vendredi 17 novembre 2023

France : de 1932 à 1939, une politique d'immigration de gauche fermée et inflexible

Quelle a été vraiment la politique des gouvernements en matière d'immigration sous la IIIe République (1870-1940), période où le régime républicain s'est enraciné ?


Lors de la crise économique des années 1930, les pouvoirs publics français entendent assurer une « protection de la main-d’œuvre nationale ». Cette préoccupation n'est pas nouvelle sous la IIIe République. Certaines réglementations d'inspiration analogue, mais de portée beaucoup plus modeste, avaient déjà été adoptées par le passé. Puis, lorsque la crise de 1929 atteint très durement la France, les gouvernements successifs et le Parlement durcissent le droit en vigueur. La loi d'août 1932 fixe le principe d'une proportion maximale de travailleurs étrangers dans le privé, à préciser par décret secteur par secteur.

 

Le président du Conseil des ministres, Léon Blum (au centre), et le ministre de l'Intérieur, Roger Salengro (2e en partant de la gauche), lors du défilé du Front populaire le jour de la Fête nationale, en 1936, sur la place de la Nation, à Paris. Le Front populaire réunit les trois principaux partis de la gauche : la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO), le Parti radical et le Parti communiste (qui : soutient les deux premiers sans y participer directement) ainsi que de nombreux autres mouvements de gauche et antifascistes.

Ces législations prises en réaction à la crise ne concernent pas seulement le monde ouvrier. L'époque est très préoccupée par le sort des classes moyennes. À la demande des représentants des médecins (qui se plaignent de la concurrence des médecins russes et roumains et craignent de voir arriver en nombre des confrères allemands, souvent juifs, fuyant le nazisme), l'exercice de la profession est subordonné à la naturalisation pour les médecins diplômés à l'étranger (lois de 1933 et 1935). Certains, parmi les intéressés, qui doivent impérativement travailler tout de suite pour gagner leur vie, sont obligés de se contenter de fonctions de secrétaire médical, quoique surqualifiés. Puis ceux-ci déposent une demande de naturalisation lorsqu'ils ont les trois ans de résidence requis par la loi. D'autres reprennent des études. Les avocats, très nombreux à la Chambre et au Sénat, obtiennent, pour leur profession, des dispositions encore plus draconiennes. Les avocats étrangers ne peuvent plus exercer que s'ils ont été naturalisés depuis dix ans, ce qui revient à interdire le barreau aux confrères venus d'Europe centrale.

Un sentiment de méfiance

En 1935, par ailleurs, à l'initiative de l'Action française, puissante au Quartier latin à l'époque, une partie des étudiants parisiens en médecine et en droit multiplient grèves et monômes pour protester, fréquemment en termes insultants, contre la présence d'étudiants étrangers (souvent des Juifs originaires d'Europe centrale et balkanique qui ne pouvaient pas accéder aux facultés de médecine dans leurs pays) et soutiennent qu'ils sont trop nombreux parmi eux. Le jeune François Mitterrand semble avoir participé à un ou deux de ces rassemblements. Les gouvernements de l'époque ne leur donnent pas satisfaction (ils n'institueront jamais de numerus clausus d'étudiants étrangers) et se déterminent en fonction des attentes des représentants des professions libérales, non de l'activisme de l'Action française au Quartier latin. Cette agitation n'en demeure pas moins l'indice d'un climat.

La législation se durcit à mesure que la crise économique s'approfondit et qu'un sentiment de méfiance envers les étrangers gagne du terrain, aggravé par des faits d'actualité : le président de la République Paul Doumer est assassiné par un Russe en 1932 ; Alexandre Stavisky, l'escroc à l'origine du scandale qui ébranle le pays en 1934, est né en Ukraine, alors province de l'Empire russe, et il se trouve qu'il est juif, fait qui sera exploité par des journaux comme L'Action française ; le roi de Yougoslavie est assassiné par un Bulgare soupçonné d'avoir agi pour le compte d'ultranationalistes croates, à Marseille lors d'une visite d'État la même année. Le ministre des Affaires étrangères, Louis Barthou, présent aux côtés du souverain, est tué dans l'attentat.

Arrive le Front populaire. À l'égard des étrangers, le gouvernement de Léon Blum arrête les rapatriements forcés de mineurs polonais et italiens. Les cas d'expulsion pour activité syndicale jugée trop virulente diminuent, sans disparaître. Le ministre de l'Intérieur, le socialiste Roger Salengro, en maintient la possibilité pour les « manquements très graves à la réserve qui s'impose à tout étranger recevant l'hospitalité de notre pays » (circulaire du 27 juillet 1936). Dans les « manquements très graves » , le ministre de Léon Blum inclut les cas d'activité syndicale ou politique qui auraient un caractère vindicatif ou s'accompagneraient d'actes de violence. Après des incidents à Moyeuvre-Grande (Moselle) lors des grandes grèves de juin 1936, de nombreux ouvriers sidérurgistes étrangers sont ainsi expulsés par le gouvernement du Front populaire. Interrogé par un député communiste qui critique en termes posés sa décision, le ministre de l'Intérieur la justifie par « l'attitude particulièrement violente des intéressés qui, parfois, ont manqué de la correction la plus élémentaire à l'égard des autorités locales » , ce qui « justifie pleinement » leur expulsion. « Si le gouvernement entend rester fidèle à tous les principes humanitaires et faire tout spécialement honneur aux traditions d'hospitalité, il ne saurait tolérer que les étrangers abusent de l'asile qui leur est offert, en intervenant dans les conflits politiques et sociaux » , ajoute Salengro (JO des débats du 1er octobre 1936).

Son successeur Place Beauvau, le socialiste Marx Dormoy, s'il manifeste sa sollicitude envers les réfugiés politiques qui fuient l'Allemagne nazie, est intransigeant envers l'immigration clandestine. Il donne pour instruction aux préfets de « refouler impitoyablement tout étranger qui cherchera à s'introduire sans passeport ou titre de voyage valable ou qui n'aura pas obtenu de visa consulaire s'il est soumis à cette formalité » (14 avril 1937).

Le gouvernement du Front populaire autorise les étrangers au chômage à chercher du travail en dehors du département de leur domicile (cette faculté avait été supprimée en 1935). Le ministre de l'Intérieur invite ses services à moins de raideur dans ses rapports avec les étrangers à l'occasion des procédures de renouvellements des cartes. L'obligation scolaire de 6 à 14 ans est étendue aux enfants étrangers. L'école publique, aussi bien d'ailleurs que l'école libre, ne refusait nullement de scolariser les enfants d'étrangers jusqu'alors, mais il n'était pas possible de contraindre les parents récalcitrants à prodiguer une instruction à leurs enfants. Ce cas de figure était très rare, mais pas inexistant (« notre fils va nous prendre de haut s'il a de l'instruction » , entendait-on parfois). Le Parlement ratifie la convention de Genève de 1933, signée par la France, qui étend le bénéfice du passeport Nansen (du nom de l'ancien haut-commissaire aux réfugiés de la Société des nations qui l'a fait adopter) à de nouvelles catégories d'apatrides. Et un certificat de nationalité en faveur des réfugiés allemands qui ont fui le régime hitlérien est institué.

Ces changements notables coexistent avec une continuité sur les questions centrales de la politique d'immigration. Sous le Front populaire, l'immigration de travail dans l'industrie demeure, on l'a vu, aussi faible qu'auparavant. Et le gouvernement de Léon Blum ne stoppe nullement la généralisation des quotas de travailleurs étrangers dans les différents secteurs de l'économie nationale. D'accord avec la loi de 1932 « protégeant la main-d’œuvre nationale », l'exécutif à direction socialiste poursuit son application avec minutie. La seule journée du 20 décembre 1936, dix décrets sont promulgués instituant « la proportion de travailleurs étrangers qui pourront être employés » dans les fabriques de bouchons et objets en liège des Bouches-du-Rhône (la part est fixée à 30 % au maximum, et ne devra pas dépasser 20 % six mois plus tard, délai qui vise, peut-on supposer, à laisser aux entreprises le temps de licencier des travailleurs étrangers s'ils sont trop nombreux et de recruter des Français pour les remplacer) ; dans les laiteries et fromageries du Cher (10 % seulement de travailleurs étrangers autorisés, proportion qui doit être réduite à 5 % six mois plus tard) ; dans le BTP du Loiret (en raison de la pénurie de travailleurs nationaux constatée là, le quota est au contraire relevé de 5 % à 15 % pour les entreprises de mosaïque et de carrelage), etc.

Aucun parti politique national ne semble, à l'époque, avoir protesté. Le PCF lui-même, qui se distinguait par sa défense des travailleurs étrangers dans les années 1920, a changé de discours en même temps qu'il a rompu son isolement à gauche et renforcé son poids à la Chambre et dans le pays lors des législatives d'avril-mai 1936. Sa doctrine de lutte des classes se double désormais d'un ultrapatriotisme jacobin ainsi que d'une prétention à incarner le peuple en lutte contre les oligarques aussi bien que contre les agents supposés de Mussolini en France. « Nulle xénophobie ne nous anime lorsque nous crions « La France aux Français » » , déclare Maurice Thorez lors d'un meeting au Vél' d'Hiv', le 28 septembre 1937.

Une extrême fermeté


En revanche, les étrangers, lorsqu'ils ont du travail, bénéficient des réformes sociales du Front populaire (généralisation des quinze jours de congés payés à tous les salariés, systématisation des conventions collectives, réduction du temps de travail hebdomadaire de 48 à 40 heures à salaire inchangé).

Le Front populaire tombe en avril 1938. Les radicaux-socialistes se détournent des socialistes et communistes et forment un gouvernement avec la droite modérée. Le radical Édouard Daladier s'installe à Matignon. Le risque d'une guerre avec Hitler devient obsédant et domine toute la vie politique. Il s'agit, pour Daladier, de réarmer la France et préparer le pays à un conflit. Au nom du salut public, vieille idée chère à la Révolution française et familière à l'univers intellectuel des républicains d'alors, Daladier obtient des députés le vote des pleins pouvoirs. Il a ainsi le droit de légiférer lui-même, par des décrets-lois (l'équivalent des ordonnances sous la Ve République). Près de cent sont promulgués en un an, avant les accords de Munich (30 septembre 1938) aussi bien qu'après. Six d'entre eux durcissent au maximum la réglementation sur les étrangers. La constitution d'une association étrangère est soumise à autorisation préalable, afin d'interdire les partis politiques étrangers déguisés en associations (cette restriction au droit d'association des étrangers restera en vigueur jusqu'en 1981). Après Munich, l'internement administratif des étrangers suspects est autorisé et un premier centre ouvre (février 1939).

Au même moment, la guerre d'Espagne s'achève : plus de 450 000 Espagnols franchissent en quelques semaines la frontière française après la chute du réduit républicain en Catalogne et la victoire des nationalistes. Prises de court face à une telle masse, les autorités françaises désarment les soldats, surveillent les anciens des Brigades internationales et ouvrent des camps d'internement à la frontière. Puis les préfets répartissent ces réfugiés dans des camps disséminés dans tout le sud du pays. Sept mois plus tard, la Seconde Guerre mondiale commence.

Considérée dans toute sa durée, la IIIe République, au cours de ses 70 ans d'existence, a manifesté une extrême fermeté, et, à l'occasion, a été implacable, envers les étrangers présents sur son sol. Sa raideur a cependant été nuancée, ou contrebalancée, par un accès qu'on peut estimer aisé à la nationalité française sous réserve de manifester des efforts d'assimilation afin de mériter la qualité de Français, jugée hautement désirable. Sur ce sujet, indissociable du patriotisme, puissant à l'époque, la IIIe République a toujours été fière, confiante en elle-même et certaine de son bon droit.
 
Source : Le Figaro