce qui est surprenant, c’est qu’il ait fallu attendre aussi longtemps pour qu’un pays réagisse au dogme fou d’une numérisation supposément incontournable et forcément bienfaisante. En effet, l’impact négatif de ce processus est documenté depuis plus de vingt ans. Toutes les études de grande ampleur ont révélé des retombées au mieux nulles et au pire délétères. Le programme international Pisa, par exemple, qui évalue en lecture, mathématiques et sciences les performances des collégiens de troisième, montre que les investissements numériques sont inversement corrélés à la progression des élèves. En France, un rapport de la Cour des comptes dénonçait en 2019 une gabegie financière, menée sans réflexion ni évaluation pédagogique (2,4 milliards d’euros entre 2013 et 2017). Certes, l’étude Elaine est régulièrement mise en avant pour contredire ces conclusions. Des collèges, sélectionnés sur la base d’un projet d’usage numérique jugé exemplaire au terme d’un lourd processus d’appel d’offres, furent gavés d’équipements informatiques. Au terme de l’étude (lors de l’entrée en seconde) l’impact mesuré représentait, en moyenne, une progression inférieure à 2 rangs pour l’élève médian d’une classe de 25 (le 13e approchait le niveau du 11e), sans qu’il soit possible de déterminer si cet effet provenait de la numérisation et/ou des caractéristiques des équipes enseignantes sélectionnées par l’appel d’offres (motivation, qualification, etc.). À titre de comparaison, selon les estimations d’une étude du ministère américain de l’éducation, cinquante heures de formation des enseignants entraînent une progression moyenne de 5 rangs.

Des données similaires existent concernant la numérisation des manuels scolaires, dont il est largement question dans la décision suédoise. Plusieurs travaux de synthèse montrent clairement que pour les textes un peu exigeants, le cerveau humain comprend et retient mieux ce qu’il lit dans un ouvrage imprimé plutôt que digital. Cela tient notamment à l’unité spatiale du livre qui favorise la création d’une représentation mentale des différents éléments de l’énoncé et de leurs relations. Toutefois, nous dit-on, le gain écologique doit être pris en compte. L’argument est fallacieux. Ce gain n’existe que dans des conditions peu plausibles de forte durabilité des tablettes (ce qui est loin d’être le cas nous dit, par exemple, la Cour des comptes) et de faible transmission des manuels (ce qui est rare pour des ouvrages qui sont souvent revendus ou réutilisés par d’autres classes).

Le problème s’accroît encore lorsque le manuel est remplacé par des « recherches internet ». Là encore, les études indiquent qu’il est plus difficile pour les élèves d’apprendre

Loin de tomber dans le consensus mou qui semble en ces domaines une norme générale, Mme Edholm a tranché en faveur du bien public, particuliers» contre les intérêts

efficacement lorsqu’ils doivent eux-mêmes extraire, trier, évaluer et organiser les flux d’informations retournés par les moteurs de recherche. L’auteur du manuel fait ce travail à la place des lecteurs. Ce n’est qu’après avoir acquis, sur un sujet donné, suffisamment de connaissances que ces derniers peuvent utiliser avec fruit les ressources disparates et éclatées d’internet. Comme l’avait montré les évaluations Pisa, l’espace numérique a ceci de particulier que ce sont les élèves qui l’utilisent le moins qui l’utilisent le mieux.

Le cas suédois montre aussi toute l’ambiguïté des arguments avancés par les zélateurs du numérique scolaire. « Que tous les enfants et élèves, durant leur scolarité, aient, nous dit le directeur de l’agence nationale de l’enseignement, la possibilité de développer des compétences numériques est une question de démocratie et d’égalité. » Mais ce n’est pas de cela dont il est question. Personne ne discute la pertinence de l’informatique en tant que discipline ou l’intérêt de certains programmes d’éducation aux médias. Ce qui est remis en cause c’est la capacité du numérique à être un vecteur pédagogique efficace. On nous dit toujours que le problème réside dans le manque de formation des enseignants. Ce n’est pas vrai, comme l’indique, entre autres, l’étude Elaine précédemment citée. La plus-value numérique s’avère modeste même dans un cadre optimal de sélection des professeurs et des projets. Ce qui est ici en jeu c’est la limite intrinsèque de l’outil : quel que soit leur âge, les élèves apprennent mieux avec un enseignant qualifié qu’avec un écran ; et globalement, leurs résultats changent peu lorsque cet enseignant qualifié se voit adjoindre des outils numériques.

Au final, les choses semblent donc assez claires : si l’on avait considéré les données disponibles, jamais cette folle « expérimentation », pour reprendre le terme de la ministre suédoise de l’éducation, Lotta Edholm, n’aurait dû se produire. C’est là que les choses deviennent intéressantes. Sa décision, la ministre l’a prise en accord avec les conclusions du corps médical, contre l’avis de l’agence nationale de l’enseignement. On retrouve peu ou prou la même ligne de fracture en France, entre des professionnels de santé de plus en plus inquiets, des données scientifiques de plus en plus préoccupantes et un noyau dur de chercheurs en éducation, toujours plus favorables au renforcement des politiques de numérisation scolaire. Nombre de ces spécialistes tirent une partie de leur crédibilité du fait qu’ils travaillent eux-mêmes à l’évaluation et au développement de logiciels pédagogiques. Certains sont actionnaires, dirigeant et/ou consultants de start-up visant la commercialisation à grande échelle de ces outils. Personne ne dit évidemment que tous les experts sont concernés et/ou insincères, mais il est clair que la légèreté avec laquelle ces conflits d’intérêts potentiels sont considérés au sein de certaines instances officielles est problématique ; surtout quand des prises de position, censément compétentes, s’éloignent à ce point des réalités expérimentales.

Le courage politique de Mme Edholm est remarquable. Loin de tomber dans le consensus mou qui semble en ces domaines une norme générale, elle a tranché en faveur du bien public, contre les intérêts particuliers.

Elle a osé remettre en cause les arguments doctrinaux d’un organisme éducatif obstinément favorable au maintien d’un processus de numérisation initié de façon totalement arbitraire, sans étayage scientifique et dont les impacts s’avèrent objectivement négatifs. Puisse ce courage être contagieux.
 
 

Délaissés depuis 15 ans au profit des ordinateurs et tablettes, les manuels scolaires font leur retour en Suède. Une étude internationale a montré que le niveau moyen des jeunes Suédois aurait diminué en lecture et en compréhension écrite ces dernières années.
 
Dans les classes suédoises, les manuels scolaires et autres cahiers se font rares, voire inexistants. Ils sont délaissés depuis 15 ans, au profit des ordinateurs et des tablettes. Mais écran et apprentissage ne font pas forcément bon ménage. Selon une étude internationale, le niveau moyen des jeunes Suédois aurait diminué en lecture et en compréhension écrite ces dernières années. Le gouvernement suédois a donc annoncé le déblocage de plusieurs millions d’euros en 2023 et les années suivantes pour racheter des manuels scolaires.
 
 
Le numérique de plus en plus présent en France aussi

En France aussi, le numérique prend de plus en plus de place à l’école, et neuf enseignants sur dix reconnaissent ses bénéfices pédagogiques dans le premier degré, selon une enquête du ministère de l’Éducation nationale. Pour le fondateur d’une association française d’éducation au numérique, manuels scolaires et écrans doivent cohabiter afin de répondre aux besoins pédagogiques de chaque élève. « L’erreur de la Suède, c’est d’avoir voulu faire du tout numérique », explique Thomas Rohmer, directeur de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (LOPEN). En Suède, le niveau moyen des élèves reste tout de même plus élevé que celui de ses voisins européens, et parmi les 15 meilleurs du monde.

Source : France TV

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États-Unis — De plus en plus de jeunes diplômés du secondaire renoncent à l'université , surtout les jeunes hommes

En ce début 2023, de plus en plus de diplômés du secondaire se détournent des campus universitaires en raison des meilleures perspectives d’emploi pour les cols bleus dans un marché du travail historiquement fort pour les travailleurs moins éduqués.

Selon les dernières données du département du travail, le taux d’inscription à l’université des récents diplômés du secondaire américains, âgés de 16 à 24 ans, est tombé à 62 % l’année dernière, contre 66,2 % en 2019, juste avant le début de la pandémie. Ce taux a culminé à 70,1 % en 2009.
 
La croissance de l’emploi dans les restaurants, les parcs à thème et d’autres parties du secteur des loisirs et de l’hôtellerie — qui ont tendance à employer des jeunes et ne nécessitent généralement pas de diplôme universitaire — a augmenté plus de deux fois plus vite que les gains d’emploi en général au cours de l’année écoulée. Il reste également un grand nombre de postes à pourvoir dans la construction, la fabrication et l’entreposage, domaines qui exigent souvent une formation complémentaire, mais pas de diplôme d’études supérieures.

Le mois dernier, le taux de chômage des adolescents âgés de 16 à 19 ans est tombé à 9,2 %, son niveau le plus bas depuis 70 ans, ce qui a favorisé des augmentations de salaire plus importantes.

Les gains horaires moyens des travailleurs de base du secteur des loisirs et de l’hôtellerie ont augmenté de près de 30 %, corrigés des variations saisonnières, d’avril 2019 à avril 2023, contre environ 20 % au cours de la même période pour l’ensemble des travailleurs.

Le personnel de service dans les restaurants gagnait un salaire horaire médian de 14 $ américains en 2022, soit près du double du salaire minimum fédéral. Les salaires sont encore plus élevés dans les secteurs qui n’exigent pas de diplôme universitaire, mais qui nécessitent une formation supplémentaire, comme l’apprentissage. Les machinistes gagnent 23,32 dollars par heure, ce qui est supérieur au salaire médian national de 22,26 dollars de l’heure. Les charpentiers gagnaient 24,71 dollars par heure l’année dernière.

« La pandémie a tellement perturbé l’université que de nombreuses personnes ont retardé leur inscription », explique Julia Pollak, économiste en chef de ZipRecruiter. « Une fois qu’ils ont retardé leur inscription, ils deviennent accros aux revenus et au travail et ne reviennent pas » à l’université.

La valeur de l’université remise en question

Les inscriptions à l’université ont diminué d’environ 15 % au cours de la dernière décennie, selon les données fédérales. Les raisons en sont le coût élevé de l’enseignement universitaire, la fermeture d’établissements, la rentabilité inégale liée à l’obtention d’un diplôme, ainsi que le dynamisme du marché du travail.

Selon un sondage Wall Street Journal-NORC réalisé au début de l’année, la plupart des Américains ne pensent pas que le coût d’un diplôme universitaire en vaille la peine, ce qui constitue une nouvelle baisse de confiance dans ce qui a longtemps été la marque du rêve américain. Les diplômés de l’enseignement supérieur sont confrontés à une recherche d’emploi plus incertaine cet été, car les entreprises réévaluent la valeur de nombreux postes de cols blancs.

Les pénuries aiguës de main-d’œuvre qui ont suivi la pandémie de grippe aviaire ont contraint les employeurs à offrir de meilleurs salaires, avantages et conditions de travail pour attirer et retenir les travailleurs, en leur donnant par exemple plus de souplesse pour fixer leurs propres horaires. La demande de travailleurs manuels est élevée et devrait le rester, compte tenu du vieillissement de la population active et du ralentissement de l’immigration dû à la pandémie.

« Si l’on peut obtenir un emploi sans diplôme et avec une croissance salariale décente, pourquoi aller chercher un diplôme ? », s’interroge Pollak.

Le taux d’inscription à l’université a baissé ces dernières années, tant pour les hommes que pour les femmes, mais davantage pour les hommes. L’année dernière, 66,1 % des femmes âgées de 16 à 24 ans ayant obtenu leur diplôme d’études secondaires se sont inscrites à l’université, soit près de 10 points de pourcentage de plus que le taux des jeunes hommes, ce que les économistes attribuent au fait que les femmes bénéficient d’un meilleur rendement financier de l’université.

L’avantage d’avoir un diplôme universitaire s’émousse sur le marché du travail


La formation technique et l’apprentissage, plutôt que l’université


Certains jeunes suivent d’autres formes de formation professionnelle que l’université. Le nombre d’apprentis a augmenté de plus de 50 %, selon des données fédérales et l’Urban Institute, un groupe de réflexion de Washington.

Les apprentissages sont traditionnellement proposés dans des secteurs tels que la construction et la mécanique, mais ils sont de plus en plus courants dans les secteurs en col blanc tels que la banque, l’assurance et la cybersécurité.

Selon Steve Boden, superviseur des écoles publiques du comté de Montgomery, dans le Maryland, la stigmatisation longtemps associée au fait que les élèves passent directement du lycée au travail ou à l’apprentissage, plutôt qu’à l’université, s’est estompée ces dernières années, en raison de l’augmentation du coût de l’université. Il ajoute que les employeurs sont de plus en plus intéressés par l’embauche de diplômés de l’enseignement secondaire.

L’un d’entre eux est Simon Alvarado Jr, 21 ans, de Hyattsville, dans le Maryland. Il a récemment terminé un apprentissage pour devenir technicien de maintenance légère chez un concessionnaire Toyota. À l’origine, il avait prévu d’aller à l’université, mais le coût élevé d’un diplôme de quatre ans l’a découragé.

« Travailler sur les voitures est quelque chose qui m’intéressait vraiment quand j’étais enfant », a déclaré M. Alvarado. La prise en charge du coût de sa formation et l’obtention d’un emploi à la fin de celle-ci « étaient une occasion rare que je n’allais pas refuser », a-t-il déclaré.
 
 
Source : Wall Street Journal

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