lundi 19 novembre 2018

Conséquence de la légalisation de l'euthanasie ? Suspension de soins palliatifs de l’Hôtel-Dieu de Québec

S'agit-il d'une conséquence, somme toute logique, maintenant que l'État « offre » « l'aide à mourir dans la dignité », les soins palliatifs, nettement plus chers, sont nettement moins prioritaires.

Le Soleil rapportait le 15 novembre 2018 :
Le manque d’effectifs médicaux a entraîné la suspension des services externes en soins palliatifs de l’Hôtel-Dieu de Québec, a appris Le Soleil. Cette fermeture temporaire touche une centaine de patients non hospitalisés qui nécessitent un suivi en soins palliatifs pour contrôler leurs douleurs, souvent complexes.

«Je tiens à vous informer de la mise en place d’un plan de contingence en clinique ambulatoire de soins palliatifs à l’HDQ [Hôtel-Dieu de Québec] et à l’HEJ [Hôpital de l’Enfant-Jésus], dû à un manque de médecin», annonce la directrice des services professionnels du CHU de Québec, la Dre Maryse Turcotte, dans un communiqué interne destiné aux médecins et aux cadres des deux hôpitaux et dont Le Soleil a obtenu copie.

La Dre Turcotte explique qu’une réduction progressive des effectifs médicaux est observée en soins palliatifs au CHU de Québec depuis un peu plus d’un an. «Plusieurs mesures de compensation et de réorganisation des tâches ont été mises en place depuis pour maintenir les services offerts. Malgré cela, l’équipe médicale n’est malheureusement plus en mesure de maintenir le rythme», écrit-elle.

La décision de mettre temporairement la clé sous la porte de la clinique externe de soins palliatifs de l’Hôtel-Dieu de Québec, fermée depuis le 4 novembre, a été prise «pour se concentrer sur les soins aux patients hospitalisés». «Ainsi, malheureusement, aucune nouvelle référence ne pourra être prise en charge», précise la Dre Maryse Turcotte, ajoutant que «des mesures temporaires de soutien sont offertes aux patients touchés, dont la grande majorité sont déjà suivis par d’autres médecins et/ou [sic] infirmières pivot en oncologie».

Vérification faite auprès du service des communications du CHU de Québec, sur les 97 patients suivis à la clinique externe de soins palliatifs de l’Hôtel-Dieu, 15 n’ont pas de médecin. «Ceux-là doivent être référés à l’infirmière [pivot ou spécialisée en soins palliatifs], au pharmacien en soins palliatifs ou encore au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux [CIUSSS] de la Capitale-Nationale», précise la porte-parole Lindsay Jacques.

Selon Mme Jacques, le CHU de Québec est «actuellement en discussion» avec le CIUSSS de la Capitale-Nationale pour réorienter les nouvelles consultations et la clientèle en soins palliatifs. Depuis la fermeture de la clinique externe, une personne a dû être hospitalisée pour obtenir un suivi en soins palliatifs, précise la porte-parole du CHU de Québec.

À l’Enfant-Jésus aussi

Le document interne obtenu par Le Soleil nous apprend par ailleurs que les services externes de consultation en soins palliatifs de l’Hôpital de l’Enfant-Jésus sont aussi suspendus depuis le mois d’août. «Quelques suivis sont possibles à la pièce pour les cas les plus complexes. Les autres patients doivent se référer à leur médecin spécialiste ou à leur médecin de famille pour assurer leur suivi», précise la directrice des services professionnels du CHU de Québec.

Ce n’est pas la première fois que le manque d’effectifs en soins palliatifs fait
la manchette. Selon plusieurs médecins, le problème n’est pas étranger à la loi 20 et aux règles de prise en charge en cabinet, qui compliqueraient le recrutement.



Littérature jeunesse — entretien avec Madame Chouette

Entretien publié dans Éléments au sujet du livre Une bibliothèque idéale, que lire de 0 à 16 ans.


ÉLÉMENTS : Si l’on en croit une étude Ipsos, les jeunes de 4 à 14 ans passent plus de trois heures par jour devant les écrans. Les enfants lisent-ils encore ?

ANNE-LAURE BLANC. Une étude Ipsos de 2016 concluait, elle, que les jeunes Français aiment lire, mais qu’ils lisent assez peu : trois heures par semaine de lecture loisirs, avec une moyenne de 6 livres par trimestre. Sans surprise, les filles lisent plus que les garçons, surtout à l’adolescence. L’environnement familial joue un rôle déterminant : les enfants lisent quand les parents lisent.

L’édition jeunesse est un secteur très florissant, avec environ 18 % des parts de marché et près de 17 000 titres publiés l’an dernier. Néanmoins, 2017 a vu, pour la première fois, une baisse de 6,58 % de l’activité, en volume et en valeur, dans tous les secteurs. À surveiller !

ÉLÉMENTS : « Il n’y a rien de plus beau, ni de meilleur, ni de plus important au monde que de raconter des histoires », écrivait notre cher Pierre Gripari, qui plaçait au premier rang des bienfaiteurs de l’humanité les génies inconnus qui ont conçu l’histoire de Peau d’âne, de Blanche Neige ou de Cendrillon. Sans parler de génies inconnus, quels sont les grands conteurs actuels ?

ANNE-LAURE BLANC. L’ère des collecteurs de contes — Grimm, Arnason, Affanassiev — est achevée même si l’on exhume, ici ou là, un conte inuit ou bambara. Certains de ces contes de la tradition orale sont devenus le fonds le plus précieux d’une culture enfantine, alors même que le conte est tout sauf léger et naïf : il parle de la vie et de la mort, des généalogies et des transgressions, de la vertu, mais aussi de la ruse et des traquenards.

Parmi les conteurs « littéraires » des XIXe et XXe siècles, dans la lignée d’Andersen, j’évoquerais volontiers Alphonse Daudet (La chèvre de Monsieur Seguin), Oscar Wilde (Le géant égoïste), Carlo Collodi (Pinocchio), et bien sûr Saint-Exupéry (Le Petit Prince). Depuis les années 1970, le conte est souvent devenu une structure sans réel contenu. Peut-on nommer « conteurs » les auteurs de Fantasy et de féeries, tels Timothée de Fombelle, Pierre Bottero ou Erik L’Homme ? Les auteurs qui actualisent les récits mythologiques, comme Muriel Szac, avec les trois « feuilletons » d’Hermès, de Thésée et d’Ulysse (Bayard) ? Il me semble bien tôt pour se prononcer : laissons faire le temps.

ÉLÉMENTS : « La littérature jeunesse n’échappe pas à l’expansion du modèle culturel nord-américain », écrivez-vous. Quels sont les antido.es, si l’on veut épargner nos enfants ?

ANNE-LAURE BLANC. Les histoires de cow-boys ont laissé la place aux produits dérivés des dessins animés, à l’Heroic Fantasy, au Space Opera, de qualité très variable, et au Girly, romans roses d’une absolue vacuité. Ce déferlement est assez récent ; loin de moi l’idée de récuser Lyman F. Baum (Le Magicien d’Oz) ou Jack London ! Les antidotes ? Tout le reste (ou presque !) ; notamment les récits mythologiques et les romans historiques, liés à notre identité culturelle.

ÉLÉMENTS : Sous le nom de Madame la Chouette, vous animez un blogue dont la mission est, depuis 2012, de faire « découvrir les livres qui donnent aux enfants le goût de l’aventure, le sens de l’humour et une saine curiosité ». Quelles sont les tendances de la littérature jeunesse ?

ANNE-LAURE BLANC. Romans de société, uchronies et dystopies, polars, romans historiques, documentaires... On assiste, marketing oblige, à une débauche de titres. On y trouve, en cherchant bien, de vrais beaux livres qui devraient trouver leur place parmi les classiques de demain. Le « c’était mieux avant » traduit le plus souvent un biais dans l’analyse : n’est-ce pas plutôt le meilleur qui est resté ? Peu d’auteurs jeunesse ont su captiver plus d’une ou deux générations de lecteurs. Qui se souvient des romans de Pierre Maël ou de Marcelle Vigneron ? Très attachée à la transmission de notre patrimoine culturel, je propose aussi, à côté des nouveautés de saison, les textes de « grands auteurs » classiques qui peuvent donner envie aux jeunes d’entrer en littérature. Je pense à de très belles éditions de L’homme qui plantait des arbres de Giono (illustrations d’Olivier Desvaux, Gallimard Jeunesse) ou des Boîtes de peinture de Marcel Aymé, accompagnées des bois gravés de May Angeli (Les Éditions des Éléphants), à qui l’on doit aussi une superbe édition des Histoires comme ça de Rudyard Kipling (Le Sorbier).

ÉLÉMENTS : Vous semblez avoir un penchant pour le conte plutôt que le roman, ainsi qu’une inclination certaine pour les contes japonais, coréens...

ANNE-LAURE BLANC. La raison en est toute simple : il est plus rapide de recenser des albums que des pavés — or je me fais une règle de lire de A à Z tous les ouvrages que je chronique à raison de quatre « coups de cœur » hebdomadaires.

Cela dit, tout album illustré ne recèle pas un conte au sens strict ; on y trouve de la poésie, des fables animalières, de simples chroniques de la vie quotidienne, des récits mythologiques... Quant aux contes japonais ou coréens, ils sont souvent inspirés de belles valeurs traditionnelles : respect des ancêtres, caractère sacré de la nature, rituels quotidiens, jusqu’aux kamis, ces créatures facétieuses, tout cela parle aux enfants. De plus, les illustrateurs de ces albums allient élégance et inventivité graphique à un réel talent d’observation de la petite enfance.

Anne-Laure Blanc, Valérie d’Aubigny et Hélène Fruchard,
Une bibliothèque idéale, que lire de 0 à 16 ans ?

chez Critérion, 
288 pp., 
18 €.

Michigan — université annule « Monologues du vagin » car « toutes les femmes n’ont pas de vagin »

Les dirigeants d’une université du Michigan ont décidé d’annuler la représentation des Monologues du vagin pour cause de discrimination inacceptable, car « toutes les femmes n’ont pas de vagin ».

Selon The Ann Arbor News, le Centre de ressources pour les femmes de l’East Michigan University a mis le holà à la représentation de cette pièce emblématique du féminisme radical, car elle n’est destinée qu’aux femmes qui ont l’anatomie physique qui accompagne le sexe féminin...

La décision a été prise après que le Centre de ressources pour les femmes a mené une enquête sur « Les monologues du vagin ». Les opposants au drame se sont inquiétés du fait que la production exclue certaines femmes, notamment celles qui n’ont pas de vagin.

En raison des lois sur le droit d’auteur, la pièce ne peut pas être modifiée pour inclure les femmes transgenres. L’école s’est donc contentée de l’annuler complètement.

Le centre de ressources a publié la déclaration à la suite de l’annulation :

« Nous estimons que cette décision est conforme à la mission du Centre de ressources pour les femmes (CRF) consistant à reconnaître et à célébrer les diverses représentations des femmes sur le campus, ainsi qu’à la mission générale du Département de la diversité et de la participation communautaire, au sein duquel est hébergé le CRF, d’appuyer et de responsabiliser les minorités, les étudiants et les systèmes et structures difficiles qui perpétuent les inégalités. »

L’Université américaine a plutôt créé une nouvelle pièce intitulée « Monologues novateurs » pour « élargir la portée des organes génitaux féminins aux identités et organes multiples » et le Mount Holyoke College a décidé de mettre fin à sa performance annuelle de la production.

Triste nouvelle, car Radio-Canada aime beaucoup Les Monologues du vagin

États-Unis — La secte universitaire

La secte universitaire, extrait de l’article d’Andrew Marzoni paru dans le Washington Post le 4 novembre 2018.

Avec le recul, les preuves étaient omniprésentes : j’avais vu des larmes inutiles dans les yeux de mes camarades de classe, harangués aux heures de bureau pour avoir eu le culot de demander une lettre de recommandation à un conseiller universitaire. La vie d’autres personnes a été suspendue pendant des mois, voire des années, par le refus des membres du comité de thèse de programmer un examen ou de répondre à un courrier électronique. J’ai rencontré les épouses et amies de professeurs chevronnés, j’ai entendu des rumeurs selon lesquelles de réputés universitaires auraient été exilés à l’étranger dans des institutions sœurs à la suite d’affaires avec des étudiantes diplômées qui avaient mal tourné. [...]

Une directrice de département, formé en tant qu’organisateur communautaire dans les années 1960, a menacé d’utiliser la loi sur la liberté de l’information pour lire les courriers électroniques des étudiants diplômés ; elle aurait pu le faire, puisque nous étions techniquement des employés de l’État. Ailleurs, une collègue de haut rang a proposé à mon amie un acte sexuel que je ne saurais nommer dans ce journal avant même le début de son nouvel emploi. Après s’être plainte à son patron, elle a été démise de ses fonctions sous d’autres prétextes. J’ai vu des étudiants diplômés dont on s’attendait à ce qu’ils paient des verres de whisky à 16 dollars pour leurs conseillers avec des cartes de crédit presque en dépassement au bar de l’hôtel lors d’une conférence universitaire. Il n’est pas rare pour un universitaire à la recherche d’emploi de consacrer 10 % de son revenu annuel — l’équivalent de la dîme — pour participer à une seule conférence et passer un entretien (le billet d’avion, le logement, les frais d’inscription et les frais accessoires). Un conseiller a même demandé à un de mes collègues d’écrire une thèse de doctorat sur un thème différent de son mémoire de maîtrise qui portait sur un philosophe dont les vues ne concordaient pas avec celles dudit conseiller. [...]

Nous endurons ces indignités lors de la recherche de postes rares, voire inexistants. En novembre dernier, Inside Higher Ed a annoncé que le nombre d’emplois annoncés par la Modern Language Association [anglais et langues étrangères] en 2016-2017 avait diminué pour une cinquième année consécutive, atteignant ainsi un nouveau plancher. La liste des postes disponibles pour 2018-2019, publiée début octobre, contient actuellement moins de 50 emplois dans mon domaine, la littérature américaine. Bien que la liste continue d’être mise à jour tout au long de l’année et que tous les postes n’y figurent pas, le décompte final n’aura aucune incidence sur le nombre de doctorats décernés cette année : malgré la pénurie de postes, les programmes de sciences humaines ont décerné 5 891 doctorats en 2015, l’année de ma thèse, un record depuis que de telles données sont tenues en 1987. Près de trois fois plus que le nombre de postes publiés pour professeurs universitaires en anglais et en langues étrangères pour la même année universitaire.

Cette asymétrie contribue à une culture de dépendance et convainc les doctorants qu’ils doivent obéir aux ordres de leurs directeurs pour obtenir des emplois de plus en plus rares. C’est aussi, au moins en partie, le résultat de l’envie des membres permanents du corps professoral, avides de disciples, qu’ils aient ou non un emploi. Inévitablement, cela se traduit par un bassin grandissant de docteurs ou de doctorants qui enseignent sur une base complémentaire, gagnant souvent moins que le salaire minimum, sans avantages sociaux, empêtrés dans des relations professionnelles inéquitables semblables à ceux des employés de l’église que je connaissais en grandissant : insécurité financière et donc enclins à accepter des offres qu’ils ne peuvent pas refuser. Avec peu de formation pratique, même en enseignement, les étudiants diplômés qui s’aventurent hors de leur discipline peuvent paraître surqualifiés pour les employeurs qui se méfient de leurs titres universitaires, mais ils sont généralement sous-qualifiés, leur expérience concrète se limitant à des emplois de service et à des piges qui les maintiennent à flot d’un semestre à l’autre. Ces fidèles qui travaillent comme adjoint, que ce soit par nécessité ou par choix, gagnent généralement moins de 5 000 dollars par classe. En 2015, le Berkeley Labor Center de l’Université de Californie a signalé qu’un quart des membres du corps professoral travaillant à temps partiel bénéficiaient de la sécurité sociale, ce qui les privait d’alternative et d’issues possibles.

L’exploitation est la base de toute secte religieuse. Les auxiliaires d'enseignement, comme les membres d’un culte, sont généralement tenus de travailler, longtemps et durement pour une rémunération modique, au service de l’institution afin de prouver leur dévouement au monde universitaire. Contrairement aux stéréotypes selon lesquels les professeurs sont au mieux de purs esprits contemplatifs et au pire des pantouflards partisans, de nombreux universitaires utilisent leurs étés et leurs congés sabbatiques pour rattraper leur retard dans la rédaction d’articles et d’un livre prévu de longue date, travaillant jusqu’à 60 heures de travail par semaine. Le cliché « publier ou périr » contredit une exigence constante de prouver son engagement et sa valeur. Cela équivaut à une peur paralysante de se « ridiculiser intellectuellement », comme l’a dit un de mes mentors. Il est difficile de ne pas considérer ces abus comme des rites de passage au service d’une cause supérieure. Les universitaires peuvent se faire passer pour des adversaires endurcis aux normes dominantes et du pouvoir constitué, mais leurs rituels de droits acquis et leur loyauté diabolique envers le réseau de leur caste et envers des privilèges établis contredit cette prétention critique. Personne ne le dit à haute voix, mais tous les étudiants diplômés le savent bien : c’est le prix à payer pour avoir une chance d’entrer dans le sanctuaire de la « titularisation ». Suivez le chef spirituel ou préparez-vous à enseigner dans une école secondaire.

Comme d’autres qui ont pris conscience de cela, je n’ai pas été étonné lorsque j’ai appris la récente enquête sur le harcèlement sexuel d’Avital Ronell [ci-dessous], professeure de littérature comparée à la New York University [une déconstructiviste de gauche radicale], que j’ai abondamment citée dans ma thèse de doctorat. La campagne de diffamation lancée par nombre de ses célèbres collègues [parmi lesquels Judith Butler, mère de la théorie du genre] contre son accusateur, Nimrod Reitman, m’a encore moins étonné. Elle ressemblait aux tactiques de réduction au silence employées par l’Église de Scientologie ainsi que d’autres sectes. Ces universitaires ne parviennent pas, honteusement, à défendre les théories radicales sur lesquelles reposent leur carrière et leur réputation.


Ce sont les personnalités qui président aux grandes organisations professionnelles, enseignent dans les meilleures écoles, utilisent leur prestige pour offrir à leurs étudiants diplômés les meilleurs emplois (ou prétendent du moins le faire), ils rédigent même les « Écritures » que leurs disciples dissémineront. Jusqu’à sa mort en 1983, le fondateur de Living Word, John Robert Stevens, partageait beaucoup de traits avec ces saints universitaires. Ses textes sont des trames denses et complexes tissées de métaphores, de termes jargonneux et de références qui exigent l’interprétation d’autres gourous dont la proximité avec la source n’est pas toujours uniquement spirituelle ou intellectuelle. Ronell, pour sa part, a commencé à parler en invoquant son propre maître disparu : le philosophe Jacques Derrida. Comme le note Andrea Long Chu, décrivant son apprentissage auprès de Ronell, la professeure a écrit qu’elle avait été « conditionnée à accomplir toute servitude, sachant que passer du temps, que ce soit à l’école supérieure ou dans le cadre d’un corps enseignant, équivalait à des actes — ou des “passivités” — de sujétion dignes d’une secte. » Les réseaux d’adulation que Derrida et d’autres évangélistes de déconstruction ont ainsi tissés ressemblent à ceux d’autres dirigeants charismatiques : les Rajneesh, Sun Myung Moon, Marshall Applewhite et Jim Jones.

Le scandale Ronell devrait nous ouvrir les yeux sur le fait que l’université du XXIe siècle est devenue une institution absolutiste qui encourage les sycophantes et une ennemie de la dissidence. La faute ne réside pas tant dans une école de pensée particulière que dans l’institution universitaire elle-même.

Voir aussi

La protestation radicale dans les universités, un acte religieux ?

Australie — Le gouvernement conservateur veut sévir contre les universités qui briment la liberté d'expression

La liberté d’expression est une part fondamentale de ce qu’est une université. Fondamentale pour mener à bien des recherches et fondamentale pour que les étudiants puissent s’épanouir intellectuellement.

L’annonce du gouvernement selon laquelle l’ancien juge en chef Robert French dirigera une enquête sur la liberté d’expression dans les universités est à la fois bienvenue et importante. Les universités australiennes devraient saisir l’occasion de revoir et d’améliorer leurs politiques et leur culture institutionnelles.

Le ministre fédéral de l’Éducation, Dan Tehan, a déclaré que Robert French examinera les codes de conduite, les accords d’entreprise et les plans stratégiques, l’efficacité du cadre juridique existant et ce que d’autres pays font pour promouvoir la liberté d’expression à l’université.

Nos universités ne parviennent pas à protéger la libre recherche intellectuelle.

Le Bilan de la liberté d’expression sur les campus 2017 mené par l’Institute of Public Affairs a évalué plus de 165 politiques et actions dans les 42 universités australiennes. Il a révélé que les quatre cinquièmes des politiques et des mesures prises par celles-ci sont hostiles à la libre expression. Elle a également constaté que seules huit des 42 universités australiennes ont des politiques autonomes pour la liberté d’expression comme l’exige la loi de 2003 sur le soutien à l’enseignement supérieur.

Certaines politiques universitaires empêchent tout commentaire dit « insultant » ou « importuns », un langage « offensant » et même, dans certains cas, le « sarcasme ».

La politique de bonne conduite des étudiants à l’Université Curtin, par exemple, définit le harcèlement comme « toute forme de comportement indésirable ou importun qui vous est offensant ». L’Université La Trobe [famille huguenote émigrée en Angleterre] définit l’intimidation comme une « offense [ou délit selon la traduction] non intentionnelle » et insiste pour que les étudiants n’utilisent pas un langage qui causerait des « blessures émotionnelles ». Une douzaine d’universités, dont l’Université nationale australienne, Monash et l’Université de la Nouvelle-Galles-du-Sud, maintiennent des dispositions sur le blasphème qui interdisent d’offenser les gens en raison de leur religion.

Il y a également eu un certain nombre d’incidents préoccupants.

L’Université James Cook a licencié Peter Ridd après qu’il eut exprimé une opinion contraire au consensus dominant sur la Grande Barrière de Corail. La brigade antiémeute a été convoquée à l’Université de Sydney en raison d’une violente protestation contre la psychologue Bettina Arndt. L’université a fait payer aux étudiants des frais de sécurité liés à la conférence, ce qui ne fait qu’encourager un type de « droit de véto donné aux harceleurs » et aux censeurs. L’Université Victoria a annulé la projection d’un film critiquant les Instituts Confucius financés par la Chine.

Robert French sera en mesure d’élaborer un code de conduite inspiré de celui de l’Université de Chicago. La Déclaration de Chicago affirme qu’« il n’est pas du ressort des universités de protéger ses élèves des idées ou des opinions qu’ils trouveraient importunes, désagréables ou même profondément offensantes ». Tout en se félicitant des critiques formulées à l’encontre des orateurs invités, il conclut également qu’il est erroné d’« entraver ou de porter atteinte à la liberté d’expression d’autrui ». Suivant le précédent établi par une douzaine d’États américains, l’Australie devrait légiférer sur les principes de la déclaration de Chicago.

La réforme des politiques est bienvenue et importante. Néanmoins, le défi auquel sont confrontées les universités australiennes est plus vaste et plus profond.

Les universités australiennes manquent de diversité de points de vue — des perspectives différentes qui s’opposent les unes aux autres dans la recherche de la vérité. Cela conduit à une culture de censure dans laquelle les individus qui s’expriment sont traités comme des hérétiques, et des propositions telles que celles du Centre Ramsay pour la civilisation occidentale sont farouchement opposées.

Le manque de diversité des points de vue conduit également à l’autocensure. Plus tôt ce mois-ci, Andrew Marzoni a écrit dans le Washington Post que « l’université est une secte… enracinée dans la soumission à un dogme manifesté par une figure d’autorité » sous la forme de professeurs titulaires. [Pour plus détails, voir un large extrait de cet extrait ci-dessous.]

Florian Ploeckl, maître de conférences à l’Université d’Adélaïde, a averti qu’« il est plus facile d’obtenir un financement abondant si vous choisissez le bon sujet, il est plus facile de publier un article si vous ne faites pas de vagues, et la vie dans la faculté est plus facile si vous voyez le monde comme le font vos collègues. »

Le but d’une université est miné par une culture qui ne tolère pas la dissidence. La recherche dépend de personnes ayant des points de vue différents qui remettent en question les conclusions des autres pour éviter tout raisonnement motivé [un biais de confirmation par esprit panurgien dans la profession qui travaille en vase clos].

La réforme des politiques est un premier pas important, mais les universités australiennes ont un long chemin à faire pour redevenir des bastions de la libre recherche intellectuelle.

Source : The Australian, 15 novembre 2018

Qui est Peter Ridd

Le Pr Peter Ridd de l’université James Cook, à Cairns en Australie, qui enseigne la physique et participe aux travaux du Centre de recherches sur les eaux tropicales et les écosystèmes aquatiques, a simplement essayé d’être honnête en publiant de nombreux articles scientifiques rendant compte de ses constats : une grande partie des données « scientifiques » invoquées pour faire état de dommages importants subis par la grande barrière de corail « sont soit totalement erronées soit fortement exagérées », ainsi qu’il a déclaré lui-même au Herald Sun la semaine dernière.


« Un seul exemple : les taux de croissance du corail qui se sont supposément effondrés tout au long de la barrière corallienne ont au contraire un peu augmenté… Les incidences massives de décoloration le long du récif dont on prétend se servir pour apporter la preuve d’une dévastation d’origine humaine et irréversible sont presque certainement totalement naturelles », a déclaré le savant.

Pour Peter Ridd la grande barrière de corail est actuellement « dans une forme excellente » et elle repousse largement après des épisodes de décoloration et le cyclone. Ainsi, il rapporte que certaines parties du récif méridional ont vu leur masse de corail tripler en six ans après un cyclone particulièrement violent.

Que le professeur ait tort ou raison — après tout, ses affirmations, tout comme celle des réchauffistes, méritent d’être vérifiées, évaluées, passées au crible de l’expérience — il a du moins ouvert un débat qui attend une réponse scientifique. Mais c’est du débat dont l’université James Cook ne veut à aucun prix. Il a été jugé coupable de « faute professionnelle grave » et de « manque d’esprit collégial » — pour avoir contrevenu à la pensée unique…

L’affaire a été déclenchée après que Sky News eut invité le Pr Ridd à présenter ses arguments l’an dernier au mois d’août. Ridd s’était expliqué, ajoutant qu’il ne voyait pas comment continuer de faire confiance à des organisations scientifiques comme l’Institut australien des sciences marines ou encore l’Australian Research Council Centre of Excellence for Coral Reef Studies qui prêche les thèses les plus apocalyptiques.

La secte universitaire, extrait de l’article d’Andrew Marzoni

Avec le recul, les preuves étaient omniprésentes : j’avais vu des larmes inutiles dans les yeux de mes camarades de classe, harangués aux heures de bureau pour avoir eu le culot de demander une lettre de recommandation à un conseiller universitaire. La vie d’autres personnes a été suspendue pendant des mois, voire des années, par le refus des membres du comité de thèse de programmer un examen ou de répondre à un courrier électronique. J’ai rencontré les épouses et amies de professeurs chevronnés, j’ai entendu des rumeurs selon lesquelles de réputés universitaires auraient été exilés à l’étranger dans des institutions sœurs à la suite d’affaires avec des étudiantes diplômées qui avaient mal tourné. [...]

Une directrice de département, formé en tant qu’organisateur communautaire dans les années 1960, a menacé d’utiliser la loi sur la liberté de l’information pour lire les courriers électroniques des étudiants diplômés ; elle aurait pu le faire, puisque nous étions techniquement des employés de l’État. Ailleurs, une collègue de haut rang a proposé à mon amie un acte sexuel que je ne saurais nommer dans ce journal avant même le début de son nouvel emploi. Après s’être plainte à son patron, elle a été démise de ses fonctions sous d’autres prétextes. J’ai vu des étudiants diplômés dont on s’attendait à ce qu’ils paient des verres de whisky à 16 dollars pour leurs conseillers avec des cartes de crédit presque en dépassement au bar de l’hôtel lors d’une conférence universitaire. Il n’est pas rare pour un universitaire à la recherche d’emploi de consacrer 10 % de son revenu annuel — l’équivalent de la dîme — pour participer à une seule conférence et passer un entretien (le billet d’avion, le logement, les frais d’inscription et les frais accessoires). Un conseiller a même demandé à un de mes collègues d’écrire une thèse de doctorat sur un thème différent de son mémoire de maîtrise qui portait sur un philosophe dont les vues ne concordaient pas avec celles dudit conseiller. [...]

Nous endurons ces indignités lors de la recherche de postes rares, voire inexistants. En novembre dernier, Inside Higher Ed a annoncé que le nombre d’emplois annoncés par la Modern Language Association [anglais et langues étrangères] en 2016-2017 avait diminué pour une cinquième année consécutive, atteignant ainsi un nouveau plancher. La liste des postes disponibles pour 2018-2019, publiée début octobre, contient actuellement moins de 50 emplois dans mon domaine, la littérature américaine. Bien que la liste continue d’être mise à jour tout au long de l’année et que tous les postes n’y figurent pas, le décompte final n’aura aucune incidence sur le nombre de doctorats décernés cette année : malgré la pénurie de postes, les programmes de sciences humaines ont décerné 5 891 doctorats en 2015, l’année de ma thèse, un record depuis que de telles données sont tenues en 1987. Près de trois fois plus que le nombre de postes publiés pour professeurs universitaires en anglais et en langues étrangères pour la même année universitaire.

Cette asymétrie contribue à une culture de dépendance et convainc les doctorants qu’ils doivent obéir aux ordres de leurs directeurs pour obtenir des emplois de plus en plus rares. C’est aussi, au moins en partie, le résultat de l’envie des membres permanents du corps professoral, avides de disciples, qu’ils aient ou non un emploi. Inévitablement, cela se traduit par un bassin grandissant de docteurs ou de doctorants qui enseignent sur une base complémentaire, gagnant souvent moins que le salaire minimum, sans avantages sociaux, empêtrés dans des relations professionnelles inéquitables semblables à ceux des employés de l’église que je connaissais en grandissant : insécurité financière et donc enclins à accepter des offres qu’ils ne peuvent pas refuser. Avec peu de formation pratique, même en enseignement, les étudiants diplômés qui s’aventurent hors de leur discipline peuvent paraître surqualifiés pour les employeurs qui se méfient de leurs titres universitaires, mais ils sont généralement sous-qualifiés, leur expérience concrète se limitant à des emplois de service et à des piges qui les maintiennent à flot d’un semestre à l’autre. Ces fidèles qui travaillent comme adjoint, que ce soit par nécessité ou par choix, gagnent généralement moins de 5 000 dollars par classe. En 2015, le Berkeley Labor Center de l’Université de Californie a signalé qu’un quart des membres du corps professoral travaillant à temps partiel bénéficiaient de la sécurité sociale, ce qui les privait d’alternative et d’issues possibles.

L’exploitation est la base de toute secte religieuse. Les auxiliaires d'enseignement, comme les membres d’un culte, sont généralement tenus de travailler, longtemps et durement pour une rémunération modique, au service de l’institution afin de prouver leur dévouement au monde universitaire. Contrairement aux stéréotypes selon lesquels les professeurs sont au mieux de purs esprits contemplatifs et au pire des pantouflards partisans, de nombreux universitaires utilisent leurs étés et leurs congés sabbatiques pour rattraper leur retard dans la rédaction d’articles et d’un livre prévu de longue date, travaillant jusqu’à 60 heures de travail par semaine. Le cliché « publier ou périr » contredit une exigence constante de prouver son engagement et sa valeur. Cela équivaut à une peur paralysante de se « ridiculiser intellectuellement », comme l’a dit un de mes mentors. Il est difficile de ne pas considérer ces abus comme des rites de passage au service d’une cause supérieure. Les universitaires peuvent se faire passer pour des adversaires endurcis aux normes dominantes et du pouvoir constitué, mais leurs rituels de droits acquis et leur loyauté diabolique envers le réseau de leur caste et envers des privilèges établis contredit cette prétention critique. Personne ne le dit à haute voix, mais tous les étudiants diplômés le savent bien : c’est le prix à payer pour avoir une chance d’entrer dans le sanctuaire de la « titularisation ». Suivez le chef spirituel ou préparez-vous à enseigner dans une école secondaire.

Comme d’autres qui ont pris conscience de cela, je n’ai pas été étonné lorsque j’ai appris la récente enquête sur le harcèlement sexuel d’Avital Ronell [ci-dessous], professeure de littérature comparée à la New York University [une déconstructiviste de gauche radicale], que j’ai abondamment citée dans ma thèse de doctorat. La campagne de diffamation lancée par nombre de ses célèbres collègues [parmi lesquels Judith Butler, mère de la théorie du genre] contre son accusateur, Nimrod Reitman, m’a encore moins étonné. Elle ressemblait aux tactiques de réduction au silence employées par l’Église de Scientologie ainsi que d’autres sectes. Ces universitaires ne parviennent pas, honteusement, à défendre les théories radicales sur lesquelles reposent leur carrière et leur réputation.

Ce sont les personnalités qui président aux grandes organisations professionnelles, enseignent dans les meilleures écoles, utilisent leur prestige pour offrir à leurs étudiants diplômés les meilleurs emplois (ou prétendent du moins le faire), ils rédigent même les « Écritures » que leurs disciples dissémineront. Jusqu’à sa mort en 1983, le fondateur de Living Word, John Robert Stevens, partageait beaucoup de traits avec ces saints universitaires. Ses textes sont des trames denses et complexes tissées de métaphores, de termes jargonneux et de références qui exigent l’interprétation d’autres gourous dont la proximité avec la source n’est pas toujours uniquement spirituelle ou intellectuelle. Ronell, pour sa part, a commencé à parler en invoquant son propre maître disparu : le philosophe Jacques Derrida. Comme le note Andrea Long Chu, décrivant son apprentissage auprès de Ronell, la professeure a écrit qu’elle avait été « conditionnée à accomplir toute servitude, sachant que passer du temps, que ce soit à l’école supérieure ou dans le cadre d’un corps enseignant, équivalait à des actes — ou des “passivités” — de sujétion dignes d’une secte. » Les réseaux d’adulation que Derrida et d’autres évangélistes de déconstruction ont ainsi tissés ressemblent à ceux d’autres dirigeants charismatiques : les Rajneesh, Sun Myung Moon, Marshall Applewhite et Jim Jones.

Le scandale Ronell devrait nous ouvrir les yeux sur le fait que l’université du XXIe siècle est devenue une institution absolutiste qui encourage les sycophantes et une ennemie de la dissidence. La faute ne réside pas tant dans une école de pensée particulière que dans l’institution universitaire elle-même.