Les éloges enthousiastes du télétravail que l’on lit ici ou là semblent singulièrement peu appropriés à l’enseignement à distance dans les classes du secondaire, en collège ou en lycée. Et ce pour plusieurs raisons, certaines superficielles et de nature technique quand ce télé-enseignement est oral, d’autres plus fondamentales et de nature philosophique quand il est écrit. Qu’on ne se méprenne pas : mon propos ne vise nullement à minimiser le travail admirable des professeurs qui, ces temps-ci, développent des trésors d’imagination pour garder le contact avec leurs élèves, mais, au contraire, à souligner la nature profonde et véritable d’un métier qui ne saurait se réduire à un enseignement à distance.
Dans un monde parfait, un professeur pourrait sans doute faire cours oralement en ligne, voir ses élèves ou répondre à leurs questions en direct. Encore que ce que l’on voit en ce moment sur les chaînes de télévision, ces entretiens individuels (et non en groupe), hachés, ces images floues, ces réponses souvent inaudibles qui viennent un temps incertain et toujours trop long après la question, sont plus dignes de la télévision du Professeur Tournesol que de la technique du XXIe siècle. Mais comment percevoir la fatigue d’une classe entière à travers Skype ou Teams ? Son degré d’adhésion à la progression du professeur ? Ses distractions inévitables ? Comment tenir compte des réactions infimes de sa classe, de ces signes souterrains d’ennui ou d’approbation, parfois même de passion ou du moins de curiosité, des réactions que ne perçoit qu’un professeur en chair et en os, seul capable de recevoir ces messages subliminaux toujours, discrets la plupart du temps, bruyants exceptionnellement ?
Platon à son Académie, en plein dialogue |
La mode en matière d’enseignement à distance vante la pédagogie dite inversée : cette méthode consiste à mettre les connaissances à disposition des élèves par écrit avant, en cours, à l’oral, de les exploiter avec eux. Rien de plus beau, rien de plus noble, rien de plus séduisant… si la chose était réalisable. Au fond, il suffirait d’un accès aux encyclopédies en ligne et le tour serait joué ! Mais, dans une masse énorme de connaissances, « pourquoi choisir ceci plutôt que cela ? », se demandait déjà André Gide, dans son Journal à la date du 10 octobre 1942. Il y faut un guide, un professeur en chair et en os — même s’il demeure en chaire — car sans lui, poursuivait le romancier, « le plus apparent sans cesse offusque le plus important ».
La méthode de la pédagogie dite inversée, loin de là, ne comporte pas que des inconvénients. Mais elle repose sur une illusion. Aucun professeur digne de ce nom ne récite jamais à l’oral un cours préalablement écrit. Au contraire, il interrompt son discours à des moments choisis ou contraints par les réactions de son public, et il l’enrichit en permanence par deux sortes d’interventions personnelles : des réflexions méthodologiques et des doutes. Le professeur est par définition, à sa place, un savant et donc, en même temps, un épistémologue : il réfléchit, par nécessité, sur sa pratique et a un jugement sur la manière dont il a acquis son propre savoir. Il est ensuite un homme, qui a ses doutes et ses interrogations sur ce qu’il pense savoir et a lui-même appris. De ces deux types de réflexions, il nourrit son cours pour le plus grand profit de ses auditeurs. Aucun cours écrit et diffusé à distance, qui obéit forcément à d’autres règles parce qu’il n’a pas de public réel mais seulement un lecteur idéal, ne laisse ainsi place à ce métalangage, à ce retour réflexif sur sa pratique, son discours et sa réception, toutes choses qui sont, au fond, l’essence même de la pédagogie.
L’écrit relève de la littérature et ne saurait jamais être autre chose qu’un médium trompeur et insuffisant, faible quand il n’a pas d’interlocuteur et encyclopédique, donc inassimilable, quand il se veut trop fort, excessif, exhaustif. Un cours écrit est en outre un grand muet : « Il n’offre aucune réponse aux questions de ceux qui brûlent du désir d’apprendre », disait déjà Nietzsche dans son cours sur Platon, professé à l’université de Bâle en 1871.
Car cette idée-là, bien sûr, constitue l’un des points essentiels de la pensée de Platon. Dans le Phèdre, le philosophe grec met en scène un dialogue entre le roi égyptien Thamos et le dieu Theuth. Le second, dans le mythe, est présenté comme l’inventeur de l’écriture, un procédé inouï qui apporte la solution aux insuffisances de la mémoire et constitue l’outil idéal au service de la transmission du savoir. Quelles sont les raisons pour lesquelles Thamos — et Platon — condamnent l’écriture ? Parce qu’il n’y a, aux yeux du philosophe, d’enseignement qu’oral, par le dialogue, l’échange contradictoire, l’enquête : l’enseignement s’apparente à une maïeutique, à un jeu de questions-réponses. Là réside la nature profonde de l’enseignement : un cours qui s’apparente à un dialogue dirigé par un maître tour à tour faussement naïf, habilement ironique, jamais péremptoire. Le contraire d’un cours écrit télé-enseigné.
La primauté de l’oral sur l’écrit que défendait Platon ne devrait pas nous laisser indifférents en ces temps de séparation entre maîtres et élèves, et l’on ne saurait trouver plus bel encouragement à maintenir, dans un enseignement moderne, le dialogue. « L’entretien oral, disait Nietzsche, est une occupation sérieuse ; l’écriture est seulement un jeu. »
Texte de Stéphane Ratti, agrégé de lettres classiques, le professeur des Universités est l’auteur de nombreux ouvrages remarqués, comme « Le Premier saint Augustin » (Les Belles Lettres, 2016) et « Les Aveux de la chair sans masque » (Éditions universitaires de Dijon, 2018), analyse de l’interprétation discutable, par Michel Foucault, de textes des Pères de l’Église sur la sexualité. Paru dans le Figaro du 13 avril.