mercredi 13 mars 2019

L'intellectuel de gauche : cet évangéliste, ce prêtre sans Dieu

L’essai magistral de l’intellectuel britannique conservateur Roger Scruton consacré aux principaux penseurs modernes de gauche — de Jean-Paul Sartre à Alain Badiou en passant par Habermas et Hobsbawm —, est enfin traduit et publié en français sous le titre « L’Erreur et l’Orgueil » (Éditions de L’Artilleur). À cette occasion, Roger Scruton s’est entretenu avec Eugénie Bastié du Figaro. Qu’est-ce que la droite ? Pourquoi la plupart des intellectuels sont-ils de gauche ? Le clivage droite-gauche est-il encore pertinent à l’heure des populismes ?

– Votre livre sur les penseurs de ce que vous appelez la « nouvelle gauche » vient d’être traduit en français. À l’heure de la montée des populismes, le clivage entre droite et gauche est-il toujours pertinent ?

Roger SCRUTON. — Le clivage droite-gauche n’a jamais été très précis. Mais je crois qu’il existe pourtant des différences profondes d’opinions et d’attachements. L’homme de droite moyen (comme moi) a le sentiment d’appartenir à quelque chose dont il a hérité : une nation, une religion, des coutumes, une famille. C’est une sphère d’amour. La gauche correspond à un type différent de caractère. Elle ne voit pas son identité en termes d’attachements hérités, mais en termes d’expériences qui augmentent la liberté et confèrent un droit égal à tous. La politique de gauche est une politique ayant un but, là où le conservatisme est une politique de tradition, de compromis et d’indécision établie. [Note du carnet : plutôt que de l’indécision nous dirions « de prudence et de scepticisme face à la nouveauté. »] Dans les années 1960, la gauche héritière du marxisme proposait, sous la forme d’un bloc historique, une relation étroite entre la figure de l’intellectuel et le peuple. Les intellectuels de gauche devaient guider le prolétariat dans une confrontation collective contre la « bourgeoisie ». C’était le mythe fondateur de la culture intellectuelle française d’après-guerre, dont Sartre, Simone de Beauvoir, Merleau-Ponty furent les éminents représentants. Ce mythe a été détruit lorsque les intellectuels ont découvert que la classe ouvrière ne les aimait pas. Les gens ordinaires ont été capables d’améliorer leur situation indépendamment des idées de ces intellectuels, grâce à l’État-providence et la croissance économique, et devenaient des petits patrons et des petits propriétaires. Dès qu’ils le pouvaient, les membres de la classe ouvrière ont fui leur classe, leurs emplois en usines vers les petites entreprises et une existence indépendante. Résultat : la bourgeoisie et la classe ouvrière ont été réunies par les mêmes intérêts. Horrifiés par cette évolution, les intellectuels de gauche ont inventé un nouveau mot, « populisme », pour décrire le fait que le peuple se soit détourné d’eux. « Populisme » sert à désigner ce que veut le peuple, sans l’aide des intellectuels de gauche pour le définir.

– À quoi est due l’asymétrie morale qui règne dans le champ intellectuel entre droite et gauche ? Pourquoi la majorité des intellectuels sont-ils, depuis l’après-guerre, de gauche ?

Roger SCRUTON. — C’est une question très profonde, qui m’a troublé toute ma vie : pourquoi les intellectuels sont de gauche alors que la gauche s’est si souvent trompée, et qu’à chaque fois qu’elle a pris le pouvoir, ça s’est mal terminé ? Qu’est-ce qui est donc si attirant ? Depuis la Révolution française règne l’idée que l’égalité est la position par défaut de l’humanité, sa position naturelle, que la société vient corrompre. S’il n’y a pas de Dieu, pas de vision religieuse globale, c’est à cette position naturelle qu’il faut chercher à revenir. Dans toute communauté, il y a des gens qui souhaitent diriger et conduire le peuple. Dans les communautés traditionnelles, ils le conduisaient vers une forme de transcendance. Mais depuis la Révolution française, l’intellectuel moderne est un prêtre sans Dieu qui veut guider le peuple vers son salut, l’égalité.

– Comment expliquez-vous l’aveuglement des intellectuels de gauche vis-à-vis du communisme ?

Roger SCRUTON. — Si vous rentrez dans cet état d’esprit, vous devenez un évangéliste, la personne qui guide le peuple vers son salut, à travers vous-même car le salut du monde passe par le salut du moi — le moi est très important comme objet d’adoration, surtout chez Sartre et son fameux « pour-soi ». Les horreurs deviennent des erreurs, des problèmes d’acteurs et de circonstances, qui ne remettent pas en question les idées. En 1989, tout le monde pensait que le moment de la vérité était enfin advenu et que nous allions enfin admettre la vérité de la condition humaine, par exemple le fait que la société reposait sur la liberté d’association et donc sur des marchés, et que la propriété privée était nécessaire. Mais la gauche a réinventé un nouveau langage, notamment via la déconstruction.

– Votre livre donne une place considérable aux intellectuels français. Pourquoi la France a-t-elle produit tant d’intellectuels de gauche ? Est-ce que l’Angleterre est plus immunisée contre le marxisme et ses avatars ?

Roger SCRUTON. — Il y a deux aspects. D’abord, je crois, la place particulière qu’occupe la culture littéraire en France. Les Français prennent les livres très au sérieux. Les philosophes, les penseurs, les écrivains sont bien plus respectés en France qu’ailleurs. Beaucoup d’intellectuels français ont une grande réputation dans le monde anglophone, tandis que nos intellectuels sont des créatures poussiéreuses vivant dans des ruines ou des bibliothèques. Mais cela rejoint une question plus large, celle de la transformation de la France pendant la Révolution française. Nous n’avons jamais, en Angleterre, été engagés dans une purification de masse, et nous sommes toujours un pays aristocratique malgré les réformes. Nous faisons des ajustements à mesure que le monde change, mais nous n’avons pas connu la ferveur révolutionnaire. Le socialisme a pris chez nous une forme nationale, britannique, d’une redistribution des biens et des avantages aux plus pauvres, plutôt qu’un renversement général de l’ordre moral antérieur, comme le fut la machine à non-sens des années 1960, avec Althusser, Lacan et Deleuze. Tout est plus extrême chez vous. La gauche moderne tend à vouloir mettre au jour des mécanismes de domination à l’œuvre dans la société et déceler des logiques de pouvoir derrière chaque institution. D’où vient cette obsession du pouvoir ? Dans toute relation, il y a une forme de pouvoir. Le pouvoir ne peut jamais être distribué également. Nous parlons vous et moi dans le cadre d’une interview, et il y a entre nous une forme d’asymétrie. Mais ce n’est pas l’important. Pensons à l’amour. C’est sans doute la chose la plus importante sur Terre, la manière dont nous nous sauvons, ce pour quoi nos vies valent la peine. Mais l’amour est un pouvoir : le pouvoir de l’aimé sur l’amant et vice versa. Nous négocions en permanence pour que ce pouvoir ne nous oppresse pas. Il le peut, il y a des relations abusives, mais réduire ces relations à un pouvoir, c’est perdre de vue les choses qui comptent vraiment. Pourtant, dans un certain état d’esprit contemporain, entamé par Foucault, le pouvoir devient la seule chose importante. Pour Foucault, chaque institution est réductible au pouvoir qu’elle exerce. Foucault dit que la réalité de la famille, c’est le pouvoir, exercé par les parents sur les enfants, par le mari sur la femme, et que l’on peut tout déduire de cela. Mais la vérité de la famille réside autre part : le pouvoir est la structure, mais l’amour en est l’essence. Il y a une inversion systématique de l’essentiel et de l’accidentel. Cette poursuite du pouvoir tourne à la paranoïa, voire au complotisme, lorsqu’on voit derrière toute institution, de la famille à la prison en passant par l’asile, la marque d’une domination de la bourgeoisie. Toute norme devient une forme de pouvoir qu’il faut déconstruire. La diffusion de l’hégélianisme, notamment après guerre dans les universités françaises par Kojève, a donné une obsession pour le « négatif » qui se tient dans le cœur de toute chose qu’il faut mettre en branle pour accélérer la transformation du monde. C’est l’idée de Méphistophélès dans Faust, du négatif comme moteur de l’histoire. C’est pourquoi je dis qu’il y a quelque chose de méphistophélique dans la gauche intellectuelle française. « Je suis l’esprit qui toujours nie. » Les intellectuels français se définissent toujours contre l’ordre bourgeois.

– Pourquoi les intellectuels de gauche détestent-ils tant le « bourgeois » ?

Roger SCRUTON. — Il n’y a qu’en France que le mot « bourgeois » a pris une importance quasi métaphysique. Flaubert a consacré des pages cruelles au bourgeois, et Marx a récupéré le mot pour désigner les propriétaires du profit. Tout cela a fini par démoniser, non seulement une classe sociale, mais tous les gens « normaux » qui cherchent à s’installer, se marier, fonder une famille, devenir propriétaire d’une petite maison, avec peut-être un petit jardin à cultiver. Tout ce qui est innocent et normal est devenu suspect, en particulier en France. Personne n’a riposté en montrant la beauté de la vie bourgeoise, qui accomplit une forme d’épanouissement de l’homme.

– Simone de Beauvoir écrivait : « La vérité est une, l’erreur est multiple. Ce n’est pas un hasard si la droite professe le pluralisme. » La gauche a-t-elle un problème avec le pluralisme ?

Roger SCRUTON. — Il y a un grand paradoxe à gauche : le relativisme moral se combine avec le sectarisme. Tout est relatif, mais il est absolument vrai que tout est relatif. Et si vous n’êtes pas d’accord avec ce postulat, vous êtes en état de péché. Ainsi on peut conquérir du territoire sans se donner la peine d’argumenter. Derrière le relativisme se cache un absolutisme. En réalité, ils ne pensent pas ce qu’ils disent, ils pensent : « Tout ce que VOUS pensez est relatif. » Vous fustigez la critique trop systématique du capitalisme. Mais l’opposition à la marchandisation du monde ne doit-elle pas être un souci du conservateur ? Je suis un conservateur critique de la société de consommation, du matérialisme et de la fétichisation de la marchandise. Mais, contrairement à la gauche, je pense que cela fait partie de la nature humaine et qu’on ne peut pas le détruire, mais seulement le contrôler, lui poser des limites et l’ordonner à des fins supérieures. La grande erreur de la gauche est de croire que parce qu’on n’aime pas quelque chose, on peut la balayer d’un revers de main. On n’aime pas la propriété qui conduit à des abus : il faut donc la détruire. Ça donne le goulag. Il n’est pas possible de débarrasser les gens du désir de consommer, car c’est le désir sur lequel toute économie est fondée. Ce qu’il faut faire, c’est une distinction entre les choses qui peuvent être mises sur le marché et celles qui doivent rester en dehors. On peut vendre le fruit de son travail, mais pas ses enfants, son corps ou son sexe. Il y a quelque chose de juste dans la critique de gauche de la société de consommation : que tout ne doit pas être traité comme un bien, qu’il y a des choses qui ont une dignité intrinsèque. Beaucoup de gens de droite sont d’accord avec ça. Sauf que la gauche offre comme alternative au capitalisme une utopie qui ne vient jamais, là où la droite voit dans l’héritage des remparts naturels au marché tout-puissant. La gauche détruit par son activisme progressiste les dernières barrières qui s’opposaient encore au marché. Or, je crois que les seules ressources qui nous permettent de nous opposer au matérialisme sont d’ordre spirituel.

– Vous avez été nommé par le gouvernement britannique pour diriger une commission sur la beauté dans l’architecture anglaise. Quelle place joue la beauté dans le clivage droite-gauche ?

Roger SCRUTON. — Je pense qu’il y a, chez une certaine gauche, une hostilité à la beauté lorsqu’elle est ordinaire. S’habiller le dimanche, avoir de beaux meubles, avoir des goûts classiques, tout cela est suspect. Les monstrueux immeubles HLM qu’on a construits un peu partout au XXe siècle sont des désastres esthétiques qui produisent une grande misère sociale et morale. Le confort a supplanté la beauté, qui n’est pas quantifiable. L’uniformité dictée par l’État centralisateur cachait parfois implicitement une condamnation de l’architecture bourgeoise. On n’appelle plus « bourgeois », mais « nimby » (pas dans ma cour) les habitants qui refusent que la laideur s’installe près de chez eux, avec une nuance de mépris pour leur manque de sacrifice à l’égard de l’intérêt général. La difficulté de transformer la question de la beauté en programme politique, c’est que le jugement esthétique est difficile à expliquer de façon purement rationnelle, à encadrer par une législation objective. Il y a pourtant des consensus sur la beauté : la beauté de Paris est l’objet d’unanimité, même si celle-ci a été abîmée par une poignée d’idéologues. Prenons l’exemple du centre Beaubourg, qui a été conçu par Richard Rogers, un architecte britannique de gauche, qui voyait dans la destruction d’un antique quartier de Paris l’accomplissement du vœu de Le Corbusier. Il a fait ce morceau d’absurdité, cette machine pleine de tuyaux colorés que personne n’aime, et lui-même, fait lord par Tony Blair, vit dans une maison de style géorgien dans un quartier protégé de Londres. Une belle allégorie de l’intellectuel de gauche.



L’Erreur et l’orgueil : penseurs de la gauche moderne
par Roger Scruton
publié chez l’Artilleur
à Paris
le 6 mars 2019
Broché : 504 pages
ISBN-13 : 978-2810008414



Voir aussi

Roger Scruton sur le progrès, le progressisme, le conservatisme et le populisme

Classication du conservatisme, libéralisme et progressisme

Les hommes sont-ils devenus désuets dans une société féminisée ?

Le 13 mars 1682 : l’explorateur Cavelier de La Salle prend possession de la Louisiane

René-Robert Cavelier de La Salle
D’après « Histoire de la Louisiane », volume 1, par Charles Gayarré, paru en 1846 et « La Louisiane » (par Eugène Guénin) parue en 1904.

Au cours de son deuxième voyage en Nouvelle-France, René-Robert Cavelier de La Salle s’embarqua sur le Mississippi le 13 février 1682, accompagné de 22 Français et d’une trentaine d’autochtones, et parvint sans incident à l’embouchure de la rivière des Arkansas, point où les explorateurs Louis Jolliet (1645-1700) et Jacques Marquette (1637-1675), découvreurs des sources du Mississippi, s’étaient arrêtés en 1673.

L’expédition comprenait notamment un autre explorateur, le chevalier de Tonti, qui en fit le récit suivant :