Pleines de bonnes intentions, les nouvelles règles en vigueur dans le management peuvent engendrer un conformisme moral et intellectuel au sein des entreprises, affirme l’essayiste. Qui appelle à résister aux excès de cette «vertu dangereuse». Depuis son succès de librairie La Comédie (in) humaine, écrit avec l’économiste Nicolas Bouzou, Julia de Funès s’est affirmée comme l’analyste de référence des dérives de la gestion contemporaine. Elle débusque comme personne les dangers des manifestes vertueux qui promettent le bien-être au travail grâce à l’inclusion, la diversité, l’intelligence collective et autres concepts généreux. Docteur en philosophie et diplômée d’un DESS en ressources humaines, Julia de Funès est moins une polémiste qu’une lanceuse d’alerte: son nouveau livre, La Vertu dangereuse, est un appel précis et argumenté à la résistance contre le prêt à penser. Et pas seulement au sein de l’univers professionnel, tant le politiquement correct imprègne la société dans son ensemble.
LE FIGARO MAGAZINE. — Jamais on a autant parlé de bien-être au travail et, pourtant, beaucoup de salariés se plaignent d’être malheureux dans leur environnement professionnel. Que se passe-t-il?
Julia DE FUNÈS. — En effet, cela fait des années que l’on espère une osmose ouatée entre collaborateurs, que l’on rêve de nager dans une harmonie radieuse, que les organisations développent des parcours bien-être, des politiques toujours plus innovantes de qualité de vie au travail, et certaines entreprises vont loin puisqu’elles créent des postes de «chief happiness officer» (officier en chef du bonheur!) tout en installant, c’est la dernière trouvaille, un petit boîtier baptisé «chief LOL officer», censé évaluer l’ambiance du bureau grâce à une intelligence artificielle. On n’en finit donc pas de miser sur le bien-être, or, jamais il n’y a eu autant de mal-être, d’arrêts de travail, d’arrêts maladie, de surmenage, de démission silencieuse (consistant à ne travailler qu’au minimum NDLR), de démotivation dans les organisations. Comment expliquer ce paradoxe? Le bien-être ne peut pas faire l’objet d’une politique managériale pour des raisons philosophiques de fond. Premièrement, le bien-être est absolument subjectif et indéfinissable. Si je demande à vos lecteurs quel serait leur bonheur ou leur mieux-être demain, j’aurais autant de réponses que de lecteurs! Quelqu’un de malade aura envie de recouvrer la santé. Quelqu’un de seul aura envie de retrouver les siens, etc. Autrement dit, le bien-être est une affaire entre soi et soi-même.
— Comment faire d’une notion si subjective un objet managérial?
— Toutes les tentatives qui cherchent à uniformiser et homogénéiser le bien-être s’avèrent au mieux vaines, au pire tyranniques. Regardons l’histoire, les pires crimes ont souvent été commis au nom du bien de l’humanité. Deuxièmement, le bien-être reste un état plus ou moins éphémère. Nous l’avons tous vécu dans nos vies, nous pouvons être heureux deux jours et malheureux les trois jours d’après. Alors, comment faire d’un état si incertain, si fluctuant un objet managérial? Enfin, le bien-être excède évidemment la sphère professionnelle. Si nos enfants sont très malades, nous serons malheureux dans notre travail, quand bien même tout sera mis en place pour notre bonheur. Rien que pour ces trois raisons de fond (c’est subjectif, contingent et au-delà de la sphère professionnelle), le bien-être ne peut faire l’objet d’une politique managériale. Travailler aux conditions d’un travail plus épanouissant et plus confortable pour chacun est une chose. Mais chercher à rendre les collaborateurs heureux en est vraiment une autre. C’est une vertu dangereuse.