samedi 1 décembre 2018

Médias: la nouvelle Inquisition ?

Docteur de la Sorbonne en langue et littérature françaises, Ingrid Riocreux étudie dans son nouvel ouvrage le désamour généralisé envers les médias.

Enclins à orienter l’information au gré des vents qui leur conviennent, les médias colportent et imposent une vision du monde qui leur est propre, souligne Ingrid Riocreux.

À l’heure des infox et des médias alternatifs, des polémiques à deux sous et des « buzz » pilotés, « médiatiquement nous sommes entrés dans l’ère du soupçon », indique Ingrid Riocreux. Après un premier ouvrage consacré au langage propre aux médias, l’agrégée de lettres modernes et docteur de la Sorbonne en langue et littérature françaises analyse dans son nouvel opus comment les médias et journalistes qui colportent la suspicion sont devenus indignes de confiance.

Mêlant témoignages et décryptages, l’ouvrage dévoile une parole dominante qui cherche à s’imposer dans le discours médiatique au détriment de la recherche de la vérité et du pluralisme.


— Pourquoi, après un premier livre qui étudiait le langage des médias, consacrer à nouveau un ouvrage à ceux que vous appelez, citant Maupassant, les « marchands de nouvelles » ?

— Le point de départ de la Langue des médias était la démonstration de l’existence d’un sociolecte journalistique : une manière de parler propre aux journalistes. Je m’attachais à la diction, au repérage de formules récurrentes, pas toujours marquées idéologiquement, que ce soient les anglicismes ou les métaphores clichés.

Je voulais surtout insister sur le glissement qui conduit de l’absence de réflexion sur le langage à l’imprégnation idéologique. Dans ce second volume, c’est cette imprégnation idéologique qui est au cœur de mon analyse, de deux manières, puisque je montre que le discours médiatique est porté par une vision du monde qui préexiste à l’observation du réel et la modèle, et parallèlement, que cette manière de dire le monde oriente totalement notre compréhension des choses, en profondeur.

Méthodologiquement, Les Marchands de nouvelles diffère beaucoup de La Langue des médias sur trois points : j’y ai mis beaucoup de moi, alors même que je m’étais effacée le plus possible de mon premier livre.

J’ai voulu montrer l’impact de l’idéologie portée par les médias sur la vie, sur le quotidien, au travers d’anecdotes personnelles. J’ai suivi en cela l’exemple de Klemperer, précisément parce que, entre-temps, j’ai lu LTI [la langue du IIIe Reich de Victor Klemperer] et d’autres ouvrages que je cite abondamment. C’est la deuxième différence avec mon autre livre : le second est beaucoup plus nourri que le premier parce que, grâce aux conseils de lecteurs qui m’ont écrit, j’ai découvert Sternberger, Klemperer, Armand Robin, etc. Et le travail fascinant de Michel Legris (Le Monde tel qu’il est, Pion, 1976). Enfin, je reviens, dans ce nouveau livre, sur la réception du précédent : comment la Langue des médias a été accueilli et ce que cela dit de notre temps. J’ai traqué le off des journalistes, leurs confidences hors plateau, notamment sur la dégradation de leurs conditions de travail, directement en lien avec la pression idéologique qu’ils subissent et dont beaucoup se plaignent.

— Quelle est l’idéologie sous-jacente de ce discours médiatique ?

— Sans hésiter : le progressisme. C’est à la fois une croyance et un parti pris. C’est ce qui en fait pleinement une idéologie, c’est-à-dire tout à la fois une « vision du monde » et une « visée du monde » se matérialisant dans une logocratie, un langage tout-puissant. Plus exactement, on peut le définir comme un parti pris reposant sur une croyance. Le journaliste est persuadé qu’il existe un sens de l’histoire et veut travailler à son avènement, tout comme les chrétiens, qui croient à la Providence, veulent collaborer au plan de Dieu. Mais les journalistes ne reconnaîtront jamais cette posture du croyant militant qui est pourtant la leur.

— En renfort de cette imprégnation idéologique du discours, vous parlez de « pulsions totalitaires » : les journalistes sont-ils de petits dictateurs en puissance ?

— Ils ne se considèrent pas comme tels, bien sûr : ils parlent de leur « sens de la responsabilité ». Celui-ci justifie tout : troncation de propos, falsification, dissimulation, insinuation, etc. Surtout, il sous-tend une éthique du journalisme totalement pervertie, qui consiste, pour les journalistes, à anticiper en permanence la réception de leur propre discours. Cette approche de l’information est extrêmement restrictive et pesante. Un journaliste qui avait démissionné, excédé, de la rédaction d’un quotidien gratuit m’a dit les choses ainsi : « la seule ligne éditoriale, c’était de savoir si telle info allait faire le jeu du Front national ; je suis parti : je ne voulais pas travailler pour la Pravda. » Et, vous voyez : quoi de plus innocent, en apparence, qu’un gratuit distribué dans le métro ? C’est cela le problème. Comme c’est gratuit, nous sommes dans une attitude de reconnaissance et de fragilité, absolument pas dans une posture critique et méfiante. Or, il faut se méfier des médias : c’est sain. La confiance aveugle est un signe de vulnérabilité intellectuelle.

Dany Turcotte « comique » de la version québécoise de Tout le monde en parle sur la télé gouvernementale. Un lieutenant du journalisme, chargé d’orienter la réception du discours dans les émissions.

— Vous observez que « le comique devient le lieutenant du journaliste » : qu’est-ce que cela révèle ?

— Un terrible mélange des genres. Prenez France Inter : au milieu d’un discours journalistique dépourvu de tout engagement — croient-ils ! —, la nécessité s’impose tout de même de rappeler les évidences morales dont il ne faut pas se départir. Mais ne pouvant le faire de manière hautaine et magistrale, ce qui serait insupportable, on le fait avec humour.

Le comique devient donc le lieutenant du journaliste, au sens premier du terme (le lieutenant est celui qui se substitue au chef en son absence, le gradé que l’on investit de l’autorité du chef auprès des troupes), quand il s’agit de rappeler les grandes causes à la mode, les catégories de personnes dont il ne fait pas bon se moquer, celles pour qui il est inconvenant d’éprouver de la sympathie, les gentils et les méchants de la politique nationale et internationale, le sens naturel de l’histoire. Le comique de France Inter a pour mission de compléter, sinon de compenser, le discours journalistique ; donc, là encore, d ’en orienter la réception.

— Ce discours journalistique est empreint d’uniformisme...

— Je cite à ce sujet Jacques Dewitte, lequel parle d’une « forclusion de l’altérité » menaçant la démocratie sous prétexte de la défendre ; c’est fort bien vu. Il dit aussi, en faisant référence à Orwell, que les dispositions totalitaires censées aboutir à une forme d’harmonie entre les individus par leur adhésion contrainte à des valeurs imposées opèrent une bestialisation de la parole.

Pour ma part, je déplore une « zombisation » des masses. L’individu n’a plus à cœur de s’affirmer dans sa singularité, il jouit de se fondre dans la masse le plus possible, au point de renoncer à penser par lui-même et de se sentir d’autant plus vivant qu’il laisse parler à travers lui un langage prédigéré et insipide. Regardez tous ces gens qui prononcent « homophobe » ou « vivre ensemble » : on sent jusque dans le ton de leur voix le plaisir qu’ils ont à se fondre dans un prépensé idéologique comme on se love dans un canapé.

— La précarité du statut jouerait un rôle dans l’uniformité idéologique qui sévit dans la profession journalistique : de quelle manière ?

— Ce constat me vient d’une remarque que l’on m’a faite plusieurs fois : « Vous êtes bien gentille avec vos petites études de mots, mais tout ce qu’on veut, nous, c’est le renouvellement du CDD [contrat à durée déterminée] et si pour cela, il faut faire un peu de politiquement correct, eh bien, on le fait. » La déviance idéologique est alors d’autant plus dangereuse pour les journalistes que leur statut est précaire.

On leur demande de produire à la chaîne des articles sur des sujets parfois totalement stupides, du type : « Dérapage de Machin : la twittosphère s’enflamme après la réaction très polémique de Bidule ».


On est dans le commentaire du commentaire d’un propos initial généralement sans grand intérêt ou, du moins, bien moins révulsant qu’on voudrait nous le faire croire. Les journalistes guettent les dérapages des hommes politiques, des personnalités de l’industrie du spectacle, mais aussi des autres journalistes. Ce contrôle permanent des uns par les autres est très pénible. Rendez-vous compte que des journalistes m’envoient des infos en me disant : « Faites-en quelque chose, moi je ne peux pas » ! Si ce n’est pas une situation de totalitarisme, qu’est-ce que c’est ?

— En matière de contrôle, nous sommes entrés dans l’ère des fake news (infox) : que cela vous inspire-t-il ?

— D’abord, la notion de « fake news » est inutile : erreur, mensonge, diffamation. Nous avons des mots variés, précis... et français ! pour désigner les informations fausses. Mais surtout, elle nous enferme dans une dialectique du vrai et du faux qui est trompeuse. On peut dire quelque chose de parfaitement vrai, mais d’une manière telle que l’on oriente insidieusement la compréhension du monde chez celui qui reçoit l’information.

C’est cela que font en permanence les médias d’autorité et qui, par conséquent, doit nous préoccuper...

— Croire que les gens qui se désintéressent des médias, ne lisent pas la presse, n’écoutent pas la télévision ou la radio ne sont pas manipulés par les médias est, selon vous, une erreur. Pourquoi ?

— La force d’une idéologie est qu’elle s’insinue dans le langage quotidien. J’ai pu dire que les journalistes étaient des perroquets. Mais nous aussi, qui écoutons les médias, nous sommes des perroquets, qui nous chargeons d’imprégner les autres. Les médias nous disent à quoi penser et quoi en penser ; ils nous donnent aussi les mots pour décrire le réel. Ce lexique façonne la langue commune bien au-delà de ceux qui suivent l’actualité à travers les médias.

— Vous dénoncez des mots qui se sont imposés par le biais des médias. Lequel vous semble le plus parlant ?

— « Dérapage », évidemment ! Il exprime à lui seul la position inquisitoriale des journalistes, avec cette espèce de bienveillance qui vous laisse la possibilité de « rétropédaler », de redire votre pleine adhésion au dogme et de faire dûment pénitence. Ce mot ne veut rien dire, puisqu’il désigne n’importe quoi : un propos de Zemmour, un geste grivois de Laurent Baffie, un coup de pied en plein visage lancé par Patrice Evra... Tout cela, ce sont des dérapages !

Résultat : le mot « dérapage » désigne aussi bien d’authentiques délits que des propos condamnables au point de vue de la morale médiatique uniquement.

Le dérapage est un verdict propre aux médias qui veut dire « pas bien » et vous enveloppe, quelle que soit votre faute ou présumée faute, d’un halo de puanteur.

— Comment se prémunir du biais journalistique sans tomber dans le complotisme ?

— Devant les films d’horreur, il y a deux types de spectateurs : celui qui croit que tout est vrai et qui se cache les yeux ; et celui qui trouve cela effrayant, mais écarquille les yeux pour mieux voir les trucages. Il faut être le second. Comme disait Karl Kraus : « Ne pas lire un autre journal, mais lire le même journal, autrement. »

Propos recueillis par Anne-Laure Debaecker de Valeurs actuelles

Les Marchands de nouvelles,
d’Ingrid Riocreux,
paru le 24 octobre 2018
chez L’Artilleur,
à Paris
 528 pages,
22 euros.
ISBN-13 : 978-2810008469

Québec — et si on parlait du contenu de l'éducation ?

Billet de Mathieu Bock-Côté sur le plan de M. Legault en éducation (principalement ouvrir 220 nouvelles classes en maternelle et dépenser plus d’argent).

Plusieurs commentateurs ont noté l’importance accordée par François Legault à l’éducation dans son discours inaugural. Il parle même de redressement national.

École

Mais pour être à la hauteur de la mission qu’il se donne, le Premier ministre devra se référer à une définition exigeante de l’éducation. Il ne devra pas seulement parler d’argent, même s’il s’agit d’une question essentielle, mais préciser sa vision de l’éducation et sa philosophie. Il s’agira, en d’autres mots, de répondre à une question essentielle : qu’est-ce qu’une bonne éducation ?

Cette question en ouvre une autre : que souhaitons-nous transmettre avec l’école québécoise ?

On parle ici de la mission de l’école. Quoi qu’en pensent certains esprits à courte vue, elle ne doit pas se penser seulement, ni même d’abord, en fonction des besoins du marché du travail, mais transmettre une culture s’alimentant à notre riche patrimoine de civilisation. Pour l’instant, elle ne le fait pas.

Il y a 99 chances sur 100 qu’une jeune personne sortant du secondaire connaisse peu et mal l’histoire du Québec et celle de la civilisation occidentale. Il en ira de même pour la littérature française. Et plus tristement encore, il est bien possible que cette jeune personne maîtrise très approximativement la langue française.

Dans un même esprit, l’école devra prendre ses distances avec les théoriciens fous du ministère et des facultés de sciences de l’éducation qui ont contribué progressivement à sa décomposition.

Culture

Il faudrait rompre avec une pédagogie qui sacrifie les connaissances et sacralise la technologie.

Il faudrait restaurer la discipline en classe et cesser d’imposer aux enseignants des élèves avec des problèmes d’apprentissage ou de comportement qui rendent la vie en classe impossible.

Il faudrait aussi délivrer les enseignants de la paperasse pédagogico-bureaucratique comme les plans d’intervention et autres machins qui alourdissent leur vie.

En fait, il faudra beaucoup de choses ! Plus le gouvernement en sera conscient, mieux il gouvernera.