La recherche historique démontre que, contrairement aux certains préjugés courants, la traite esclavagiste ne fut en réalité qu’une composante économiquement secondaire, car peu rentable, du commerce que les Européens faisaient avec leurs partenaires africains. Les révolutions industrielles anglaise et française ne s’expliquent nullement par la traite négrière, bien au contraire.
La côte d’Afrique avait reçu des marins européens des noms faisant référence aux principaux articles du commerce colonial. Le littoral de l’actuelle Mauritanie et jusqu’à la Casamance, était ainsi le Pays des gommes (gomme arabique). De l’actuelle Guinée Bissau jusqu’à l’ouest de l’actuelle Côte d’Ivoire, le littoral avait pour nom Côte de Malaguette ou de Maniguette (une variété de poivre) ; l’actuelle Côte d’Ivoire était la Côte des dents (ivoire), cependant que l’actuel Ghana avait pour nom la Côte de l’or. Quant aux Côtes des esclaves, elles s’étendaient de l’actuel Togo jusqu’à l’Angola inclus.
Le long de cet immense arc commercial, contrairement à certaines idées reçues, la traite ne représenta économiquement qu’une part minuscule de l’ensemble du commerce maritime des puissances européennes.
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Une usine de tissage de coton en Grande-Bretagne, gravure de 1835. |
Angleterre
Le cas de l’Angleterre a été remarquablement étudié. Il mérite que l’on s’y attarde. Au XVIII
e siècle, apogée du commerce colonial britannique, les navires négriers totalisaient moins de 1,5 % de toute la flotte commerciale anglaise et moins de 3 % de son tonnage
[1]. La raison de ces faibles pourcentages était manifestement économique car, alors que le commerce colonial au sens le plus large était très rentable pour les armateurs, celui des esclaves l’était beaucoup moins. Ses profits n’étaient ainsi en moyenne que de 3 %, avec un retour annuel sur investissement de 2 %
[2].
Les historiens britanniques sont allés plus loin dans leurs recherches et ils ont cherché à établir en quoi le commerce des esclaves aurait pu, par ses bénéfices, permettre la révolution industrielle anglaise. Le résultat de leurs recherches est clair : les bénéfices tirés de l’odieux commerce négrier ne représentèrent en effet que moins de 1 % de tous les investissements liés à la révolution industrielle d’Outre-Manche
[3] et : « […] l’apport du capital négrier dans la formation du revenu national britannique dépassa rarement la barre de 1 %, atteignant seulement 1,7 % en 1770 et en moyenne la contribution de la traite à la formation du capital anglais se situa annuellement, autour de 0,11 % »
[4].
Ce ne furent donc pas les bénéfices tirés de la traite des esclaves qui permirent la révolution industrielle anglaise.
France
La réalité est identique en ce qui concerne la France, même si, en ce qui concerne cette dernière, nous ne disposons pas pour l’époque de la traite esclavagiste, d’analyses économiques aussi poussées que celles faites par les historiens britanniques.
Au XVIII
e siècle les esclavagistes français affirmaient que la traite était nécessaire aux Antilles, que celles-ci étaient indispensables au commerce colonial et que ce dernier était vital pour l’économie française. Ils en tiraient la conclusion que la Traite était nécessaire à la France. C’est en se basant sur ce syllogisme vieux de plus de deux siècles que certains historiens n’ont cessé d’affirmer que la France avait bâti sa richesse sur la traite des esclaves.
Si ce postulat était vérifié, l’interruption de la Traite entre 1792 et 1815 en raison de la guerre maritime aurait donc dû provoquer l’effondrement de l’économie française, or ce ne fut pas le cas.
En outre :
1) Si les profits de la Traite sont à l’origine de la révolution industrielle, comment expliquer qu’à la fin du XVIII
e siècle, et alors que le commerce colonial français était supérieur en volume au commerce colonial anglais
[5], la France, à la différence de l’Angleterre, n’a pas fait sa révolution industrielle ?
2) Pourquoi la Révolution industrielle française s’est-elle produite bien plus tard, dans la seconde partie du XIX
e siècle, donc bien après l’abolition de l’esclavage ?
3) Pourquoi cette révolution industrielle s’est-elle faite dans l’Est, notamment en Lorraine, dans la région lyonnaise, ainsi que dans le Nord, loin des ports négriers du siècle précédent de la côte Atlantique, Bordeaux ou La Rochelle ?
Ailleurs dans le monde
4) Durant la période 1701-1810, une part très importante du commerce des esclaves était contrôlée par le Portugal. Si le développement industriel s’était mesuré aux profits réalisés dans le commerce négrier, le Portugal aurait donc dû être une des nations les mieux loties. Or, il y a encore trois ou quatre décennies, non seulement ce pays était un pays arriéré économiquement en Europe, mais encore, il n’a jamais fait sa révolution industrielle.
5) Pourquoi malgré sa longue tradition esclavagiste, le monde arabo-musulman n’a-t-il pas connu de révolution industrielle ?
6) Comment expliquer l’industrialisation de l’Allemagne, de la Suède, de la Tchécoslovaquie, pays qui n’ont pourtant pas participé (ou alors d’une manière plus qu’anecdotique) au commerce des esclaves ?
7) Si le postulat de la révolution industrielle reposant sur les profits de la traite esclavagiste était vérifié, ladite révolution industrielle aurait donc dû se produire dans le sud des États-Unis, région esclavagiste et non dans le nord, région abolitionniste. Or, les États du Sud sont demeurés essentiellement agricoles, et c’est précisément parce qu’ils n’avaient pas fait leur révolution industrielle qu’ils furent battus par le Nord industrialisé.
On peut même dire que la Traite et le système esclavagiste ont enfoncé le Sud dans l’immobilisme quand le Nord, qui avait la chance de ne pas dépendre d’une économie esclavagiste, s’était industrialisé.
Notes
[1] Eltis, David,
The Rise of African Slavery in the Americas, à New York, en 1999, page 269.
[2] Thomas, Hugh (traduction),
La Traite des Noirs (1440-1870), à Paris, en 2006, pages 461-463.
[3] Richardson, David,
The British Empire and the Atlantic Slave Trade. 1660–1807in
The Oxford History of the British Empire, volume II, à Oxford, en 1998, pages 440–464
[4] [5] Pétré-Grenouilleau, Olivier,
Les traites négrières. Essai d’histoire globale, à Paris, en 2004, page 339.
Voir aussi
Un million d'esclaves européens chez les Barbaresques
Le génocide voilé (traite négrière musulmane)