samedi 6 février 2021

Rémi Brague : « L’opposition entre loi de Dieu et loi de la République a-t-elle un sens ? »

Le philosophe et théologien analyse la déclaration du ministre de l’Intérieur selon qui « la loi de la République est supérieure à la loi de Dieu ». Rémi Brague est membre de l’Institut, normalien, agrégé de philosophie et professeur émérite de philosophie à l’université Panthéon-Sorbonne, Rémi Brague est notamment l’auteur d’Europe, la voie romaine (3e édition, Folio essais, 1999) et Le Règne de l’homme. Genèse et échec du projet moderne (Gallimard, 2015). Il s’entretient ci-dessous dans les colonnes du Figaro.

« Pour les chrétiens, Dieu parle par la conscience, inscrite dans la nature de l’homme, que Dieu a créé animal rationnel », explique Rémi Brague.

LE FIGARO. — Évoquant le projet de loi « confortant les principes républicains », le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a déclaré : « Nous ne pouvons pas discuter avec des gens qui refusent d’écrire sur un papier que la loi de la République est supérieure à la loi de Dieu. » Dire que la loi de la République est supérieure à la loi de Dieu a-t-il un sens ? Cette distinction elle-même est-elle pertinente ?

Rémi BRAGUE. — De toute façon, ce qui compte n’est pas ce que l’on écrit, et que l’on pourra toujours traiter de « chiffon de papier » une fois en situation de force. Ni les belles paroles, où l’on pourra toujours soupçonner un double langage. Ce qui est important, c’est ce que l’on pense dans son for intérieur.

Si l’on suppose que deux lois sont face à face, l’une de la République, l’autre de Dieu, il est bien clair que la première ne fera pas le poids. Aucune loi humaine ne tient devant une loi divine. Votée par un Parlement régulièrement élu dans une démocratie civilisée ou imposée par le plus cruel des tyrans, peu importe.

Reste la question essentielle : quel genre de divinité entre en jeu et comment légifère-t-elle ? Pour les chrétiens, Dieu parle par la conscience, inscrite dans la nature de l’homme, que Dieu a créé animal rationnel. Rousseau appelait la conscience « instinct divin, immortelle et céleste voix ». Il faut prendre ces mots tout à fait au sérieux. Il me faut ici mettre en garde contre une façon galvaudée d’en appeler à sa « conscience ». Souvent, on la confond avec le caprice irréfléchi. Dire que seule sa conscience doit décider, c’est souvent une façon de dire : « Mêlez-vous de vos affaires ! Je fais ce que je veux ! » Quelle naïveté, d’ailleurs. La plupart du temps, est-ce bien moi qui veux ce que je crois vouloir ?

La conscience doit s’éduquer, un peu comme le goût. Le gourmet a appris à distinguer un grand cru d’un médiocre vin de table. L’alcoolique, lui, ne fera pas la différence, du moment que cela soûle. De même, la délicatesse de la conscience s’acquiert. Par l’exemple des parents, quand ils sont à la hauteur. Par la fréquentation des honnêtes gens. Par la grande littérature. Mais, en dernière analyse, c’est toujours moi qui déciderai de me former et d’acquérir une conscience exigeante ou, au contraire, de m’abandonner aux influences de mille facteurs : les souvenirs de pouponnière, la coutume, la pub, la mode, le politiquement correct, etc.

— Quand Antigone décide de braver les lois de Créon pour enterrer son frère, ne place-t-elle pas les droits de la conscience au-dessus de ceux des hommes ?

— Cela ne fait pas de mal de retourner aux sources de temps en temps, et, en l’occurrence, de relire Sophocle. Dans Antigone, l’héroïne vient d’enterrer son frère, considéré comme rebelle à la cité. Le chef, son oncle Créon, avait ordonné de punir le coupable en abandonnant son cadavre aux fauves et aux rapaces. Arrêtée, elle ne fait pas appel à sa conscience. La notion de « conscience » n’est pas clairement dégagée dans la pensée grecque. Le mot grec dont on s’est servi plus tard pour la désigner ne signifie pas la conscience morale, mais la conscience psychologique, celle dont il est question quand on dit « perdre conscience ».

Antigone oppose aux décrets de Créon non pas la conscience, mais des lois venant des dieux et « à chaque fois vivantes ». Ce qui montre leur divinité, c’est, ce qui est paradoxal pour nous, formés dans une religion de révélation, que « nul n’a jamais su d’où elles étaient apparues » (vers 456-457). Pour les Grecs, le divin est évident, aussi manifeste que l’Olympe, et sans origine. Ainsi, les rumeurs sont des déesses parce que personne ne les a mises en circulation. Ces lois divines, non écrites, priment sur toutes les décisions humaines.

— Dans l’Évangile, le Christ déclare qu’il faut rendre à César ce qui est à César. Faut-il en déduire l’obéissance des chrétiens aux lois en toutes circonstances ?

— Le passage des Évangiles où se trouve la formule (Matthieu 22, 21 et parallèles) est souvent mal compris. On s’imagine que César, le pouvoir politique, serait parfaitement indépendant de Dieu. Or, il en dépend comme tout le reste de la Création, ni plus ni moins. Il n’a pas de domaine réservé à l’intérieur duquel il pourrait n’en faire qu’à sa tête. Nul « sécularisme » là-dedans. Dieu est présent dans le domaine politique comme partout ailleurs.

Seulement, là aussi, il faut se demander de quelle façon Il s’invite chez César. Pour le christianisme, il est là d’abord dans la loi morale. Dans la Bible, Abraham craint que les Amalécites n’aient aucune « crainte de Dieu » (Genèse 20, 11) et ne le tuent pour lui prendre sa femme. La « crainte de Dieu » n’est autre ici que la common decency d’Orwell, ce qui « ne se fait pas ».

Il faut obéir aux lois tant qu’elles assurent la plus élémentaire justice, et donc l’ordre public et la paix civile. Saint Paul faisait prier pour l’empereur. C’était alors Néron, qui allait d’ailleurs le faire décapiter. Mais César est soumis à la loi morale. S’il la transgresse, on a le droit, et même le devoir, d’abord de le lui rappeler, ensuite de lui désobéir. Cela a coûté cher à pas mal de gens qui ont osé le faire, en Allemagne nazie et ailleurs.

— Dans le souci de combattre l’islamisme, n’en vient-on pas à sacraliser de façon presque mimétique la République ?

— Effectivement, on a l’impression que la « laïcité », qui était à l’origine une solution de compromis, due à la situation française pendant la IIIe République, puis qui est devenue un principe, voire une « valeur », risque de devenir l’objet d’une sorte de religion. Cela fait sourire. D’abord, parce que la laïcité devait justement empêcher la religion d’empiéter sur des domaines où elle n’est pas à sa place, où elle corrompt et se corrompt elle-même. Ensuite, parce que les efforts pour sacraliser artificiellement des principes anémiques, qu’on va opposer à un sacré qui est, lui, virulent, sont quelque peu ridicules. Enfin, parce que ce n’est pas le régime républicain qui est menacé aujourd’hui, mais bien la France, avec toute son histoire.


Les jeunes attirés par la droite, parce qu'ils rejettent le wokisme, le correctivisme politique et le pharisianisme

Bill Maher est un journaliste américain très marqué à gauche. Il anime depuis 2003 l’émission politique Real Time with Bill Maher diffusée chaque semaine sur la chaîne de télévision HBO. Il est connu pour ses prises de position polémiques, progressistes et violemment conformistes dans son athéisme militant. Nous présentons ci-dessous un extrait de son émission où il aborde la question de 44 écoles débaptisées à San Francisco. Un tiers de toutes les écoles publiques. (Voir Passé historique blanc : San Francisco débaptise 44 écoles.)

Lors de l’émission de vendredi de « Real Time » sur HBO, l’animateur Bill Maher a réagi (voir vidéo en anglais ci-dessous) : « [Rebaptiser ces écoles] n’améliore la vie de personne. Faire disparaître le nom d’une personne parce qu’elle n’a pas remplacé en 1984 le bon drapeau est de l’affichage de vertu, du pharisianisme. Je ne dis pas que ce n’est pas un problème important, je dis que lorsque vous ne parvenez pas à éteindre les incendies [en Californie] ni à construire des maisons, vous donnez l’impression de ne passer votre temps qu’à cela. Une grande partie du pays se dit que ce qui obsède la gauche, ce n’est pas le progrès réel, mais ce non-sens. »

Un invité, Matt Welch, rappelle que « 50 000 élèves [des écoles publiques] de San Francisco n’ont pas mis un pied dans une école depuis 329 jours. C’est épouvantable. Comme district scolaire, ils ont essentiellement une tâche : instruire les enfants. Ils ne font pas ce travail. [Les syndicats d’enseignants et l’administration refusent.] Et qui souffre de cette absence d’instruction ? Les enfants issus de milieux défavorisés et des minorités ethniques. Et plutôt que de consacrer tout leur temps et tout l’argent dans ce seul but […] ils s’adonnent à ce pharisianisme de mauvais aloi à l’aide de Wikipédia » pour trouver des péchés aux gens qui ont donné leur nom à des écoles, comme Paul Revere ou Abraham Lincoln.

Une autre invitée, Charlotte Atler, ajoute qu’une des seules choses qui fait que les jeunes sont attirés par la droite, c’est leur rejet de ce correctivisme politique, ce pharisianisme, de cet affichage vertueux. Ce n’est pas parce qu’ils ne croient pas dans le changement climatique, ce n’est pas à cause des impôts, ajoute-t-elle. Ces affirmations sont confortées par des sondages, voir Pourquoi la culture, et non l’économie, détermine la politique américaine et États-Unis — Le vote républicain caché : les diplômés opposés au politiquement correct.

Matt Welch mentionne ensuite le fait qu’un journaliste du New York Times vient d’être renvoyé parce qu’il avait employé le « mot en N. », non pas comme une insulte, mais dans un article consacré au langage raciste. Il s’agit d’un vétéran du NYT, il a fait son autocritique devant les membres de la cellule du parti, pardon de la rédaction. Lire plus de détails ici.

Matt Welch rappelle la théorie de la « zéro tolérance ». La droite considère ce genre de licenciement à la moindre erreur de la folie, associe le New York Times et la gauche à cette folie. Pour M. Welch, il s’agit d’un message séduisant.

Pour Bill Maher, il s’agit d’un trouble générationnel. « Qu’est-ce qui se passe avec les millénariaux [génération Y] ? On dirait que rien n’est assez bon pour eux. Lincoln n’est pas assez bon pour vous ? Mais [juron] pourquoi ? D’où cela vient-il ? » 

Charlotte Atler a quelques hypothèses. Par exemple, la tolérance zéro, le « une faute et tu sors ». On retrouve cela dans la manière dont les millénariaux ont été élevés, dans les années 80 et 90. C’est à cette époque qu’on a commencé à parler d’intimidation à l’école et qu’on y instaura la tolérance zéro. Si un écolier de 9 ans se battait à la récré, poussait quelqu’un de la balançoire ou traitait un autre écolier de tous les noms, il pouvait être renvoyé après cette unique faute. Cette idée qu’il faut imposer une punition draconienne à ce qui semble être une incartade aurait été imposée par les baby-boomeurs parce qu’ils craignaient que leur précieuse progéniture pût vivre quelque moment désagréable.

Jonathan Haidt et Gregg Lukianoff dans The Coddling of the American Mind attribuent cette paranoïa notamment au fait que les médias ont commencé à parler nettement plus souvent d’enlèvements d’enfants dans les années 80. En 1982, les cartons de lait ont commencé à arborer les portraits d’enfants disparus. En conséquence, pour Haidt et Lukianoff, de nombreux parents ont décidé de restreindre la liberté de leurs enfants, à tenir les rênes plus serrées et sont devenus plus anxieux par rapport à la sécurité de leur descendance. Pour ce carnet, on néglige aussi trop souvent, la contraction démographique qui a commencé à se faire ressentir dans les années 80 et 90 : les enfants devenaient rares et d’autant plus précieux, car rien ne prouve que les enfants aient commencé à disparaître en plus grand nombre dans les années 80.