mercredi 31 mars 2021

Canada — Faire passer l’immigration de 300 000 personnes par an à un million

Traduction d'un article du Globe and Mail, annoté.

Sous la houlette de Brian Mulroney, le Canada a presque triplé le nombre d’immigrants acceptés au Canada chaque année, passant de moins de 90 000 personnes à plus de 250 000.

Ces derniers jours, le 18e Premier ministre du Canada demande aux Canadiens d’adopter ce qu’il appelle « une nouvelle politique nationale » afin que ce pays en devienne un peuplé de 100 millions d’habitants d’ici la fin du siècle.

« Si nous voulons maintenir… notre force interne et notre croissance et notre capacité et notre influence extérieure, nous avons besoin de plus de personnes — beaucoup plus », a déclaré mardi M. Mulroney lors d’un forum présenté par le Globe and Mail et par l’Initiative du Siècle (Century Initiative) [uniquement en anglais...], qui promeut l’objectif d’un Canada de 100 millions de personnes d’ici 2100.

Augmenter la population de plus de 60 millions de personnes serait une « initiative historique et difficile », a reconnu M. Mulroney lors d’une entrevue. Après tout, il a fallu plus de 150 ans pour que la population du Canada atteigne 38 millions d’habitants. Plus que le doubler en à peu près la moitié de ce temps exigerait une volonté politique et populaire beaucoup plus grande qu’aujourd’hui.

D’où sa proposition « d’un livre blanc qui indique le besoin de 100 millions de personnes au tournant du siècle ».

Un livre blanc est un document par lequel un gouvernement présente une proposition politique majeure. S’il y a un soutien suffisant, après consultation des experts, des gouvernements provinciaux et de la population en général, cela devient une politique établie, maintenue par les futurs gouvernements, quelles que soient leurs allégeances partisanes.

La critique d’un livre blanc peut être plus importante que le livre blanc lui-même. Un livre blanc en 1969 qui prônait en substance l’assimilation des Premières Nations dans la population générale a contribué à donner naissance à l’activisme autochtone.

À l’inverse, un livre blanc sur l’immigration produit trois ans plus tôt, qui prônait la fin des restrictions à l’immigration non blanche a conduit le gouvernement Pearson à inventer le système de points, qui évaluait les candidats en fonction de leur adéquation avec ce que le pays recherchait, quelle que soit leur race. [Note du carnet : on peut se demander si le système à points évalue suffisamment bien l’adéquation ethnoculturelle des immigrants…]

Les niveaux élevés d’immigration insensible à la race, adoptés par les gouvernements libéraux et conservateurs, nous ont donné le Canada dans lequel nous vivons aujourd’hui. [Est-il vraiment meilleur ce Canada qui voit sa composante franco-canadienne sans cesse diminuer ?] Mais la pandémie a limité le recrutement, et une fois le déficit comblé, il reste cette question vitale : combien de personnes devraient vivre ici ?

Un livre blanc sur la population, suivi d’un comité parlementaire sillonnant le pays, encouragerait la discussion, donnerait un élan et, sans aucun doute, concentrerait l’opposition, qui mérite d’être entendue.

Idéalement, tant les libéraux que les conservateurs au niveau fédéral exprimeraient leur appui à un objectif de 100 millions par des votes à la Chambre et au Sénat.

Dans l’affirmative, « cela deviendrait le nouvel objectif du Canada dans ce domaine », a déclaré M. Mulroney, « et tous les gouvernements seraient tenus de s’efforcer de l’atteindre ».

Un tel objectif ferait passer le Canada devant l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne en termes de population, et probablement devant le Japon, la Corée du Sud et le Vietnam également.

C’est parce que l’insécurité économique générée par la pandémie a exacerbé la tendance de plusieurs décennies à la baisse de la fécondité. La faible fécondité, associée à la résistance à l’immigration, a entraîné un déclin démographique dans des dizaines de pays.

[Selon le Globe and Mail] La volonté du Canada de recruter de manière agressive de nouveaux arrivants nous prépare mieux que n’importe quel autre pays pour affronter les tempêtes démographiques à venir.
 

[L’immigration ne rajeunit pourtant pas vraiment la population, voir L’immigration, le remède imaginaire. Si un pays plus peuplé augmente le PIB, il n’est pas sûr (tout dépend du type d’immigrants) que l’immigration enrichisse un pays par tête d’habitant (PIB/habitant). Institut Fraser : L’immigration massive nuit au bien-être des Canadiens en général ; les politiques d’immigration doivent être revues (étude de 264 pages).

Le faible impact de l’immigration sur le rajeunissement de la population. En jaune, la pyramide des âges réelle du Québec en 2006 (avec immigration réelle). La ligne noire représente la pyramide des âges du Québec sans immigration pendant les 40 dernières années.
]

Faire passer l’immigration de 300 000 personnes par an à un million, ainsi que des mesures de soutien améliorées pour la garde d’enfants et le congé parental, réduiraient les pénuries de main-d’œuvre et aideraient à couvrir les besoins en soins de santé et en pension des Canadiens âgés, tout en stimulant la créativité et l’innovation. Imaginez la contribution qu’un Toronto de la taille de New York, de Londres ou de Tokyo apporterait à ce pays et au monde.

Cela dit, la pandémie a complètement bouleversé notre façon de vivre et de travailler. Les modèles du passé ne reviendront peut-être jamais. Il faudra sans doute réévaluer toute une série d’hypothèses — sur les centres-villes, les banlieues et les zones rurales, sur les déplacements domicile-travail.

Et comme la fécondité continue de baisser, le plus grand obstacle à l’atteinte d’une population de 100 millions d’habitants n’est peut-être pas une résistance interne, mais un bassin d’immigrants disponibles en diminution. [En effet, où le Canada va-t-il aller chercher des immigrants alors que la natalité s’effondre en Occident, en Extrême-Orient et même en Amérique latine ? En Afrique ? En Inde ?]

Néanmoins, M. Mulroney nous exhorte à embrasser « cette cause indispensable ». Pour lui, « c’est un grand rêve du Canada, et il faut du leadership pour le réaliser ».

Que la discussion commence et qu’elle commence par un nouveau livre blanc sur la population.

Source : The Globe and Mail

Voir aussi 

L'initiative du Siècle (dont un des cofondateurs est Dominic Barton, actuellement ambassadeur du Canada en Chine populaire). En anglais uniquement.

Le patronat québécois reprend de plus belle sa campagne en faveur de l’immigration massive : 64 000 par année au Québec ! (1er avril 2021, ce n’est hélas pas un poisson d’avril)

Implosion de la natalité en Corée du Sud : moins 0,84 enfant/femme, il en faut 2,1 pour remplacer les parents

Implosion démographique : y remédier en renouant avec des valeurs qui privilégient descendance et transmission 

Les Canadiens français deviendraient minoritaires au Québec en 2042 (long billet, graphiques)

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Démographie — En 15 ans, les minorités visibles sont passées au Québec de 7 % à 13 % de la population

Laval s’anglicise

Natalité baisse au Québec depuis 7 ans, mais CS de Montréal devrait accueillir 5000 élèves de plus d’ici cinq ans [impact de l’immigration]

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Les francophones bientôt minoritaires à Montréal, légère baisse des francophones dans l’ensemble du Québec  

Espérance de vie baisse chez les hommes en Ontario, en Colombie-Britannique et chez les blancs aux États-Unis   

Institut Fraser : L’immigration massive nuit au bien-être des Canadiens en général ; les politiques d’immigration doivent être revues (étude de 264 pages)

Oui, la loi 101 est un échec 

« Le français pourrait disparaître de la fonction publique au Québec » 

Démographie : en 2050 pour un Européen proche de 50 ans, il y aura trois Africains de moins de 30 ans [d’âge en moyenne] 

Extrême-Orient et Occident : le boum des femmes sans enfants

La fécondité israélienne (3,1 enfants/femme) contraste avec celle de l’Occident où les pays rivalisent pour les jeunes des autres pays.

Disparaître ? de Jacques Houle : Regard franc sur l’immigration

Le monde a maintenant plus de grands-parents que de petits-enfants  

La démographie vouerait la Loi 21 à l’échec à long terme selon Idil Issa 

Démographie : Le gouvernement bruxellois lève en partie l’interdiction du port de signes religieux dans l’enseignement (article de 2019)

 

Il y a 155 ans — avril 1856, prophétie suicidaire de la nation Xhosa

La prophétesse Nongqawuse
 

Au sud du fleuve Orange et du fleuve Fish (Vis en afrikaans), les colons franco-hollandais ont bien constitué le premier peuplement sédentaire, tandis que l’antériorité des Noirs au nord de la rivière Kei n’est contestée par personne.

De 1770 à la fin du XIXe siècle, on recense au total en Afrique australe neuf « guerres des frontières » ou « guerres cafres » (d’un mot issu de l’arabe [« mécréant »] qui désignait en Afrique les Noirs). Elles opposent les colons Boers, de rudes paysans calvinistes d’origine franco-hollandaise, aux éleveurs Xhosas, des Bantous à peau noire venus du nord, qui se sont installés à l’ouest du fleuve Fish. Ces guerres s’intensifient lorsque les Britanniques, arrivés au Cap en 1815, repoussent les Boers plus loin vers le nord.

Les Xhosas tentent de résister y compris en adoptant les armes de l’ennemi : un journal en xhosa, Ikwesi (« L’Étoile du Matin ») est publié en 1841 et une traduction de l’Évangile établie en 1854.

Démoralisés par leurs défaites successives face aux Boers et aux Anglais, notamment celle de 1853, et par les pertes de territoire qui en découlèrent, les Xhosa virent également leur mode social bouleversé par l’impossibilité pour les lignages de partir à la conquête de pâturages nouveaux puisque le front pionnier blanc bloquait le leur. Pour ce peuple qui, génération après génération avançait vers le sud en s’établissant sur des terres nouvelles, le traumatisme fut profond. Il fut amplifié par la terrible sécheresse de l’été 1855-56 (déjà le climat…), et par une épidémie de pleuropneumonie bovine qui éclata en 1854, tuant au moins 100 000 têtes de bétail.

Dans ce sentiment de fin du monde, les prophéties se succédèrent. L’une annonçait la défaite des Anglais en Crimée devant des Russes présentés comme la réincarnation des guerriers Xhosa morts au combat lors des précédentes guerres et qui étaient en marche vers le Xhosaland pour le libérer. Une autre annonçait que le chef qui avait conduit la guerre de 1850-1853 était ressuscité.

C’est dans ce contexte qu’en avril 1856, une jeune fille nommée Nongqawuse et appartenant à la chefferie Mnzabele établie dans la région de la basse rivière Great Kei, eut une vision : la puissance xhosa serait restaurée par les dieux, les troupeaux seraient multipliés et les morts ressusciteraient si tout le bétail, toutes les récoltes et toutes les réserves alimentaires étaient détruites.

Durant les 15 mois de la prophétie (avril 1856-juin 1857), les Xhosa tuèrent leur bétail, soit 400 000 têtes, et ils détruisirent leurs récoltes.

Le 16 (ou le 18 selon les sources) février 1857, le jour fixé par Nongqawuse, le pays demeura silencieux et, quand la nuit tomba, les Xhosa comprirent qu’ils allaient désormais subir une terrible famine. Les morts se comptèrent par dizaines de milliers et les survivants vinrent implorer des secours à l’intérieur du territoire de la colonie du Cap. Au lendemain de la famine, la population de la Cafrerie britannique est passée de 105 000 à moins de 27 000.

Ceux qui avaient tué leur bétail et détruit leurs récoltes accusèrent ceux qui ne l’avaient pas fait d’avoir empêché la réalisation de la prophétie. En effet, quelques chefs xhosa moins naïfs que les autres, l’on dirait aujourd’hui qu’ils étaient des « prophéto-sceptiques », avaient refusé de suivre les hallucinations de Nongqawuse et ils avaient été contraints de s’exiler vers le Basutoland (Lesotho) pour échapper à la furie des croyants.

Le résultat de cette prophétie fut que les Britanniques n’eurent plus besoin de faire la guerre aux Xhosas puisque ces derniers s’étaient suicidés. Ils installèrent alors 6000 colons dans l’arrière-pays du port d’East London (aujourd’hui part de Buffalo City, rappel à l’importance du buffle dans la culture xhosa) et ils englobèrent la Cafrerie britannique dans leur colonie du Cap en 1866.


 Plus de détails en anglais


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« On a basculé dans l’antiscience »

J-P. Le Goff : « L’écologie participe des nouvelles formes de spiritualités diffuses »

Hystérie climatique : « la science est davantage en danger que la planète » selon le professeur Richard Lindzen du MIT


Michel Desmurget : « Le télé-enseignement est une parodie éducative »

Pour Michel Desmurget, directeur de recherche en neurosciences à l’INSERM et essayiste, le premier confinement a révélé que l’enseignement numérique ne pouvait être que temporaire et de courte durée. Car il favorise le décrochage des élèves et accroît les inégalités. Le dernier ouvrage de Michel Desmurget est La Fabrique du crétin digital [numérique].

Notre monde marche décidément sur la tête. Depuis des années, Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, amplifie, organise et promeut avec une rare opiniâtreté la numérisation du système scolaire. Pourtant, aujourd’hui, à l’heure où cette démarche pourrait prendre tout son sens, notre homme recule. Il se cabre, proteste et affiche sa ferme volonté de maintenir ouvertes les écoles, aussi longtemps que possible. Ce choix relève, nous expliquent nombre de ténors de la majorité présidentielle, d’une triple nécessité humaine, pédagogique et de justice sociale. Nul ne peut le contester, tant cette conclusion est conforme à l’ensemble des données scientifiques disponibles. L’enseignement numérique, qu’il soit opéré en présentiel ou en distanciel, n’est toujours qu’un piètre pis-aller.

Alors, oui, Jean-Michel Blanquer a parfaitement raison, fermer les écoles doit constituer une décision d’ultime recours. Si la mesure est prise, il faut en circonscrire la durée autant que faire se peut et il faut reconnaître que l’opération ne sera pas sans coût pour nos enfants, notamment les moins favorisés. Mais, dire cela, c’est quasiment articuler un truisme. Au fond, ce qui est ici intéressant, c’est avant tout la dimension quasi schizophrénique des politiques éducatives défendues : d’un côté on vante et développe massivement l’enseignement numérique ; de l’autre on s’inquiète de ses impacts profondément négatifs et inégalitaires.

Un article publié il y a quelques années par un économiste français laisse à penser que la solution se trouve, encore une fois, dans les méandres de la nécessité économique. Évaluant le risque politique de diverses mesures de contraction budgétaires susceptibles d’être mises en place dans certains pays en développement, cet ancien cadre dirigeant de l’OCDE, soulignait « qu’il fallait veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants ».

C’est à peu près ce qui se passe avec l’actuelle numérisation du système scolaire. En effet, celle-ci opère ses méfaits à bas bruit. Les dégâts interviennent loin des yeux parentaux. En outre, la pente est suffisamment subtile et progressive pour ne pas être directement perceptible. C’est d’autant plus vrai que l’affaire s’accompagne de grilles d’évaluations toujours plus accommodantes et d’un joli forfait promotionnel. À l’arrivée, le gain est double : d’une part, les parents sont ravis de voir leurs enfants ainsi projetés dans l’ère de la modernité éducative ; d’autre part, les difficultés budgétaires et de recrutement trouvent une issue partielle (car, même si le processus de numérisation coûte cher, son déploiement reste bien plus économique que le recrutement de « vrais enseignants » solidement formés et qualifiés). Cela ne veut pas dire bien sûr qu’un professeur ne peut pas s’appuyer sur certains supports digitaux qu’il juge appropriés. Cela signifie simplement que la médiation numérique n’est utile que quand elle est placée entre des mains humaines expertes… pas quand elle est mobilisée pour remplacer ces mêmes mains, comme c’est actuellement le cas.

Tout change évidemment lorsque l’on ferme les écoles. Dans ce cas, la dégradation n’advient plus à bas bruit dans le cocon scolaire. Elle éclate au grand jour. Placé aux premières loges, l’adulte voit bien que les outils proposés aux enfants relèvent d’une véritable parodie éducative. Il voit bien que les supports mis en place sont peu individualisés, motivants et efficaces. Il voit bien que l’affaire ne fonctionne que si un parent s’intronise pseudo-prof. Certes, en période de confinement, mieux vaut cela que rien. Mais l’expérience n’est pas sans bousculer les discours prosélytes si chers aux hagiographes de la cause numérique.

Depuis dix ans, des milliards d’euros d’argent public ont été investis, sans que personne ne s’occupe vraiment des problèmes de contenus Les deux derniers rapports de la Cour des comptes sont, de ce point de vue, tout à fait fascinants. En 2019, cette institution dénonçait une gabegie financière, centrée sur l’achat de terminaux mobiles et dépourvus de toute réflexion pédagogique. En 2021, rebelote avec la parution d’un rapport relatif à la continuité scolaire pendant le confinement. Derrière une façade verbale joliment policée, le constat s’avéra sans appel : difficultés matérielles, notamment pour les enfants défavorisés (ordinateur, connexion internet, promiscuité domestique, etc.) ; manque de formation des enseignants ; problème d’autonomie et de motivation des élèves (en particulier pour les plus jeunes) ; risque de décrochage accru chez les individus les plus fragiles ; manque de maîtrise des « compétences numériques de base » (y compris chez les adolescents) ; et, surtout, absence accablante d’outils pédagogiques structurants. Comme l’explique le rapport, « les fonctions de simple communication ont prédominé. […] La poursuite des programmes et l’acquisition de nouvelles connaissances ou compétences ont été minoritaires ». Cela signifie que, depuis dix ans, des milliards d’euros d’argent public ont été investis, sans que personne ne s’occupe vraiment des problèmes de contenus.

Bien sûr, la Cour des comptes tâche d’arrondir un peu les angles en se livrant à l’interminable jeu du « en faisant toujours plus de la même chose on finira bien par obtenir un meilleur résultat ». Dans ce cadre elle propose sagement quelques solutions mille fois réitérées. Il faudrait investir, former, innover, etc. Curieusement, jamais les auteurs ne contestent le dogme numérique lui-même. Jamais ils ne se demandent, ce qui est pourtant leur raison d’être, si les budgets disponibles ne pourraient pas être plus efficacement alloués (soutien scolaire, recrutements, revalorisations salariales, etc.). Jamais ils ne considèrent la possibilité que les expériences négatives empilées depuis vingt ans aux quatre coins du monde traduisent moins un problème de dosage que l’infériorité structurelle des outils numériques pédagogiques.

Ainsi, en fin de compte, confronté à l’expérience du premier confinement, il n’est pas surprenant que nos décideurs, dont Jean-Michel Blanquer, soient réticents à l’idée de fermer à nouveau les écoles. Le désastre de tous ces plans numériques, vanté avec acharnement depuis plus de vingt ans, se fait alors bien trop visible pour ne pas être politiquement dangereux.

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« Dans une université francophone par excellence, on aimerait bien pouvoir remettre des travaux en français »

Gageons que le problème ne se pose pas dans les universités anglophones du Québec, choyées par le Québec et la CAQ, les étudiants peuvent y remettre des travaux en anglais, sans aucun souci. Rappelons que les universités francophones en Flandres belges ont été fermées ou néerlandisées au cours du XXe siècle.

Cours et travaux scolaires en anglais, réunions informelles en anglais, documents d’associations étudiantes traduits en anglais : le français perd du terrain dans les études supérieures de maîtrise et de doctorat, même au sein d’un établissement typiquement francophone comme l’Université Laval, à Québec.

Dans un mémoire que Le Devoir a obtenu, les étudiants de cycles supérieurs de l’Université Laval sonnent l’alarme : la recherche universitaire, c’est beaucoup en anglais que ça se passe. Même au Québec. Le phénomène est mondial, mais la tendance à l’anglicisation de l’enseignement supérieur s’accélère, selon ce rapport de l’Association des étudiantes et des étudiants de Laval inscrits aux études supérieures (AELIES).

Le document reprend l’analyse de deux professeurs de l’établissement de Québec — Claude Simard, retraité de la Faculté des sciences de l’éducation, et Claude Verreault, du Département de langues, linguistique et traduction — ayant conclu, dès 2014, que des « signes alarmants se multiplient selon lesquels l’anglais est de plus en plus utilisé dans les universités francophones du Québec ».

« On constate un paradoxe : la plupart des domaines de recherche sont anglicisés, c’est normal que les professeurs demandent des travaux en anglais pour préparer leurs étudiants, mais quand même, on se dit qu’en venant étudier dans une université francophone par excellence, on aimerait bien pouvoir remettre des travaux en français. C’est compliqué de faire une place pour le français. Cet équilibre-là ne se fait pas forcément », dit Lynda Marie Clémence Agbo, vice-présidente aux études et à la recherche à l’AELIES.

Cette Béninoise d’origine est établie à Québec depuis trois ans pour son doctorat en médecine moléculaire. Ses recherches portent sur le cancer. Elle a choisi l’Université Laval pour faire ses études en français, une langue qu’elle a apprise dès son plus jeune âge.

Lynda Marie Clémence Agbo savait qu’une bonne partie de son parcours universitaire se ferait en anglais. La chercheuse a d’ailleurs fait sa maîtrise — pardon, son master — en « cancer biology » dans un programme offert en anglais à l’Université de Montpellier, en France. Oui, elle a choisi la France pour une immersion en anglais.

Des programmes en anglais

La doctorante est étonnée par la fragilité du français en enseignement supérieur au Québec. L’association étudiante des cycles supérieurs de l’Université Laval est arrivée au même constat après avoir sondé ses membres par l’entremise d’un questionnaire en ligne et de rencontres (avant la pandémie) avec des membres de la communauté universitaire, notamment des étudiants, des professeurs et des chercheurs.

L’Université Laval se déclare ainsi « la première université francophone en Amérique », mais elle offre depuis l’automne 2011 un programme appelé « Global Business », que les étudiants peuvent suivre tout en anglais. Les programmes en anglais se multiplient aussi dans d’autres cégeps et universités francophones du Québec.

Les établissements sont dans une dynamique de concurrence qui les incite à recruter des étudiants, notamment étrangers, et à offrir des programmes en anglais

— Maxime Laporte

L’anglais gagne du terrain même dans les programmes en français de l’Université Laval, conclut le mémoire de l’AELIES. Le rapport note la présence d’étudiants et de professeurs étrangers incapables de parler français. Et quand une personne ne maîtrise pas le français dans un laboratoire de recherche, par exemple, tout le groupe passe à l’anglais.

Le mémoire signale d’autres indices d’anglicisation, notamment au Département de génie électrique et de génie informatique : l’association étudiante a modifié ses statuts pour obliger les convocations, ordres du jour et rapports annuels bilingues ; participation à des recherches dont le questionnaire est en anglais ; examens et corrigés bilingues ; francophones qui font leurs présentations ou leurs affiches en anglais pour un public francophone ; description de séminaire en anglais quand le présentateur est francophone ; sites Internet des unités de recherche en anglais seulement ; discours du party de Noël en anglais seulement, et ainsi de suite.

La langue de la science

Le rapport souligne à gros traits la domination de l’anglais en tant que langue de transmission de la culture scientifique. Poussés par la « quête effrénée du “publish or perish” », les chercheurs sont encouragés à publier en anglais dans les revues savantes ayant la plus grande audience pour être le plus abondamment cités. Ceux qui choisissent de publier en français diminuent leurs chances d’obtenir un poste permanent de professeur, selon le mémoire de l’AELIES.

Maxime Laporte, président du Mouvement Québec français, souligne que l’anglicisation de l’enseignement supérieur découle en bonne partie du sous-financement des cégeps et des universités francophones. « Les établissements sont dans une dynamique de concurrence qui les incite à recruter des étudiants, notamment étrangers, et à offrir des programmes en anglais », dit-il.

Révision en cours

L’AELIES recommande notamment la création d’un bureau de valorisation de la langue française à l’Université Laval. Ce mémoire « arrive à point nommé pour alimenter une réflexion déjà bien entamée à l’Université Laval », fait valoir Simon La Terreur-Picard, porte-parole de l’établissement.

La direction a amorcé la révision de la politique sur l’usage du français à l’Université Laval. Des consultations de la communauté universitaire sont prévues dans les prochains mois. La Commission des études a consacré son dernier avis à l’internationalisation de la formation. Celui-ci aborde, notamment, la question des compétences langagières.

La Faculté des études supérieures et postdoctorales mène aussi une réflexion sur la place du français et des autres langues aux cycles supérieurs. De plus, au moins une chaire de recherche et un observatoire de l’Université Laval se penchent sur la recherche en français dans la Francophonie.

mardi 30 mars 2021

Histoire — 1er avril 1918 à Québec : « Shoot to kill ! »

« Shoot to kill! ! » L’ordre, donné en anglais, était clair.

Le 1er avril 1918, à Québec, les soldats canadiens tuent quatre civils en marge d'une manifestation contre la participation obligatoire à la Première Guerre mondiale. Des anglophones vont jusqu’à réclamer la suppression d’un quotidien opposé à la conscription, Le Devoir, et souhaitent voir son directeur, Henri Bourassa, exécuté. C’est comme si la guerre s’étendait ici entre deux langues, deux nations.


L’édition de La Presse du 2 avril 1918. La une faisait mention de cinq morts, alors qu’il y en avait quatre.

À l’occasion du centenaire du conflit mondial, la réédition du récit palpitant Québec sous la Loi des mesures de guerre (1918) de l’historien Jean Provencher s’imposait, d’autant plus que le livre, publié en 1971, était depuis longtemps introuvable. Dans sa préface de l’époque, reprise aujourd’hui avec un avant-propos inédit de l’auteur, Fernand Dumont soulignait déjà l’importance de ce document construit à partir d’archives.

« Ce qui frappe avant tout dans ce livre », écrit Fernand Dumont en préface, « ce sont ces déferlements de foules –  15 000 personnes certains jours – sans chefs, sans orga­nisation, sans stratégie un peu définie. Protestation qui venait du fond d’une pénible vie quotidienne, d’une ran­cœur entretenue au fil des ans, mais jamais vraiment dite, d’une servitude qu’il était impossible de traduire dans un mouvement proprement politique. »

Les quatre tués du 1er avril 1918. Alexandre Bussières, Joseph-Édouard Tremblay, Honoré Bergeron et Georges Demeule. Archives de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ).

En juillet 1917, voyant l’hécatombe se prolonger en Europe et sous la pression de l’Empire britannique, le Premier ministre Borden vote la conscription. De nombreux Canadiens français refusent de s’y soumettre : l’armée canadienne est majoritairement anglophone et l’on sait de source sûre que les francophones, éparpillés, y endurent diverses brimades. Mais cette rébellion prend une tournure dramatique : elle vaut aux réfractaires l’intervention de l’armée fédérale, des perquisitions, des arrestations, la loi martiale.

Ce livre raconte les cinq jours d’émeutes du printemps 1918, cinq jours dont l’issue a été funeste pour quatre Québécois. L’ironie de l’Histoire est parfois violente : pour s’être opposés à la guerre, des Québécois sont morts de la guerre, dans les rues mêmes de Québec.

Québec, ville tranquille

Un monument est érigé en l’honneur
des quatre victimes à l’endroit où 
elles tombèrent sous les balles,
à l’intersection des rues Saint-Joseph,
Saint-Vallier et Bagot.
Réputée pour sa tranquillité, Québec sombre dans le chaos au printemps 1918. Durant la Semaine sainte, cinq soirées d’émeutes sans précédent frappent la capitale. Des violences provoquées par des opposants à la conscription qui se soldent par les salves d’une mitrailleuse de l’armée canadienne dans le quartier Saint-Sauveur, le 1er avril.

« L’utilisation d’une vraie mitrailleuse [par l’armée], c’était la première et je l’espère, la dernière fois que ça se produisait à Québec », raconte l’historien Jean Provencher, auteur d’un livre sur ces événements méconnus.

Les balles ont tué quatre résidents de ce quartier ouvrier, dont un adolescent de 14 ans et deux jeunes au tournant de la vingtaine.

Comment en est-on arrivé là ?

La Première Guerre mondiale révèle que les Canadiens anglophones, surtout les colons arrivés récemment au Canada réagissent comme les fidèles sujets de l’Empire britannique.

Ils favorisent, en majorité, la participation militaire de leur pays. Quant aux Canadiens français fiers d'être catholiques et séparés de la France républicaine et laïque depuis plus d’un siècle en subissant l’hégémonie britannique, leur désir de combattre l’Allemagne, pour aider l’une ou l’autre des grandes puissances belligérantes, est beaucoup moins ardent.

En 1917, le gouvernement canadien du conservateur Robert Laird Borden établit l’enrôlement obligatoire. La police fédérale poursuit les déserteurs. La réaction québécoise est hostile. Dans la frange libérale autonomiste, on évoque même l’idée d’un retrait du Québec de la Confédération.

Comment une telle escalade de violence a pu se produire dans une ville traditionnellement pacifique qui s’apprêtait pourtant à célébrer Pâques ?

Manifestation anticonscription organisée au Square Victoria, à Montréal, en 1917

« En mars 1918, ça brasse politiquement. Parce que d’abord un an avant, le Premier ministre du Canada [Robert Borden], en mai 1917, s’en va à Londres et il se fait demander d’amener d’autres soldats en Europe. C’est la guerre depuis trois ans. Une guerre sale, les tranchées, les gaz », explique Jean Provencher.

Une majorité de Québécois ne souhaitent donc pas « aller mourir en Europe » et certainement pas pour l'Empire britannique. Le Québec vote à 83 % contre la conscription qui oblige les hommes célibataires, sans enfant, de 20 à 35 ans, à s'enrôler dans l'armée.

Ottawa engagea à l'époque des « repéreurs » (des spotters), des agents fédéraux chargés de mettre la main au collet des conscrits qui ne se présentent pas aux bureaux de recrutement.

Ils sont une vingtaine à sévir à Québec et sont détestés.
Des familles ont appris que leur gars qui n’était pas rentré coucher avait été amené à Halifax, embarqué sur un bateau pour s’en aller à la guerre. Lentement, ça se transmet, ce genre d’informations. On trouve que c’est odieux.
Jean Provencher, historien

C’est dans ce contexte que des manifestations populaires contre la conscription se succèdent dans la ville de Québec au printemps 1918. Ottawa constate qu’agents de police et militaires canadiens-français se montrent, en général, solidaires de la foule, essentiellement de la même origine qu’eux. On fait donc venir des soldats anglophones du reste du Canada pour mater les protestataires.

Début des émeutes

La première émeute éclate à Québec le 28 mars 1918, quand Joseph Mercier, 23 ans, est interpellé par trois repéreurs. Il se trouvait avec un ami à la salle de quilles du Cercle Frontenac, située au coin des rues Saint-Vallier et Charest.

Joseph Mercier jure qu’il a des papiers d’exemption. Les repéreurs ne le croient pas. « Ils vont le traîner de force jusqu’au poste de police. Les gens sortant de la messe du Jeudi saint assistent à la scène. Ils veulent que le jeune soit libéré. Ils vont casser les vitres du poste de police. La foule prend en main l’événement. »

Des journaux estiment qu’ils sont de 2000 à 3000 émeutiers, la police de Québec parle de 5000. Joseph Mercier est finalement libéré. Il a effectivement droit à l’exemption. Trop peu trop tard, la foule veut la tête des repéreurs. Un repéreur qui tente de s’enfuir dans un tramway est reconnu. Le tram est renversé par les manifestants. L’homme est grièvement blessé. L’intervention d’un curé empêche la foule de le lyncher.

« Je pense que ça aurait été un bon coup du maire Lavigueur de demander le congédiement immédiat des spotters, les détestables », analyse Jean Provencher aujourd’hui.

Vendredi saint, le 29 mars


Malgré une journée tranquille, les émeutiers n’en ont pas fini. Les troubles reprennent le Vendredi saint en soirée. Les manifestants se rendent cette fois en Haute-Ville et visent les symboles de la conscription. Certaines sources avancent le chiffre de 15 000 insurgés.

Les bureaux de deux journaux en faveur de l’enrôlement obligatoire sont notamment saccagés : L’Événement et le Chronicle. On s’en prend ensuite à l’Auditorium, le futur Capitole de Québec, où un incendie est allumé.
On a réussi à monter à l’étage pour brûler les registres du registraire de l’armée, celui qui tenait le nom des conscrits sur fichiers.
Jean Provencher, historien

« Tant qu’à mourir au front, aussi bien mourir à Québec », pensent les hommes, accompagnés de femmes et enfants. Bouleversé, le maire de Québec ne lit pas l’acte d’émeute qui permettrait aux soldats dirigés par le général Joseph-Philippe Landry de faire feu.

Samedi et Dimanche de Pâques

Le lendemain, le Manège militaire est visé. La foule est toutefois accueillie par la cavalerie et des fantassins. L’affrontement fait quelques blessés. Des résidences et commerces sont vandalisés.

Le dimanche, 1200 soldats de l’armée canadienne débarquent à la gare du Palais en soirée à la demande du Premier ministre du Canada, Robert Borden. L’armée prend en charge les opérations, alors que les troubles se poursuivent.

« On a tassé le général [Philippe-Joseph] Landry, responsable des militaires de la région de Québec, et on a dépêché François-Louis Lessard, d’Halifax, par train. Et ils ont amené 1200 soldats du Manitoba et de l’Ontario. Par train. Et le lundi, ils ont dit : “C’est terminé” », commente Jean Provencher.

François-Louis Lessard, le Canadien français le plus haut gradé de l’armée, répond à l’avocat anticonscriptionniste Armand La Vergne, qui défend les manifestants : « J’ai la force et je m’en sers ! » Ces mots, mis en évidence par Provencher, l’excellent narrateur.

Le Devoir commet la même erreur que La Presse. Il n’y aura finalement que quatre morts.

Lundi de Pâques, le 1er avril

Des affiches sont placardées à Québec : « Défense d’être plus que trois, de protester et défiler ». Le général François-Louis Lessard est un partisan de la ligne dure.

Un nouveau rassemblement est observé lundi soir à la place Jacques-Cartier. Un acte d’émeute est lu en anglais seulement. Le tramway ne circule plus.

Des soldats à cheval refoulent aussitôt les émeutiers vers le quartier Saint-Sauveur. Un brouillard se met également de la partie.

« On a entendu des coups de feu qui ne venaient pas des militaires. Mais on ne sait pas trop d’où ça venait. Les militaires commençaient à être sur les nerfs. Ils ont installé une mitrailleuse en plein milieu du carrefour. Plusieurs se sont sauvés dans les trois directions possibles », affirme Jean Provencher.

Puis, les soldats ont fait feu. Deux salves de mitrailleuse ont été tirées.

Parlez français !

Sur la foule, où l’on entendait crier « Parlez français ! », les soldats ont tiré, profitant après coup des mesures de guerre adoptées rétroactivement qui leur assureront l’impunité.

Le nombre de blessés est incertain. Des médias parlent d’au moins 70. Le nombre d’arrestations est aussi sujet à débat. Des journaux énumèrent l’identité de prisonniers et leur adresse civique.

Pour le coroner responsable de l’enquête, il est prouvé que les quatre victimes étaient des curieux qui ne participaient pas à l’émeute. Honoré Bergeron, un menuisier de 49 ans qui a perdu la vie, rentrait chez lui à 22 h 40. Le jeune Georges Demeule se trouvait aussi à la mauvaise place au mauvais moment.

Le petit gars, il était curieux aussi. Il avait 14 ans. Il avait envie de savoir. Pour une fois que ça brasse à Québec.
Jean Provencher, historien

Pas d’indemnisation

Au terme de son enquête, le coroner a demandé en vain une indemnisation pour les familles des victimes. Au lendemain de la fusillade, le climat est étrange à Québec. La loi martiale est décrétée.

« Si on te reconnaît en ville, on peut te faire comparaître. Il y a de la crainte dans l’air », ajoute l’historien.

Puis, la guerre prend fin en Europe. L’événement tombe progressivement dans l’oubli. « Pendant très longtemps, on n’a jamais parlé des émeutes de Québec. Jamais. Ni dans les manuels scolaires ni lorsque le 1er avril arrive. Même moi, j’ai suivi des cours d’histoire et on n’en parlait pas. Je suis resté tellement surpris quand je suis tombé sur l’enquête de 487 pages du coroner », conclut Jean Provencher.



Québec sous la Loi des mesures de guerre 1918
par Jean Provencher
paru chez Lux
à Montréal,
en 2014,
166 pages

Le Miserere d'Allegri (1638)

Le Miserere d'Allegri est écrit sur le texte du psaume 50 attribué au roi David. L'incipit (ici réduit au premier mot, Miserere) signifie « Prends pitié ». L'œuvre était chantée à la chapelle Sixtine lors des matines du mercredi et vendredi de la Semaine sainte, et uniquement en ce lieu et à cette occasion.


Image : Sainte Chapelle à Paris


Miserere mei, Deus : secundum magnam misericordiam tuam.
Et secundum multitudinem miserationum tuarum, dēlē iniquitatem meam.
Amplius lavā me ab iniquitate mea : et peccato meo mundā me.
Quoniam iniquitatem meam ego cognōscō : et peccatum meum contra me est semper.
Tibi soli peccāvī, et malum coram te fēcī : ut justificeris in sermonibus tuis, et vincās cum judicaris.
Ecce enim in iniquitatibus conceptus sum : et in peccatis concepit me mater mea.
Ecce enim veritatem dilexisti: incerta et occulta sapientiæ tuæ manifestasti mihi.
Asperges me, Domine, hyssopo, et mundābor : lavābis me, et super nivem dēalbābor.
Auditui meo dabis gaudium et lætitiam : et exsultabunt ossa humiliata.
Averte faciem tuam a peccatis meis : et omnes iniquitates meas dele.
Cor mundum crea in me, Deus : et spiritum rectum innova in visceribus meis.
Ne projicias me a facie tua : et spiritum sanctum tuum ne auferas a me.
Redde mihi lætitiam salutaris tui : et spiritu principali confirma me.
Docebo iniquos vias tuas : et impii ad te convertentur.
Libera me de sanguinibus, Deus, Deus salutis meæ : et exsultabit lingua mea justitiam tuam.
Domine, labia mea aperies : et os meum annuntiabit laudem tuam.
Quoniam si voluisses sacrificium, dedissem utique : holocaustis non delectaberis.
Sacrificium Deo spiritus contribulatus : cor contritum, et humiliatum, Deus, non despicies.
Benigne fac, Domine, in bona voluntate tua Sion : ut ædificentur muri Jerusalem.
Tunc acceptabis sacrificium justitiæ, oblationes, et holocausta : tunc imponent super altare tuum vitulos.

Aie pitié, mon Dieu, dans Ton amour, selon ta grande miséricorde, efface mon péché.
Lave-moi tout entier de ma faute, purifie-moi de mon offense.
Oui, je connais mon péché, ma faute est toujours devant moi.
Contre Toi, et Toi seul, j’ai péché, ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait.
Ainsi, Tu peux parler et montrer Ta justice, être juge et montrer Ta victoire.
Moi, je suis né dans la faute, j’étais pécheur dès le sein de ma mère.
Mais Tu veux au fond de moi la vérité ; dans le secret, Tu m’apprends la sagesse.
Purifie-moi avec l’hysope, et je serai pur ; lave-moi et je serai blanc, plus que la neige.
Fais que j’entende les chants et la fête : ils danseront, les os que Tu broyais.
Détourne Ta face de mes fautes, enlève tous mes péchés.
Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu, renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit.
Ne me chasse pas loin de Ta face, ne me reprends pas Ton Esprit Saint.
Rends-moi la joie d’être sauvé ; que l’esprit généreux me soutienne.
Aux pécheurs, j’enseignerai tes chemins ; vers toi, reviendront les égarés.
Libère-moi du sang versé, Dieu, mon Dieu sauveur, et ma langue acclamera Ta justice.
Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera Ta louange.
Si j’offre un sacrifice, Tu n’en veux pas, Tu n’acceptes pas d’holocauste.
Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé ; Tu ne repousses pas, ô mon Dieu, un cœur brisé et broyé.
Accorde à Sion le bonheur, relève les murs de Jérusalem.
Alors Tu accepteras de justes sacrifices, oblations et holocaustes ; alors on offrira des taureaux sur Ton autel.




On raconte


Dès les premières années, le Vatican avait interdit de le reproduire ou de le diffuser afin d'en préserver le caractère unique. À l'époque, l'idée même de droit d'auteur n'était pas encore née, et on raconte que le transcrire ou le chanter ailleurs qu'en ces lieux aurait été puni d'excommunication, spécialement pour les choristes qui étaient les seules personnes à même de diffuser l'œuvre dans son intégralité. Celle-ci était alors propriété du commanditaire et de la chapelle musicale du Vatican, puisque aucun artiste n'exerçait de manière indépendante. L'individualisme musical apparaîtra à la toute fin du XVIIIe siècle, avec Joseph Haydn et Mozart, mais ne se développera qu'au XIXe siècle.

Il y eut malgré tout de nombreuses transcriptions supposées de ce Miserere parmi les cours royales d'Europe, mais jamais de la qualité de la partition qui était chantée à Rome. Selon de nombreuses lettres, en 1770, Mozart, âgé de quatorze ans, réussit à retranscrire l'œuvre après seulement une ou deux écoutes. Alors qu'il visitait Rome, avec son père Léopold, il eut la chance de pouvoir écouter le Miserere le mercredi de la Semaine sainte, le 11 avril. Le soir même, il retranscrivait le morceau de mémoire. Il l'écouta encore une fois le vendredi qui suivit pour pouvoir faire quelques modifications. Le Miserere obtenu fut publié en 1771 à Londres et l'interdiction papale levée. Mais cette version n'incluait pas l'ornementation baroque qui faisait une partie du succès et de la beauté du chant.

Radiographie des Français


 
Comparaison entre 2021 et 2017
 

 

 
Source : sondage IFOP-Judicial pour le Journal du Dimanche

lundi 29 mars 2021

Le Collège des médecins a-t-il failli à sa mission ?

Lettre ouverte du docteur Beliveau, médecin à la retraite, qui semble avoir la liberté de parler publiquement au nom de plusieurs médecins actuellement bâillonnés! Le Collège des médecins «impose l’omerta parmi ses membres, favorisant une dictature médico-politique (doctature) et un discours aligné, monolithique et unidimensionnel, alors que l’erreur est monnaie courante en médecine». Lettre parue dans La Presse.

Dans un article récemment publié dans L’Actualité médicale, le président du Collège des médecins, le Dr Mauril Gaudreault, nous fait part ouvertement de ses inquiétudes : « Un ordre professionnel doit protéger le public, mais je me demandais si le public se sentait protégé. » Puis, un peu plus loin dans le texte, autour du thème très actuel de la COVID-19, il ajoute « qu’il n’a pas pris position sur certains enjeux sur la place publique, question de laisser toute la marge de manœuvre nécessaire pour que la santé publique puisse faire son travail », expliquant que « ce n’est pas le temps présentement de formuler des critiques ».

C’est en soi une prise de position. Très claire. Et très dangereuse.

Elle laisse ainsi le champ complètement libre à la Santé publique, qui ne pourrait être sujette à aucune critique des mesures suggérées ou imposées.

Comme si la Santé publique et son directeur étaient détenteurs de la vérité. Pourtant, après plus d’un an d’un régime de plus en plus liberticide, une stratégie dominante en Occident, la communauté médicale se doit de réagir. De briser le silence. D’oser prendre la parole !

Que le président du Collège préfère rester « silencieux », je veux bien.

Toutefois, le Collège, qui devrait protéger la population et favoriser, sinon imposer, un débat ouvert et libre parmi tous les membres de la société (médecins non experts inclus), est silencieux comme une tombe.

Pire, il impose l’omerta parmi ses membres, favorisant une dictature médico-politique et un discours aligné, monolithique et unidimensionnel, oubliant que l’erreur est monnaie courante en médecine. Or, la science, comme l’expliquait le philosophe Karl Popper, n’est science que si elle se fait le devoir de mettre en doute, de contester et de toujours tenter de réfuter toute « vérité » présumée.

C’est donc la responsabilité de la médecine, qu’elle soit Santé publique ou civile, d’informer, de proposer, d’éduquer et de se méfier des tendances prétentieuses à imposer, infantiliser, culpabiliser et dicter. Or, le Québec, comme une bonne partie de l’Occident, s’est plié à une dictature sanitaire, une « doctature », où l’arbitraire est roi. La science est ainsi instrumentalisée et présentée comme un outil infaillible qui fournit une base incontestable pour justifier des décisions qui affectent toutes les couches de la société, tant celles menacées que celles très peu à risque.

MAL FAIRE OU TROP EN FAIRE

Nortin Hadler a classé les erreurs médicales en deux catégories : les premières sont de « ne pas faire ou de mal faire ce qui est médicalement requis » ; les deuxièmes, les plus fréquentes aujourd’hui, sont de trop en faire, de surmédicaliser, de surtraiter, donc, de parfaitement faire ce qui n’est pas nécessaire ou ce qui s’avère nuisible. Depuis le début de cette crise, nos autorités ont commis les deux types d’erreurs.

Le premier confinement se justifiait alors qu’on était en pleine crise, en pleine confusion. Il eût été suicidaire politiquement pour le gouvernement d’être passif alors qu’un vent de panique nourri par les médias gagnait la population. Rapidement, il a été possible d’identifier les populations présentant un risque élevé et on aurait pu mieux cibler, mieux orienter diverses mesures. Rejetant cette approche, les autorités s’acharnent plutôt à faire plus (trop) de ce qui ne fonctionne pas, causant d’énormes dommages collatéraux. Pour éviter de paraître négligent, on provoque ainsi des dommages irréparables, en particulier envers les plus démunis, les jeunes, les femmes, les enseignants, les entrepreneurs et tant d’autres. Pour quiconque ouvre les yeux, ces dommages collatéraux sont insoutenables.

Aveuglée par la pandémie, la Santé publique ignore une règle fondamentale en médecine : Primum non nocere, d’abord ne pas nuire.

Actuellement, les seuls médecins qui peuvent impunément s’exprimer, émettre leurs opinions sans s’exposer aux foudres du Collège sont les retraités comme moi. Cet état de fait est inacceptable dans une démocratie. Les médecins sont aussi des citoyens et doivent pouvoir s’exprimer et débattre. Librement. Sans inquiétude. En bâillonnant ses membres, le Collège continue de manquer à son devoir de « protéger la population ». Il convient de le dire haut et fort. Et de souhaiter un changement drastique d’attitude.

Je termine par deux citations, une du médecin Norbert Bensaid (auteur de La lumière médicale, les illusions de la prévention) : « On favorise les médecins savants au détriment de ceux qui savent soigner. Il est, hélas ! faux que les deux aillent ensemble. Très souvent, on est prisonnier de ce qu’on sait ou croit savoir, et on ne sait plus s’en servir. [L]a relation médecin-malade reste le lieu privilégié d’une éducation sanitaire qui ne retomberait ni dans le lavage de cerveau publicitaire, ni dans la catéchisation, ni dans la mobilisation, sous le couvert de la raison, des passions les plus dangereuses. »

L’autre citation est issue d’un éminent juriste, ex-juge de la Cour suprême en Grande-Bretagne, récemment retraité, Lord Jonathan Sumption : « Les gouvernements traitant de questions scientifiques ne devraient pas se laisser influencer par un seul groupe de scientifiques. Ils devraient toujours tester ce qu’on leur dit, de la même manière que, par exemple, les juges testent l’opinion d’un expert en produisant un contre-expert et en déterminant quel ensemble de points de vue s’avère le meilleur. »

Garder les yeux ouverts et l’esprit critique, c’est un devoir qui est au cœur de notre travail d’aidant. Un devoir citoyen aussi. Et pouvoir discuter librement, un droit que devrait âprement protéger et défendre sans compromis notre Collège, si son mandat est bien celui de protéger la population.


Condorcet (mort le 29 mars 1794) : L’éducation publique doit-elle se borner à l’instruction ?

Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet est né à Ribemont dans l’Aisne en 1743. Formé dans des collèges jésuites, puis élève de d’Alembert, il s’oriente d’abord vers les mathématiques et ses publications (notamment sur le calcul intégral) lui valent d’entrer en 1769 à l’Académie royale des sciences. En 1774 l’économiste Turgot l’appelle pour le rejoindre au ministère des Finances. L’intérêt de Condorcet se tourne alors vers la philosophie et la politique. Il se distingue alors pour son activité au profit des droits de l’homme, des droits femmes, des juifs et des personnes de couleur, et en soutien de la très jeune république des États-Unis d’Amérique (1776). Il est élu en 1782 à l’académie française. Dès la convocation des États Généraux il s’engage dans une activité politique intense et est élu à l’assemblée législative. En 1793, hostile au fait que le roi soit jugé par la Convention, Condorcet vote pour « la peine la plus élevée en deçà de la mort ». Il prépare avec Thomas un projet de constitution dite « girondine » que l’Assemblée rejette pour lui préférer, quelques mois plus tard, un projet initié par le Comité de salut public. Indigné, Condorcet publie un Avis aux français sur la nouvelle Constitution qui lui vaudra d’être décrété d’arrestation pour trahison le 8 juillet 1793. Il échappe à ses poursuivants jusqu’au 27 mars 1794. Arrêté à Clamart il est emprisonné à Bourg-Égalité (Bourg-la-Reine), il est retrouvé mort dans sa cellule le 29 mars 1794.
« L’éducation publique doit-elle se borner à l’instruction ? On trouve chez les anciens quelques exemples d’une éducation commune où tous les jeunes citoyens, considérés comme les enfants de la république, étaient élevés pour elle, et non pour leur famille ou pour eux-mêmes. Plusieurs philosophes ont tracé le tableau d’institutions semblables. Ils croyaient y trouver un moyen de conserver la liberté et les vertus républicaines, mais un motif oblige de borner l’éducation publique à la seule instruction, c’est qu’on ne peut l’étendre plus loin sans porter atteinte aux droits des parents et parce qu’une éducation publique deviendrait contraire à l’indépendance des opinions. [Note du carnet : ce paragraphe est un résumé de l'introduction de Condorcet. Voir le texte original :​http://www.numilog.com/​fiche_livre.asp?​id_livre=182] L’éducation, si on la prend dans toute son étendue, ne se borne pas seulement à l’instruction positive, à l’enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. Or, la liberté de ces opinions ne serait plus qu’illusoire, si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire. Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que son éducation lui a données n’est plus un homme libre, il est l’esclave de ses maîtres, et ses fers sont d’autant plus difficiles à rompre, que lui-même ne les sent pas, et qu’il croit obéir à sa raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d’un autre. On dira peut-être qu’il ne sera pas plus réellement libre s’il reçoit ses opinions de sa famille. Mais alors ces opinions ne sont pas les mêmes pour tous les citoyens ; chacun s’aperçoit bientôt que sa croyance n’est pas la croyance universelle, il est averti de s’en défier, elle n’a plus à ses yeux le caractère d’une vérité convenue, et son erreur, s’il y persiste, n’est plus qu’une erreur volontaire.

Les préjugés qu’on prend dans l’éducation domestique sont une suite de l’ordre naturel des sociétés, et une sage instruction, en répandant les lumières, en est le remède ; au lieu que les préjugés donnés par la puissance publique sont une véritable tyrannie, un attentat contre une des parties les plus précieuses de la liberté naturelle.

Les anciens n’avaient aucune notion de ce genre de liberté, ils semblaient même n’avoir pour but, dans leurs institutions, que de l’anéantir. Ils auraient voulu ne laisser aux hommes que les idées, que les sentiments qui entraient dans le système du législateur.

Enfin, une éducation complète s’étendrait aux opinions religieuses ; la puissance publique serait donc obligée d’établir autant d’éducations différentes qu’il y aurait de religions anciennes ou nouvelles professées sur son territoire ; ou bien elle obligerait les citoyens de diverses croyances, soit d’adopter la même pour leurs enfants, soit de se borner à choisir entre le petit nombre qu’il serait convenu d’encourager. On sait que la plupart des hommes suivent en ce genre les opinions qu’ils ont reçues dés leur enfance, et qu’il leur vient rarement l’idée de les examiner. Si donc elles font partie de l’éducation publique, elles cessent d’être le choix libre des citoyens, et deviennent un joug imposé par un pouvoir illégitime.

En un mot, il est également impossible ou d’admettre ou de rejeter l’instruction religieuse dans une éducation publique qui exclurait l’éducation domestique, sans porter atteinte à la conscience des parents, lorsque ceux-ci regarderaient une religion exclusive comme nécessaire,ou même comme utile à la morale et au bonheur d’une autre vie. Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l’instruction, en abandonnant aux familles le reste de l’éducation.

Elle n ’a pas droit de faire enseigner des opinions comme des vérités.

La puissance publique ne peut, sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités, elle ne doit imposer aucune croyance. Si quelques opinions lui paraissent des erreurs dangereuses, ce n’est pas en faisant enseigner les opinions contraires qu’elle doit les combattre ou les prévenir, c’est en les écartant de l’instruction publique, non par des lois, mais par le choix des maîtres et des méthodes, c’est surtout en assurant aux bons esprits les moyens de se soustraire à ces erreurs, et d’en connaître tous les dangers. La puissance publique ne peut pas établir un corps de doctrine qui doive être enseigné exclusivement. Sans doute, il est impossible qu’il ne se mêle des opinions aux vérités qui doivent être l’objet de l’instruction. Si celles des sciences mathématiques ne sont jamais exposées à être confondues avec l’erreur, dans les sciences naturelles les faits sont constants. Mais les uns, après avoir présenté une uniformité entière, offrent bientôt des différences, des modifications qu’un examen plus suivi ou des observations multipliées font découvrir ; d’autres, regardés d’abord comme généraux, cessent de l’être, parce que le temps ou une recherche plus attentive ont montré des exceptions. Dans les sciences morales et politiques, les faits ne sont pas si constants, ou du moins ne le paraissent pas à ceux qui les observent. Plus d’intérêts, de préjugés, de passions mettent obstacle à la vérité, moins on doit se flatter de l’avoir rencontrée ; et il y aurait plus de présomption à vouloir imposer aux autres les opinions qu’on prendrait pour elle. comme ces sciences influent davantage sur le bonheur des hommes, il est bien plus important que la puissance publique ne dicte pas la doctrine commune du moment comme des vérités éternelles, de peur qu’elle ne fasse de l’instruction un moyen de consacrer les préjugés qui lui sont utiles, et un instrument de pouvoir de ce qui doit être la barrière la plus sûre contre tout pouvoir injuste. Le devoir, comme le droit de la puissance publique, se borne donc à fixer l’objet de l’instruction et à s’assurer qu’il sera bien rempli. La constitution de chaque nation ne doit faire partie de l’instruction que comme un fait. On a dit que l’enseignement de la constitution de chaque pays devait y faire partie de l’instruction nationale. Cela est vrai, sans doute, si on en parle comme d’un fait ; si on se contente de l’expliquer et de la développer ; si, en l’enseignant, on se borne à dire : Telle est la constitution établie dans l’État et à laquelle tous les citoyens doivent se soumettre. Mais si on entend qu’il faut l’enseigner comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle ; ou exciter en sa faveur un aveugle enthousiasme qui rende les citoyens incapables de la juger, si on leur dit : Voilà ce que vous devez adorer et croire, alors c’est une espèce de religion politique que l’on veut créer ; c’est une chaîne que l’on prépare aux esprits ; et on viole la liberté dans ses droits les plus sacrés, sous prétexte d’apprendre à la chérir. Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède ; mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacune devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison. Il est possible que la constitution d’un pays renferme des lois absolument contraires au bon sens ou à la justice, lois qui aient échappé aux législateurs dans des moments de trouble, qui leur aient été arrachées par l’influence d’un orateur ou d’un parti, par l’impulsion d’une effervescence populaire ; qui enfin leur aient été inspirées, les unes par la corruption, les autres par de fausses vues d’une utilité locale et passagère : il peut arriver, il arrivera même souvent qu’en donnant ces lois, leurs auteurs n’aient pas senti en quoi elles contrariaient les principes de la raison, ou qu’ils n’aient pas voulu abandonner ces principes, mais seulement en suspendre, pour un moment, l’application. Il serait donc absurde d’enseigner les lois établies autrement que comme la volonté actuelle de la puissance publique à laquelle on est obligé de se soumettre, sans quoi on s’exposerait même au ridicule de faire enseigner, comme vrais, des principes contradictoires. »


Décolonialisme et idéologies identitaires représentent un quart de la recherche en sciences humaines aujourd’hui

Les tenants du décolonialisme et des idéologies identitaires minimisent ou nient leur existence. La montée en puissance de ces idéologies dans la recherche est pourtant flagrante et on peut la mesurer, comme le démontrent les trois universitaires. Xavier-Laurent Salvador, Jean Szlamowicz et Andreas Bikfalvi sont universitaires et membres de l’Observatoire du Décolonialisme et des idéologies identitaires.

 

« Le marché de l’édition est saturé par les thématiques décoloniales qui sont porteuses pour les carrières jugées sur les publications sérieuses ».
  

Dans les débats sur le terme d’islamo-gauchisme, beaucoup ont prétendu qu’il n’existait pas, puisque ni les islamistes ni les gauchistes n’emploient ce terme. De même, dans de multiples tribunes et émissions, les tenants du décolonialisme et des idéologies identitaires minimisent ou nient leur existence en produisant des chiffres infimes et en soulignant qu’il n’existe pas de postes dont l’intitulé comprend le mot décolonialisme. À ce jeu-là, un essai intitulé « Les Blancs, Les Juifs et nous » [nom du livre de Houria Bouteldjane, porte-parole du Parti des Indigènes de la République, NDLR] ne serait évidemment pas décolonial, puisqu’il n’y a pas le mot « décolonial » dedans.

Parler de « décolonialisme », ce n’est donc pas s’intéresser au mot « décolonial », mais aux notions qui le structurent dont le vocabulaire est un reflet, mais pas seulement. La rhétorique, la syntaxe, la stylistique : tout participe à un ensemble qui détermine le caractère d’un écrit. Par exemple, « pertinent » est un adjectif qui nous sert à caractériser un essai. On dit par exemple d’un article qu’il est « pertinent ». Mais le mot « pertinent », c’est nous qui l’employons. Il n’est pas présent dans le texte évalué. C’est le propre du jugement de dégager une idée synthétique à partir des mots exprimés.

 
Voici la fiche de recrutement pour un poste d’enseignant-chercheur à l’université de Paris VIII.

Mais soit, faisons le pari des mots et jouons le jeu qui consiste à croire que les mots disent le contenu. Mais alors : de tous les mots. Et pas seulement de ceux que l’on nous impose dans un débat devenu byzantin où un chef d’entreprise-chercheur nous explique que tout ça est un microphénomène de la recherche qui n’a aucun intérêt, que le mot ne pèse que 0,001 % de la recherche en sciences humaines et où, par un psittacisme remarquable, on en vient presque à prouver que la sociologie elle-même ne publie rien.

Partons simplement d’un constat lexical : sous le décolonialisme tel que nous pensons qu’il s’exprime en France dans l’université au XXIe siècle, nous trouvons les idées qui « déconstruisent » les sciences — la race, le genre, l’intersectionnalité, l’islamophobie, le racisme. Que ces mots occupent les chercheurs avec des grilles de lecture nouvelles, tantôt pour les critiquer tantôt pour les étayer et que ces mots — dans le domaine bien précis des Lettres — occupent une place qu’ils n’occupaient pas autrefois — ce qui dénote une évolution de la discipline.

dimanche 28 mars 2021

Le néo-féminisme joue sur les deux tableaux : le genre est pure construction fluide, mais on compte les femmes et célèbre leurs particularités

La philosophe Bérénice Levet analyse dans le Figaro la portée de l’adoption par la mairie de Lyon d’un « budget genré », l’influence de la théorie du genre et la question de son lien avec le décolonialisme. Bérénice Levet est l’auteur du « Musée imaginaire d’Hannah Arendt » (Stock, 2011), de « La Théorie du genre ou le Monde rêvé des anges », préfacé par Michel Onfray (Livre de poche, 2016), du « Crépuscule des idoles progressistes » (Stock, 2017) et de « Libérons-nous du féminisme ! » (Éd. de l’Observatoire, 2018).

 N’y a-t-il pas un paradoxe à proclamer que la différence des sexes n’existe pas, puis à compter les femmes et les hommes dans les musées et les activités sportives et admettre par là que certaines activités plaisent plus à un sexe qu’à l’autre ?

— Le point de départ est certes sexué, toutefois, puisque le sexe, pour les écologistes acquis aux postulats de la théorie du genre, n’existe pas, que le donné naturel, biologique n’entrerait pour rien dans nos identités, bref, que le masculin et le féminin ne sont que des constructions historiques et sociales, leur objectif est bien leur déconstruction et donc l’indifférenciation et l’interchangeabilité : le monde rêvé des écologistes, celui dont ils entendent hâter l’avènement par la grâce de leur politique « genrée », est un monde où il y aurait autant de footballeurs que de « footballeuses », de rugbymen que de « rugbywomen » par exemple. Ils récusent l’idée que le corps, la forme du corps, sa charpente sinon préside, du moins entre en ligne de compte dans le choix par l’enfant de l’activité sportive et par conséquent, dispose naturellement la petite fille à choisir cet art de la grâce, des courbes et contre-courbes, des sinuosités qu’est la danse et le petit garçon, le football ou le rugby.

Cependant, et vous avez raison, il y a un paradoxe, et c’est tout le paradoxe du néo-féminisme, son inconsistance conceptuelle et aussi son opportunisme. Ce néo-féminisme vogue entre féminisme identitaire à l’américaine et donc exaltation du « nous, les femmes », véritable assignation et incarcération dans un sexe, et une théorie du genre qui à l’inverse postule une essentielle neutralité affirmant que, puisque l’on ne naît pas femme, ni homme d’ailleurs, il n’y a aucune raison qu’on le devienne, libre à chacun de jouer et de se jouer des identités et des codes. Opportunisme, ai-je dit, parce que l’essentiel étant d’être en lutte contre un modèle de société, au gré des circonstances, on exaltera l’identité féminine ou bien on la niera et accusera de sexisme quiconque à la faiblesse de voir une femme dans une femme.

— On s’inquiète beaucoup des cours de récréation qui donneraient trop de place aux petits garçons. N’est-il pas louable de vouloir donner plus d’espace aux petites filles ? Comment éduquer au respect entre les sexes sans tomber dans l’ingénierie sociale de la déconstruction ?

Permettez-moi d’abord de douter de cette représentation d’un centre occupé par les garçons et de filles reléguées en périphérie, ou plutôt de douter du sens qu’on lui attache, qui me semble marqué au coin de l’idéologie : les filles ont davantage le goût de la conversation, ce qui n’exige pas d’espace, les garçons éprouvent le besoin de se dépenser physiquement, ce qui à l’inverse en réclame… Cette répartition n’est donc en rien l’indice d’une domination masculine, d’un manque de respect. Ce n’est pas en termes de domination que les choses doivent être interprétées, mais d’énigmes. Dès le plus jeune âge, les deux sexes sont dans une relation de polarité qui tient précisément à la différence des sexes, une relation d’attraction et, non pas de répulsion, mais d’interrogation, de doutes, de trouble aussi, sur cet autre sexe qui est un autre moi-même, mais surtout autre que moi. La différence des sexes, Lévinas l’a très bien dit, constitue la première expérience de l’altérité — je recommande vivement la lecture du savoureux Journal d’Adam et d’Eve de Marc Twain.

Mais revenons à nos élus. Le problème des Verts, comme de leurs satellites socialistes soit dit en passant, je pense à Anne Hidalgo fort tentée par l’adoption d’un budget genré, n’est pas le respect, non plus l’égalité, mais bien la déconstruction. L’ingénierie sociale et même anthropologique définit leur politique. Ils glissent volontiers du volontarisme — qui est une vertu politique — au constructivisme, autrement dit, à la régénération de l’humanité, de sinistre mémoire révolutionnaire et totalitaire. Certes, au temps de la « barbarie douce », comme dirait Jean-Pierre Le Goff, on ne parle plus que de « changer les mentalités », mais l’esprit est le même qu’en 1792 ou au XXe siècle. Depuis mars, nous possédons à cet égard un extraordinaire théâtre d’observation. Les premières mesures prises par les maires EELV dès le lendemain de leurs élections étaient éloquentes, toutes tournées contre la langue, les mœurs et les usages traditionnels (sapins de Noël, Tour de France, cérémonie du Vœu des Échevins). Les villes et leurs habitants n’y sont considérés que comme de la matière à façonner selon leur Idée.

— On parle beaucoup de l’entrisme du « décolonialisme » à l’université, mais moins du succès des « gender studies ». Comment l’expliquez-vous ? Ce succès est-il, selon vous, aussi inquiétant ?

L’infiltration des universités et grandes écoles par les Études sur le Genre est aussi inquiétante que celle du décolonialisme et remonte à plus loin encore. La première chaire d’études sur le genre est instituée à Science Po en 2010 (programme Présage). La différence de traitement que vous relevez très justement, s’éclaire, me semble-t-il, de ce que les enjeux et les finalités du Genre sont édulcorés si bien que ces études passent pour inoffensives : il ne s’agirait jamais que d’un combat en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes et comme personne, en tout cas parmi nos politiques, n’osent contester cette thèse, les études sur le genre jouissent de toute la légitimité.

Or, le Genre et le décolonialisme travaillent exactement dans le même sens, s’érigent ensemble en tribunal devant lequel l’Occident et singulièrement la France sont appelés à comparaître, et ils enseignent, sous des angles différents, mais qui convergent, la même histoire à notre jeunesse : celle d’une civilisation occidentale et d’abord française, tout entière occupée à dominer, dominer les femmes et les minorités sexuelles pour les premiers, dominer les minorités ethniques et religieuses pour les seconds.

Et n’allons pas croire que ce serait là de l’histoire ancienne : non, patriarcat et colonialisme ne constitueraient pas des épisodes malheureux, mais révolus de notre histoire, mais ils diraient la vérité la plus profonde de l’Occident et de la France, leur essence la plus intime et surtout toujours agissante. D’où la nécessité de former des bataillons d’esprits éveillés, les fameux « woke ». D’où aussi la convergence des luttes entre féministes, LGBT et décoloniaux, ce qu’ils appellent l’intersectionnalité, car à l’intersection, autrement dit au carrefour de leur combat respectif un même ennemi à vaincre : le mâle blanc hétérosexuel. Ce sont donc deux munitions tournées contre la France. Mais, dans le cas de l’indigénisme et du décolonialisme, les liens avec l’islamisme séparatiste et meurtrier sont plus éclatants.


samedi 27 mars 2021

Québec — L’écart entre le taux de chômage des immigrants et ceux nés au Canada se creuse

L’écart entre le taux de chômage des immigrants et des personnes nées au Canada est plus grand qu’avant la crise, et il continue de se creuser pour un troisième mois consécutif

 Cet écart était de 3,4 % en février 2020, il est désormais de 4,5 % en février 2021.





Taux de chômage

25 à 54 ans
Statut d'immigrantfévrier 2020
avril 2020
juin 2020
août 2020
oct.bre 2020
déc.bre 2020janvier 2021février 2021

Pourcentage
Population totale4,5
8,5
10,9
7,8
6,5
5,66,36,3
Immigrants reçus7,1
10,0
13,7
12,1
9,3
8,29,69,9
Immigrants reçus 5 ans et moins auparavant11,5
14,5
22,1
22,4
14,8
12,314,415,7
Immigrants reçus plus de 5 à 10 ans auparavant7,0
9,6
13,5
11,6
10,5
8,58,57,5
Immigrants reçus plus de 10 ans auparavant5,4
8,4
10,9
9,0
7,3
6,88,59,1
Populations nées au Canada3,7
8,0
9,9
6,3
5,5
4,95,55,4

Notes :

Le taux de chômage est le nombre de personnes en chômage exprimé en pourcentage de la population active. Le taux de chômage pour un groupe donné (âge, sexe, état matrimonial, etc.) correspond au nombre de chômeurs dans ce groupe exprimé en pourcentage de la population active de ce groupe. Les estimations sont exprimées en pourcentage et arrondies au dixième près.

La somme des catégories « Immigrants reçus » et « Populations nées au Canada » n'est pas égale au « Total ». La catégorie « Total » comprend les citoyens canadiens qui sont nés hors du pays et les résidents non permanents.

Un immigrant reçu est une personne à qui les autorités de l'immigration ont accordé le droit de résider au Canada en permanence. Les citoyens canadiens de naissance et les résidents non permanents (étrangers vivant au Canada avec un permis de travail ou d'études, ou qui réclament le statut de réfugié, ainsi que les membres de leur famille vivant avec eux) ne sont pas considérés comme des immigrants reçus.