Pour lutter contre les dérives observées dans certaines familles sous emprise de l’islamisme, le gouvernement Macron souhaite interdire l’enseignement hors de l’école. Ce qui inquiète les tenants de l’enseignement à domicile.
Le chemin de l’école est court chez les Stevenson. Des chambres des enfants aux deux pièces
dédiées à l’apprentissage, il n’y a que quelques mètres. Deux salles de classe à la maison où
chacun y trouve son pupitre, sa trousse et ses cahiers. L’une d’elles accueille les collégiens
tandis que l’autre est occupée par les plus jeunes. « Sinon, le chahut des uns peut gêner les
autres », explique Kildine, mère courageuse de cette tribu de huit enfants, dont elle assure la
scolarité à la maison depuis quatre ans. Huit enfants donc (2, 4, 6, 7, 9, 10, 12 et 16 ans) vivent
dans cette grande maison à la campagne, à environ une heure de Bordeaux. Elle et son mari
ont fait le choix de l’école à la maison pour les plus grands d’abord, qui avaient des difficultés
dans le système scolaire classique, mais aussi pour ceux qui, plus en avance, ne pouvaient pas
aller à leur rythme. Enfin, le trajet jusqu’à l’école (une heure quarante par jour en voiture) et
les devoirs du soir, interminables, ont ni de les convaincre. Quand on lui demande si ses enfants n’ont pas de problèmes de socialisation, elle rit : « Nos enfants sont les plus socialisés
du quartier, voire de la région », plaisante-t-elle. « Ils sont intégrés dans les clubs sportifs et
engagés dans le scoutisme… Ils ont des amitiés fortes. Nous considérons qu’il est important
de s’ouvrir à d’autres mondes. » Et d’ajouter : « Je les découvre aussi. Je les ai toute la journée
et je les éveille intellectuellement, ce qui me permet d’avoir une relation privilégiée avec eux. »
Le 2 octobre, l’annonce d’Emmanuel Macron sur l’arrêt de l’école à la maison dans le cadre du
projet de loi sur le séparatisme, l’a autant surprise qu’énervée. « On nous retire une liberté
fondamentale », tonne Kildine qui n’en comprend pas les raisons. Le mécontentement gronde
aussi dans les familles, réunies dans les groupes Facebook comme l’IEF (groupe international
francophone pour l’école à la maison), fort de ses 16 000 membres. Même stupéfaction au
sein de l’association Les Enfants d’abord, où la présidente Gwenaëlle Spenlé, est choquée par
« cette atteinte aux libertés fondamentales » qu’elle juge injustifiée, elle qui a élevé ses 5 enfants à la maison.
« L’instruction à domicile sera désormais strictement limitée, notamment aux impératifs de
santé. C’est une nécessité », a déclaré le chef de l’État, qui a expliqué qu’il visait les familles
qui choisissaient cette option pour des raisons religieuses. « Il y a suffisamment d’écoles sous
contrat et hors contrat pour apporter une réponse qui soit conforme à ces aspirations », a
tranché le président. Depuis, le projet de loi publié par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a confirmé ces positions, qui seront présentées au Conseil des ministres le 9 décembre
prochain. Si elle est votée, cette loi mettra fin à près de cent quarante ans de liberté d’instruire
en famille, instituée par la loi Jules Ferry de 1882. Un tsunami pour les 50 000 enfants
concernés, même s’ils représentent une goutte d’eau, face aux 8,3 millions d’enfants scolarisés de 3 à 16 ans. Pour Édouard Gerey, directeur général de l’enseignement scolaire, cette
décision est justifiée d’abord par la hausse inquiétante des effectifs ces dernières années. « Pendant longtemps, c’était un phénomène marginal, depuis dix ans l’augmentation est forte
et constante. Ils n’étaient que 13-14 000 en 2007, 37 000 en 2018-2019, puis 50 000 en
20 192 020 », constate-t-il, même si leur
nombre a mécaniquement augmenté suite à l’abaissement de la scolarité obligatoire à 3 ans
en 2019. Il relève, sans généraliser, des béances dans l’éducation de certains enfants. « Par le
biais des rapports d’inspection, nous constatons une socialisation insuffisante, les enfants
vivent en système fermé, écrivent peu, des pans entiers des disciplines ne sont pas enseignés,
notamment l’éducation au développement durable, aux médias, à la culture, à la connaissance des institutions. » Et de poursuivre : « Beaucoup ont des lacunes dans la transmission
des démarches scientifiques, la chronologie en histoire, des connaissances en physique-chimie, en SVT (sciences de la vie et de la Terre NDLR), en technologie. Il leur manque souvent
des bases pour poursuivre leur scolarité. Faire le choix de l’école à la maison limite leur horizon. » Il assure toutefois que « les familles itinérantes, les sportifs de haut niveau, les enfants
malades ou qui souffrent de phobie scolaire suite à un harcèlement, pourront poursuivre leur
instruction à domicile ».
Le lien invoqué avec l’islamisme radical par les autorités ne convainc guère ces parents très
engagés dans leur démarche
de liberté d’enseignement.
DES CONTRÔLES FRÉQUENTS
Une réponse qui ne satisfait pas Kildine. « Les familles qui font l’école à la maison sont les familles les plus contrôlées de France. Nos enfants qui étaient à l’école avant ne voyaient jamais
autant d’inspecteurs, proteste-t-elle. La mairie peut envoyer un assistant social chez nous
an de vérifier l’état psychologique de nos enfants. L’État a tous les moyens pour contrôler et
il le fait avec sérieux. » En effet, les parents doivent le déclarer au maire, qui mène une enquête la première année, puis tous les deux ans, et à l’IA-Dasen qui charge des inspecteurs de
mener une enquête une fois par an afin de vérifier le niveau scolaire et la sécurité de l’enfant.
Quant au lien avec l’islamisme radical invoqué par les autorités, il ne convainc guère ces
parents très engagés dans leur démarche de liberté d’enseignement. Le ministère de l’Éducation nationale l’a reconnu en octobre 2020 dans un vade-mecum sur l’instruction en famille :
« Les cas d’enfants exposés à un risque de radicalisation et repérés à l’occasion du contrôle de
l’instruction au domicile familial sont exceptionnels », peut-on y lire.
Philippe Bongrand,
maître de conférences à CY Cergy Paris Université et auteur d’un dossier de la Revue française
de pédagogie consacré à l’instruction en famille, confirme : « Une part significative de ces
parents aspire, en fait, à les scolariser. Ils font ce choix en raison du “niveau” de l’école de
secteur, les “mauvaises fréquentations”, ou l’incapacité de l’établissement à répondre aux
besoins éducatifs spécifiques de leur enfant. Ces familles déscolarisent ponctuellement, en
attendant de trouver une meilleure solution. » Et de poursuivre : « Dans un département urbain où nous avons étudié la situation de l’intégralité des enfants instruits hors école, le sociologue Dominique Glasman et moi avons constaté que 50 % étaient déscolarisés une année
ou moins. On peut se demander si l’accroissement des chiffres n’aurait pas à voir avec ce type
de recours, ponctuel et loin d’être “idéologique”, à l’instruction en famille. » Le confinement
du printemps pourrait aussi avoir encouragé certaines familles à sauter le pas. C’est le cas de
Laurence, thérapeute, qui vit en Ariège avec son mari architecte. Depuis le mois de septembre,
elle a décidé avec son mari Laurent de scolariser son fils à domicile. Victor, âgé de 12 ans, avait
été inscrit à La Prairie, une école alternative à Toulouse. Mais après leur déménagement, un
essai dans le collège « normal » du secteur, les a fait réfléchir. « Avant, j’étais content d’aller
à l’école. Dans le
collège d’à côté, j’avais la boule au ventre dès que je me réveillais à l’idée d’aller là-bas », explique Victor. Son mal-être et le port du masque obligatoire ont fait basculer la famille dans
l’instruction à domicile. Avec le Cned, et beaucoup de patience, Laurence, qui ne se définit pas
comme une pasionaria de l’instruction en famille, « coache » au mieux son fils, en attendant
de trouver une solution.
Le confinement du printemps pourrait bien avoir encouragé
certaines familles à sauter le pas
UN VÉRITABLE CHOIX DE VIE
C’est le cas aussi de la famille Charton, qui a effectué un voyage en Europe avec leurs deux enfants en auto-caravane. De retour en France, Céline et Franck, les parents, aimeraient poursuivre l’expérience, et « continuer à découvrir le monde en dehors du cadre de l’école », explique Anouk, la fille aînée. Originaire de Metz, pour Servane aussi, c’est un choix de vie pour
ses 4 enfants, aujourd’hui âgés de 3 à 23 ans. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas l’aînée de réussir ses études supérieures, la jeune fille est en master anglais-japonais à l’université. « Je leur
enseigne la bienveillance, l’empathie et l’ouverture sur le monde. Nous voyageons quand cela
est possible financièrement et nous faisons de nombreuses sorties à la
rencontre de professionnels. C’est aussi ça l’IEF : rencontrer des gens. » Mazarine, sa cadette
s’insurge : « Quel cliché de dire que l’on ne voit personne quand on fait l’école à la maison ! »
LA MODE DU « NON-SCO »
L’instruction en famille n’a pas été toujours une excentricité. Elle a été dans le passé largement pratiquée dans les familles bourgeoises, tels Blaise Pascal et Mozart qui avaient été éduqués par leur père. Encore au XXe siècle, Françoise Dolto, Jean-Paul Sartre ou Jean d’Ormesson
ont bénéficié d’une instruction tout ou en partie en famille, bénéficiant parfois des services de
précepteurs. En Angleterre,
Agatha Christie ou encore les célèbres sœurs Mitford n’ont jamais mis les pieds à l’école. Si
l’instruction en famille n’a jamais vraiment disparu, la généralisation du travail des femmes
dans les années 1970 l’a rendu obsolète. C’était pour mieux revenir en force, dans les années 1990, une mode venue des États-Unis cette fois, où quelque 1,8 million d’Américains sont
scolarisés à la maison. Beaucoup sautent le pas en raison d’un système scolaire qu’ils jugent
défaillant. Un phénomène de société aux É.-U. popularisé par l’excellent lm Captain Fantastic, qui montre un père de 6 enfants qui a bâti un paradis pour eux, et qui peu à peu doit s’ouvrir au monde.
Beaucoup de familles se décident en raison d’un système scolaire qu’elles jugent trop souvent
défaillant. Mais cette mode venue des États-Unis prône aussi une forme extrême de l’école à la
maison. Il s’agit du « unschooling », ou « non-sco » en français. Sur ce sujet, le documentaire
de Clara Bellar, Être et devenir, fait figure de référence pour les familles « non sco ». L’auteur
et conférencier André Stern en est un de ses défenseurs les plus enthousiastes. Cette fois
l’école à la maison ne se fait pas par le biais de cours à distance ou de leçons, mais de façon
informelle « comme un enfant apprend à marcher ou à parler ». Interviewé par Anne Coffinier, fondatrice de l’association Créer son école et de la Fondation Kairos pour l’innovation
éducative, dans une vidéo diffusée sur YouTube, il explique comment cette loi est une attente
à nos libertés. « On enlève une écharde en coupant une jambe. Tout le monde pourrait avoir
besoin de cette liberté à un moment ou un autre, comme on est content d’avoir un gilet de
sauvetage en avion. Je connais des enfants atteints de phobie scolaire, qui ont souffert de harcèlement, ou un enfant très en avance que l’école à la maison a sauvé », raconte-t-il. Et de rappeler, lui qui scolarise ses deux enfants en famille, que le contrôle est très sérieux.
LIBERTÉ PÉDAGOGIQUE
L’instruction en famille générerait, elle, un tempérament créatif et volontaire ? C’est ce que
pense sans hésiter Anne Coffnier. Selon cette énarque, militante de la liberté pédagogique,
l’instruction en famille peut concerner tout le monde à un moment ou un autre. « Moi-même,
quand j’ai vécu en Écosse, j’ai recruté un enseignant à la retraite qui est venu donner des
cours à mes enfants pendant un an. » Et de conclure : « L’instruction en famille est un système très réglementé, alors que ceux qui sont en dehors des clous, les enfants déscolarisés,
les mineurs isolés, qui ne sont inscrits nulle part, le seront toujours. Il faut juste appliquer les
règles existantes. » Et d’ajouter : « Beaucoup de familles ont l’impression de servir de boucs
émissaires. »