dimanche 31 mai 2015

La Grande Noirceur inventée

Texte de Denis Vaugeois, éditeur, historien et ancien ministre des Affaires culturelles, tiré de la préface qu’il signe dans l’ouvrage « Duplessis, son milieu, son époque ».

On a diabolisé Maurice Duplessis et on a inventé une période de Grande Noirceur dont il aurait été l’artisan. Tel Josué, Duplessis aurait arrêté le soleil !

Un jour, j’ai voulu y voir clair. J’ai tapé « Grande Noirceur » sur Google.

J’ai eu droit à une belle entrevue de Fernand Dumont ; j’ai appris que sous Duplessis, il s’était créé 100 000 emplois en 10 ans (1946-1956) (Robert Bourassa devancé par Maurice Duplessis !), que le salaire moyen avait plus que doublé pendant la même période, qu’un million de jeunes étaient fortement scolarisés en 1960 et qu’ils furent en réalité les vrais artisans de la Révolution tranquille. J’ai surtout eu droit à une entrevue avec le sociologue Jean-Philippe Warren racontant, sourire en coin, que lors d’un colloque tenu en 1972, Jacques Ferron, grand contestataire devant l’Éternel, avait demandé : « La Grande Noirceur dont vous parlez, elle a bien eu lieu autour des années 1950 ? C’est curieux, ce sont mes belles années, je ne me suis rendu compte de rien. » J’ai le même problème que Jacques Ferron. Moi non plus, je ne me suis rendu compte de rien ou, du moins, je n’ai pas eu plus de griefs contre Duplessis que j’en ai eu contre Pierre Elliott Trudeau. Duplessis pratiquait la chasse au communisme alors que Trudeau la faisait au séparatisme — et avec pas mal plus de dommages. Si je mets la Loi du cadenas en parallèle avec la Loi des mesures de guerre, franchement la cause est vite entendue. J’ai toujours pensé que Duplessis avait pris la vague et faisait du surf sur la peur du communisme. Je conserve des dizaines de brochures qui lui ont appartenu. On lui en envoyait par paquets. Il devait s’en moquer. Dans ce cas, je crois volontiers qu’il ne les lisait pas, ce qui n’est pas nécessairement révélateur de ses habitudes de lecture en général. Il ne voulait pas projeter une image d’intellectuel.


Entrevue avec Jean-Philippe Warren : mémoire de la Grande Noirceur

Récemment, j’entendais à la radio une de mes voisines d’enfance raconter que son père lui avait expliqué qu’elle n’avait pas obtenu de bourse « parce que son père était un bon libéral ». Curieusement, les deux filles de ladite famille ne reçurent pas de bourses, mais leur frère (qui avait le même père, c’était courant à l’époque) fit des études universitaires. La même voisine rappelait qu’elle était bien avertie de ne pas s’humilier avec les autres gamins qui se jetaient sur la monnaie que Duplessis lançait par terre lors de ses visites traditionnelles au parc Pie-XII. C’est niaiseux, me dira-t-on, mais j’ai bondi. J’ai été moniteur de terrain de jeux pendant plusieurs années et j’en garde plusieurs bons souvenirs. Chaque été, M. Duplessis faisait au moins une visite officielle au parc Pie-XII. Il était fier à juste titre de cet immense parc, tout comme il soutenait l’O.T.J. (l’œuvre des terrains de jeux), responsable de l’animation dans les divers parcs de la ville. Les activités y étaient nombreuses et variées. L’ordre et la discipline y régnaient au moins autant que dans une polyvalente d’aujourd’hui.

Dès l’arrivée du Premier ministre, les moniteurs sifflaient le rassemblement et les jeunes se plaçaient en rangs ; le visiteur leur adressait quelques mots, tel un grand-papa, puis circulait lentement parmi eux. Il demandait les noms, posait des questions précises, faisait mine de connaître les parents et discrètement glissait une pièce de 10 sous dans la main du jeune. Il n’y avait pas de bousculade. La scène n’avait rien d’une basse-cour où les poules se précipitent sur les grains qu’on leur lance.

Autrement dit, depuis un demi-siècle, on raconte n’importe quoi. [...]

Celles et ceux qui ont dirigé le Québec dans les années 1960 avaient été formés pendant cette fameuse Grande Noirceur. Les plus âgés se souviennent de ces mandarins de l’État québécois qui avaient piqué la curiosité des observateurs du reste du Canada. Ils surgissaient de partout, bardés de prestigieux diplômes. Ils étaient nombreux à avoir émergé de la Grande Noirceur. Ce fut le cas également de ces ingénieurs canadiens-français formés dans les chantiers de la Bersimis (I-1956 et II-1959) et dont les réalisations firent la fierté des Québécois et l’émerveillement des spécialistes étrangers. [...]

 
L'école de la Grande Noirceur et d'aujourd'hui selon un cahier d'ECR...
Page 56 — cahier-manuel d'éthique et de culture religieuse Entretiens II pour la 1re secondaire des éditions La Pensée

Le champion de l’autonomie provinciale

[...] Issu d’une famille à l’aise, Maurice Duplessis a tout de même vécu parmi des gens de condition modeste. Au Collège de Trois-Rivières, qu’on appelait le Séminaire Saint-Joseph, il ne développe pas sa légendaire dévotion à Saint-Joseph (elle date plutôt de ses années de pensionnat à Montréal pendant lesquelles il a côtoyé le frère André), mais tout simplement une réelle amitié pour des fils d’ouvriers ou de cultivateurs, ses confrères de classe. Contrairement, là aussi, à une fausse idée reçue, les collèges classiques n’étaient pas les repères d’une petite élite bourgeoise. Ils accueillaient des jeunes dont les parents étaient conscients de l’importance de l’instruction.

Les parents faisaient les sacrifices nécessaires, les curés de paroisse qui avaient repéré les enfants les plus talentueux cherchaient de généreux bienfaiteurs, les autorités des institutions en cause géraient de façon serrée, les prêtres ne gagnaient à peu près rien. Bien sûr, la fonction première de ces institutions était de former de futurs prêtres, mais les autorités acceptaient que tous n’aient pas la vocation. « Beaucoup d’appelés, peu d’élus. »

Le jeune Duplessis est un vrai Trifluvien : un petit dur. Bien élevé, mais toujours un peu rustre. Dans son milieu, la fin justifie les moyens. Il aime la bagarre, prend un coup solide, du moins jusqu’à ce que les médecins l’incitent à la modération vu ses prédispositions au diabète. Sa vie, ce sera la politique ; sa compagne, la province.

Les libéraux lui ont montré la façon de gagner des élections. Il s’en souviendra : le patronage fait partie du jeu politique depuis belle lurette.

Mais rien ne remplace la ferveur populaire. Il le comprend vite. Il s’inquiète de l’emploi pour les ouvriers, des salaires aussi. Au lendemain de la guerre, la reprise économique est au rendez-vous ; les gens travaillent. À Trois-Rivières, les moulins à papier tournent à plein rendement, la Canron (Canada Iron) perpétue la tradition du fer, la Wabasso ou la Westinghouse paient de moins bons salaires à leurs employées féminines, mais celles-ci font tout de même leur entrée dans le monde du travail. L’activité industrielle de Trois-Rivières est à l’image de celle de la région et, en un sens, de celle du Québec. Duplessis sait que cette reprise est fragile. La nervosité des patrons l’inquiète, l’agitation des syndicats aussi. Il veille au grain. Il ne veut pas de conflits. Il connaît le drame du chômage ; il l’a côtoyé.

Victorieux en 1936, Duplessis connaît la défaite en 1939. Elle lui servira de leçon et donnera l’occasion à ses adversaires de commettre des erreurs dont ils ne se relèveront pas facilement.

Duplessis ne pardonnera pas à Adélard Godbout, Premier ministre de 1939 à 1944, les concessions faites au fédéral « pour le temps de la guerre ».

Réformiste lucide, Godbout réalise pourtant plusieurs bons coups, dont la création d’Hydro-Québec, mais il se laisse duper par Ottawa, confie au fédéral l’entière compétence en matière d’assurance-chômage et cède « le droit exclusif de lever les grands impôts directs ».

Leur reconquête alimentera l’action de Duplessis à partir de 1944 : protéger et défendre le « butin » du Québec devient son slogan. Le chef de l’Union nationale sera le champion de l’autonomie provinciale ; il luttera contre toute intrusion fédérale. Et il saura être convaincant ! J’ai le souvenir de mon père qui refusait les allocations familiales instaurées en 1944 par le gouvernement King. Mon père appartenait à une famille libérale, mais l’autonomie provinciale, c’était sacré.





Duplessis, son milieu, son époque
sous la direction de X. Gélinas et L. Ferretti
aux éditions du Septentrion
à Sillery (Québec)
en 2010
520 pages
ISBN
Papier : 9 782 894 486 252
PDF : 9 782 896 645 848





Voir aussi

Les Québécois à la traîne économiquement depuis 150 ans, rattrapage le plus grand aurait été sous Duplessis

L’État a-t-il vraiment fait progresser l’éducation au Québec ?

Du Grand Rattrapage au Déclin tranquille : déboulonner la prétendue Révolution tranquille

Baisse relative du nombre de diplômés par rapport à l’Ontario après la Grande Noirceur

Grande Noirceur — Non, l’Église n’était pas de connivence avec le gouvernement et les élites

La Grande Nouérrceurrr : portrait de famille monochrome, rictus, pénurie francocentrique et ânonnements (5 pages)

La Grande Noirceur, revue et corrigée

Le « mythe » de la Révolution tranquille

Héritage de la Révolution tranquille : lent déclin démographique du Québec ?

Révolution tranquille : Entre imaginaire et réalité économique et sociale