vendredi 31 mars 2017

La tragédie de l'État-providence aux États-Unis par Charles Murray (4 sur 5)

Ci-dessous, la quatrième partie de la série consacrée aux effets de l’État-providence sur le tissu social et moral aux États-Unis selon Charles Murray (voir le premier volet, le deuxième, le troisième).

Toutes ces modifications des règles du jeu — certaines légères, d’autres plus importantes — allaient dans la même direction. Il était plus facile de s’en sortir sans travailler. Il était plus facile pour un homme d’avoir un enfant sans être responsable de son entretien et de son éducation. Il était plus facile pour une femme d’avoir un enfant sans avoir de mari. Il était plus facile d’échapper à la sanction pour les délinquants. Il était plus facile de se procurer de la drogue. Parce qu’il était plus facile de vivre sans travailler il était aussi plus facile de ne rien faire à l’école. Parce qu’il était plus facile de vivre sans travailler il était plus facile de quitter son travail au moindre caprice et de négliger les comportements et les habitudes qui vous font apprécier d’un employeur.

Sur le long terme, la voie la plus facile se révélait une impasse. Celui qui, à vingt cinq/trente ans, s’est bâti un CV montrant qu’il n’est pas un employé fiable et travailleur restera probablement toute sa vie en bas de l’échelle salariale. L’adolescente qui a un enfant et qui vit des aides du Welfare State est presque sûre de rester toute sa vie dépendante de ces aides. Et ainsi de suite.

Mais pour comprendre que cette voie facile est une impasse, il faut une capacité à percevoir les conséquences à long terme de certains comportements qu’il ne serait pas raisonnable d’attendre de la part de gens sans qualités particulières, comme Harold et Phyllis.

En 1960, Harold aurait gardé son travail au pressing, bien que ce travail soit pénible et inintéressant. Au bout de quelques années, parce qu’il se serait montré un employé sérieux, son patron lui aurait peut-être proposé un poste un peu plus intéressant et mieux payé. Petit à petit, en accumulant de l’expérience, en développant quelques compétences, en se bâtissant une bonne réputation, Harold aurait sans doute grimpé dans l’échelle salariale et serait passé d’un emploi précaire, mal payé et pénible, à un emploi relativement sûr, mieux rémunéré et moins désagréable. Sa vie et celle de Phyllis n’auraient pas été une success-story pour autant. Tous deux auraient sans doute continué à vivre petitement jusqu’à la fin de leurs jours. Leur vie aurait simplement été celle d’innombrables générations de travailleurs américains, qui commencent très bas et finissent moins bas, avec l’espoir raisonnable que leurs enfants s’élèveront plus haut qu’eux.

En termes purement économiques, il n’est pas sûr que leur comportement responsable aurait beaucoup rapporté à Harold et Phyllis, même dans le scénario modérément optimiste esquissé ci-dessus.
La vérité est que les motivations tangibles que la société, n’importe quelle société, peut offrir à de jeunes gens pauvres et sans talents pour bien se conduire sont essentiellement basées sur la crainte : « si tu n’étudies pas à l’école, nous t’expulserons ; si tu commets un délit, nous te mettrons en prison ; si tu ne travailles pas, nous rendrons ta vie si misérable que n’importe quel emploi te paraitra préférable. » Promettre davantage serait mentir.

Pourtant nous aurions tort de conclure que la vie d’Harold et Phyllis serait plus heureuse à l’ombre du Welfare State. À partir des années 1970, la charité publique a certes permis à presque tous les Harold et Phyllis de vivre en travaillant moins, voire plus du tout, mais elle a en même temps dégradé la qualité de leur vie d’une manière que les indicateurs économiques ne peuvent pas mesurer. Et nous touchons là au second effet — psychologique — pervers du Welfare State.

La prémisse essentielle qui a guidé la transformation de la charité publique en un État-providence tentaculaire est, nous l’avons vu, la négation de la responsabilité individuelle : ceux qui sont pauvres ne sont pas responsables de leur situation.

Avec cette transformation, les pauvres furent homogénéisés, d’un point de vue moral. Plus de distinction entre les pauvres méritants et les pauvres non méritants. Entre les travailleurs et les paresseux, entre ceux qui s’en sortent par eux-mêmes et ceux qui se laissent aller à dépendre de l’aide sociale, entre ceux qui se conduisent de manière responsable et ceux qui se conduisent de manière irresponsable : les pauvres sont tous des victimes.

Les agents de l’État-providence se mirent donc en devoir d’apprendre aux pauvres que ceux qui sont sans ressources ne sont pas responsables de leur situation, que l’aide sociale est un droit, et qu’il ne faut pas avoir honte de réclamer ses droits.

Mais si être aidé cesse d’être honteux, alors s’en sortir par soi-même cesse d’être honorable. Si ceux qui vivent des aides sociales ne doivent pas être considérés comme responsables de leur situation, alors ceux qui parviennent à se suffire à eux-mêmes ne peuvent pas non plus retirer de fierté du fait d’être indépendants. Autrement dit, l’État-providence a peu à peu ôté aux pauvres honnêtes et travailleurs la principale récompense de leur honnêteté et de leur labeur.

Outre le salaire, la satisfaction morale qui s’attache au fait de subvenir par soi-même à ses besoins et à ceux de sa famille est en effet, la plupart du temps, la seule satisfaction que peuvent procurer les emplois situés en bas de l’échelle salariale. Des emplois qui, en plus d’être mal payés, sont aussi, le plus souvent, répétitifs, salissants, pénibles, voire dangereux.

Cette satisfaction, cette fierté légitime de ne pas dépendre d’autrui, a beau être immatérielle elle n’en est pas moins très réelle, et elle était traditionnellement renforcée par les louanges accordées par la communauté à ceux qui se conduisaient de manière responsable — revers de la désapprobation qui attendait ceux qui se conduisaient de manière irresponsable.

Un homme qui occupait un emploi très subalterne, et qui grâce à cela subvenait aux besoins de son épouse et de ses enfants, pouvait avoir l’impression justifiée qu’il accomplissait quelque chose de réellement important. Qu’il était quelqu’un qui comptait, si bas que puisse être son statut social.

Mais dans la nouvelle configuration de l’État-providence, le message implicite est que celui qui persiste à exercer un emploi au bas de l’échelle plutôt que d’accepter des aides sociales est réellement un naïf ou un idiot, une dupe du « système ». Non seulement il est désormais possible de vivre sans travailler, mais en plus vivre sans travailler a cessé d’être déshonorant.

Cette dé-moralisation de l’indépendance et de la responsabilité individuelle produisit ses effets principalement sur les plus jeunes générations. Les plus âgés étaient relativement immunisés contre le nouveau chant des sirènes par les habitudes contractées au cours d’une vie laborieuse. Les plus jeunes, en revanche, étaient naturellement plus ouverts à la nouveauté et un nombre croissant d’entre eux cessa d’écouter les admonestations démodées de leurs parents. Comme le remarque Charles Murray, l’ironie amère de tout cela est que les parents les plus attachés à la vieille moralité étaient aussi, en général, ceux qui apprenaient à leurs enfants à prendre pour modèles les gens instruits et ayant réussi ; ces mêmes gens instruits qui venaient maintenant répandre la bonne nouvelle qu’il n’est pas honteux de dépendre de la charité publique.

L’État-providence est en général envisagé en termes purement économiques. Il ne s’agit, pensons-nous, de rien d’autre que de demander aux uns une portion de leur superflu pour accorder aux autres le nécessaire, pour reprendre les termes de Tocqueville. Envisagés en ces termes il est effectivement difficile d’opposer des objections sérieuses à l’État-providence. Pour quels justes motifs refuserions-nous d’aider nos frères dans le besoin alors que nous sommes dans l’abondance ? Nous pouvons discuter du montant du chèque, mais guère de son principe.

Cependant les statistiques et les analyses présentées par Charles Murray nous obligent à réaliser que cette manière de concevoir l’État-providence est largement trompeuse. Les transferts opérés par l’État-providence sont en partie des transferts monétaires des catégories plus aisées de la population (en pratique essentiellement les classes moyennes) vers les catégories moins aisées. Mais, bien plus souvent, les transferts sont non monétaires, et ils ont lieu à l’intérieur des catégories défavorisées. Les catégories les plus favorisées ordonnent ces transferts, mais ce sont les pauvres qui doivent en payer le prix.

Prenons le cas de la modification des règles scolaires. Ces modifications, rendant beaucoup plus difficile de punir et d’expulser les élèves perturbateurs, étaient motivées officiellement par le désir d’aider ces élèves perturbateurs, qui étaient considérés avant tout comme des victimes. Leur comportement s’expliquait, disait-on, par la situation socialement défavorisée qui était la leur et les punir pour ce comportement revenait à les punir pour être pauvres. Les élèves indisciplinés devaient donc rester à l’intérieur de l’école. La conséquence évidente est que la discipline à l’intérieur des salles de classe accueillant ces élèves « issus de milieux défavorisés » s’est beaucoup dégradée, pour ne pas dire que dans trop de cas elle a purement et simplement disparu et qu’il y est devenu impossible d’enseigner et d’apprendre.

Cette modification des règles ne coûte a priori pas d’argent à la collectivité, et cependant un transfert a bien été effectué. Pour améliorer la situation des élèves perturbateurs, nous dégradons la situation des élèves travailleurs et disciplinés. Nous opérons un transfert immatériel des bons élèves vers les mauvais élèves. Les mauvais élèves restent à l’école, mais les bons élèves ont plus de difficulté à apprendre puisque l’ambiance de la classe s’est dégradée.

En pratique ce transfert a presque toujours lieu des enfants issus des catégories défavorisées vers d’autres enfants des catégories défavorisées. Le fils de pauvre, qui est disposé à écouter ses professeurs, à travailler et à apprendre, doit abandonner l’occasion de s’instruire et de s’élever par l’école pour que le fils de pauvre qui n’est pas disposé à travailler et à apprendre puisse rester dans la même école que lui. Il ne saurait en effet être question de bâtir des filières différentes pour ces deux types d’élèves : les mêmes principes qui ont conduit à modifier les règles de la discipline scolaire conduisent aussi à refuser toute « ségrégation » scolaire, c’est-à-dire à séparer les bons élèves des mauvais.

Ces transferts des pauvres vers les pauvres sont au cœur de l’État-providence.

Lorsque des délinquants issus de milieux défavorisés, selon l’expression consacrée, sont laissés en liberté sous prétexte qu’ils sont avant tout des victimes du « système », les risques d’être victime de la criminalité augmentent avant tout pour les gens pauvres qui vivent dans les mêmes quartiers que ces délinquants. Ce sont eux, et non pas les catégories favorisées de la population, qui doivent abandonner une large part du bien que l’on nomme « sécurité » afin que les jeunes délinquants n’aient pas à être punis. Lorsque les programmes de formation professionnelle sont conçus en fonction des capacités des plus médiocres, ce sont les pauvres les plus capables qui doivent abandonner l’opportunité de développer leur potentiel professionnel. Lorsque les politiques sociales instillent l’idée que certains emplois sont trop dégradants pour être occupés, ce sont les pauvres qui préfèrent occuper ces emplois plutôt que de dépendre de la charité publique qui doivent abandonner une partie de ce qui faisait leur dignité personnelle.

D’une manière générale, l’État-providence, à partir du milieu des années 1960, a effectué des transferts considérables entre les pauvres, des pauvres les plus capables vers les pauvres les moins capables, des pauvres les plus honnêtes vers les pauvres les moins honnêtes, des pauvres les plus responsables vers les pauvres les moins responsables. En retour, l’État-providence a uniquement donné à ces pauvres méritants la seule chose qu’ils n’auraient jamais demandé : un accès plus facile à la charité publique.

Voir aussi

Idées reçues sur les blancs américains, écart moral et culturel croissant des classes sociales


Le financement des écoles dites privées au Québec et au Canada

Le philosophe Guy Durand écrit au Devoir :

Dans le texte intitulé « La nouvelle croisade », paru le 28 mars, le journaliste [du Devoir] Michel David donne des chiffres peu fiables, voire inexacts et susceptibles de fausser le débat sur le financement des écoles privées.

Il s’appuie d’abord sur le rapport Champoux-Lesage (2013) pour affirmer que les écoles privées au Québec sont subventionnées à 75 %. Or, selon les données du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES), la contribution de l’État représente plutôt environ 42 % des revenus totaux des écoles privées (Indicateurs de gestion 2013-2014 : établissements d’enseignement privés, page 8). Dans les faits, l’État verse aux écoles privées subventionnées 60 % de ce qu’il verse aux commissions scolaires pour les services éducatifs. Mais, une école dépense plus que des services éducatifs, par exemple, le coût d’entretien des bâtiments et équipements, les frais des divers services de soutien aux élèves, etc. D’où le 42 % du MEES.

Plus loin, le journaliste écrit que l’école privée n’est financée par l’État que dans quatre autres provinces canadiennes, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick ne donnant aucune subvention. Effectivement, le rapport de Pierre Fortin et Marc Van Audenrode (sept. 2013) met le Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta et la Colombie-Britannique dans la même catégorie que le Québec, mais pour dire qu’elles subventionnent de 40 % à 50 % des coûts totaux des écoles privées (page 14). Et en Ontario, les écoles privées ne reçoivent rien, mais tout le réseau des écoles séparées (Roman Catholic Schools) est subventionné à 100 %.