samedi 8 juin 2019

J-P. Le Goff : « L’écologie participe des nouvelles formes de spiritualités diffuses »

le Figaro a interrogé, le philosophe et sociologue français Jean-Pierre Le Goff sur l'écologie politique. Il reprend dans de larges mesures le constat fait ici sur la dimension religieuse de l'écologisme (voir, notamment, notre billet de 2008 Spiritualité autochtone, écologie et norme universelle moderne ou la recension en 2011 de Critique de la secte écocondriaque : le fanatisme de l'Apocalypse).

LE FIGARO. – En dehors des aspects politiques, quels sont, selon vous, les éléments marquants des dernières élections européennes ?

Jean-Pierre LE GOFF. – Sans prétendre à l’exhaustivité, l’importance prise par l’écologie et les différences culturelles entre les générations sont importantes à prendre en considération. Ces deux phénomènes ne renvoient pas seulement à des fractures sociales et territoriales, mais ils me paraissent symptomatiques d’un glissement de terrain civilisationnel en lien avec un bouleversement du tissu éducatif qui ne date pas d’aujourd’hui.

L’importance des thèmes écologistes dans le débat politique ne manifeste-t-elle pas une prise de conscience salutaire ? 

Jean-Pierre LE GOFF. – L’écologie comme telle n’appartient pas à un camp et cette prise de conscience ne concerne pas seulement les politiques mais l’ensemble des citoyens. Elle se rapporte à un ensemble de problèmes qu’on ne peut ignorer : réchauffement climatique, biodiversité, énergies, gestion des déchets, production agricole… Toute la question est de savoir comment on analyse ces questions et les réponses qu’on entend leur donner. Mais la référence globale à l’écologie donne lieu à des discours démagogiques et idéologiques qui s’intègrent à un nouvel « air du temps » problématique.

Comment le discours écologiste s’inscrit-il dans les différences entre les générations et ce nouvel « air du temps » ? 

Jean-Pierre LE GOFF. – La conjugaison du jeunisme et du discours écologiste est manifeste à travers la figure emblématique de Greta Thunberg qui donne des leçons au monde entier et appelle les lycéens à faire grève pour le climat chaque vendredi. Sentimentalisme et victimisation sont poussés au plus haut point quand cette jeune fille fond en larmes au Parlement européen de Strasbourg. Face à cette « image poignante », comment les adultes et les politiques n’auraient-ils pas eu envie de la consoler ? Cette jeune « messagère » porte un regard sombre sur le monde qui fait froid dans le dos. Son texte « Rejoignez-nous » est typique d’une vision du monde binaire en « noir ou blanc » où la peur et les bons sentiments délimitent d’emblée le bon camp. Le manichéisme règne en maître au sein de la culture adolescente et plus largement. Le plus étonnant est la façon dont nombre d’adultes, de journalistes et de politiques ont salué cet apolitisme moralisant comme un modèle de citoyenneté ou une nouvelle avant-garde destinée à « changer le monde » et « à prendre notre destin en main ». À l’heure du jeunisme triomphant, la peur d’apparaître comme un « réac » ou un vieux « c… » a sans doute joué un rôle dans ces prises de position. Mais, plus fondamentalement, on assiste à un brouillage des classes d’âge et des rôles quand les jeunes donnent des leçons aux adultes en matière de bons comportements. Par un jeu de miroirs infantilisant, les adultes et les militants écologistes applaudissent en fait un modèle d’écocitoyenneté qu’ils ont eux-mêmes inculqué aux nouvelles générations. Ces dernières le renvoient comme un boomerang en accusant les adultes de ne jamais en faire assez et d’être les victimes de leur inaction. Les responsables politiques imbus d’écologie ont beau leur répéter qu’ils sont de leur côté, ils récoltent les fruits du jeunisme, d’une vision éco-idéologique du monde et d’un type de comportement qu’ils ont semés et encouragés depuis des années.

Comment caractériseriez-vous cette vision « éco-idéologique » du monde ? 

Jean-Pierre LE GOFF. – Il faut faire la part des choses entre les problèmes écologiques réels et les discours qui leur donnent une signification et une portée qui ne vont pas de soi. Les idéologues et les militants mélangent aisément les deux registres en s’appuyant sur les premiers pour légitimer leurs conceptions et leurs alternatives présentées comme des évidences, avec un chantage constant : « N’importe comment nous n’avons pas le choix, la survie de la planète est en jeu… » À partir de là, on peut vous présenter la décroissance, l’arrêt du nucléaire, l’implantation massive des éoliennes ou encore la présence du loup et des ours dans les zones d’élevage… comme des nécessités impératives liées peu ou prou à la sauvegarde de la planète.

L’éco-idéologie renforce en même temps la vision noire et pénitentielle de notre propre histoire occidentale qui serait responsable de tous les maux écologiques, oubliant au passage le fait que le développement de la production, de la science et de la technique ont permis la fin du paupérisme et le progrès social. En contrepoint à cette vision noire, l’utopie d’une humanité réconciliée avec elle-même est réinvestie et naturalisée dans l’écologie : la sauvegarde de la planète devient le nouveau principe unificateur d’un monde fraternel et pacifié qui, les défis écologiques aidant, ferait fi des frontières, des différences entre les nations et les civilisations, mettrait fin aux contradictions et aux conflits. En s’érigeant comme les représentants attitrés des intérêts supérieurs de la planète et les éveilleurs de conscience d’une humanité en péril, nombre d’écologistes se placent d’emblée dans le camp du Bien. Ce sont des prophètes et des moralistes d’un nouveau genre qui annoncent l’Apocalypse pour faire prévaloir leurs idées et faire le bien des êtres humains malgré eux. Depuis ses origines, l’écologie politique s’intègre au gauchisme culturel et ne l’a pas vraiment quitté. Elle prône un « changement radical des mentalités » en insistant sur l’éducation des jeunes générations, la « pédagogie » militante et la communication. Ces « faux gentils » s’inscrivent pleinement dans le « politiquement correct » avec son lot de dénonciation des opposants qualifiés facilement de beaufs ou de ringards. Les « gilets jaunes » qui occupaient les ronds-points avaient répondu, à leur façon, par un slogan qui montre le fossé existant avec les réalités quotidiennes d’une grande partie de la population : « Les élites parlent de fin du monde, quand nous parlons de fin de mois. »

En quoi l’écologie est-elle, selon vous, symptomatique d’un « glissement civilisationnel » ?

Jean-Pierre LE GOFF. – Par-delà l’idéologie, l’écologie prend en compte de nouvelles aspirations, interroge de façon critique notre modernité et pose des questions de civilisation qui s’intègrent au débat démocratique. Mais encore s’agit-il de savoir à quoi l’on tient dans l’héritage culturel qui nous a été transmis tant bien que mal à travers les générations. Parler, par exemple, de « démesure », de « désillusions » ou de « dégâts » du progrès est une chose, remettre en cause l’idée même du progrès en est une autre. Le changement opéré n’a rien d’anodin ou de secondaire ; il est d’ordre historique et anthropologique. À l’idée d’une histoire en marche vers toujours plus de progrès et d’émancipation dans laquelle s’inscrivaient les acteurs sociaux et politiques, s’est substitué un compte à rebours vers la catastrophe à moins qu’un « réveil des consciences » n’ait lieu.

Une conception du rapport de l’homme à la nature propre à notre culture occidentale est mise en question. Dans ce cadre, l’expression du philosophe René Descartes « maîtres et possesseurs de la nature » tient lieu de paradigme. Mais c’est aussi le projet d’émancipation des Lumières basé sur l’exercice de la raison et l’idée de progrès qui peut être interprété comme l’affirmation présomptueuse de la supériorité de l’homme sur la nature. À la limite, l’histoire – en tant qu’elle est porteuse d’un univers de significations et demeure l’oeuvre des hommes –, peut être englobée et dissoute dans un évolutionnisme naturel et cosmologique. Cette dissolution s’accompagne d’une reconsidération de la place et du statut de l’homme dans l’univers dans un sens qui relativise l’idée de sa spécificité irréductible et de son éminente dignité. L’être humain est alors considéré avant tout comme une espèce parmi d’autres, voire comme un élément d’un grand tout relié à la longue chaîne des êtres vivants, de la nature et de la matière. Dans ce cadre de pensée, le dalaï-lama avec sa bienveillance et son sourire déconcertant n’est jamais loin.

Peut-on parler d’une « religion écologique » ? 

Jean-Pierre LE GOFF. – L’écologie présente les traits d’une nouvelle « religion séculière » – pour reprendre le concept de Raymond Aron – quand elle s’érige en une explication globale du monde qui détiendrait les nouvelles clés de l’histoire et du salut de l’humanité, quand elle fixe la hiérarchie des valeurs et des bons comportements. Son aspect religieux ne se limite pas cependant à ces caractéristiques dogmatiques et sectaires. Sous une forme plus douce et aseptisée, elle participe des nouvelles formes de spiritualités diffuses qui se sont répandues dans les sociétés démocratiques déchristianisées et en crise d’identité. L’appel écologiste au « changement d’imaginaire » peut s’accompagner d’une référence à un « divin » naturel qui, passant outre l’héritage juif et chrétien, retrouve un paganisme revisité à l’aune de l’écologie. On y trouve souvent un curieux mélange entre les spiritualités asiatiques et celles des peuples premiers considérés comme des écologistes avant l’heure, sans oublier les références à l’encyclique sur l’écologie du pape François et aux évangiles réduits à l’expression des bons sentiments. Ce cocktail religieux à base d’écologie s’est diffusé en douceur dans la société sur fond de déculturation historique.

Beaucoup vous diront au contraire que ces aspects sont caricaturaux et minoritaires et n’enlèvent rien à la réalité des défis écologiques…

Jean-Pierre LE GOFF. – Certes, mais il importe de savoir avec quelles idées on aborde ces défis et passer sous silence leurs aspects problématiques, c’est flirter avec l’éco-idéologie et ses prophètes du malheur. Qu’on le veuille ou non, l’écologie est devenue l’un des vecteurs d’une « révolution culturelle » qui ne dit pas son nom. Poussée jusqu’au bout, celle-ci aboutit à remettre en cause des acquis de la culture européenne, ceux des Lumières comme ceux des religions juive et chrétienne pour qui la dignité de l’homme est première dans l’ordre de la création, qui donnent une importance primordiale à la relation avec autrui et s’enracinent dans l’histoire. Ce courant radical ne représente pas l’ensemble des écologistes, mais des messages sont désormais répétés à satiété dans les médias, dans de nombreux films et dans toute une littérature pour les petits et les grands : « Nous allons vers la catastrophe ! Réveillez-vous ! », « Changez radicalement vos façons de penser et vos comportements ! », « Nous sommes les enfants du big bang et des étoiles », « Nous sommes une espèce parmi d’autres »… L’écologie ne se réduit pas à ces conceptions, mais cette petite musique se répand dans les démocraties qui ont du mal à faire valoir leur héritage et à se réinsérer dans l’histoire. Faire du surf sur de telles idées dans une optique opportuniste et électoraliste, c’est entretenir la confusion et renforcer les fractures sociales et culturelles qui minent le pays. Il ne s’agit pas seulement de savoir dans quel état nous laisserons la planète à nos enfants, mais quelle culture nous voulons transmettre aux nouvelles générations.

Débat sur Paris Première (Éric Zemmour, Isabelle Saporta, Éric Naulleau, J.-P. Le Goff)


Sur Greta Thunberg qui vient de déclarer qu'elle arrêtait l'école l'année prochaine afin de se consacrer à la lutte pour le climat





Vingt-sept ans avant Greta Thunberg, il y a eu la canadienne Severn Cullis-Suzuki (oui, la fille de l'activiste David Suzuki)






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