lundi 15 novembre 2021

Exaltation d’une laïcité qui impose un athéisme d’État, politique migratoire qui change la composition de la population du pays

Dans un essai puissant, Le Cabinet des antiques, publié aux Belles Lettres, le directeur du Figaro Histoire nous replonge aux origines de la démocratie pour mieux interroger l’évolution de celle-ci. Si la démocratie contemporaine est l’héritière lointaine du système mis au point il y a deux mille cinq cents ans par les Grecs, elle obéit désormais, selon Michel De Jaeghere, à des principes très différents de ceux de la démocratie antique.

LE FIGARO MAGAZINE. — Pourquoi êtes-vous allé chercher dans l’Antiquité grecque des modèles et des leçons politiques ? Ne s’agit-il pas d’un monde trop éloigné de nous pour avoir quelque chose d’opératoire à nous dire ?

MICHEL DE JAEGHERE. — Les Grecs sont souvent glorifiés pour avoir inventé la démocratie. Cela ne va pas sans malentendus, puisque la plupart de leurs intellectuels étaient réservés ou carrément hostiles (dans le cas de Platon) à ce régime, et que la démocratie contemporaine obéit à des principes qui sont, comme je m’efforce de le montrer dans ce livre, très différents de ceux de la démocratie antique. Ce qu’ont inventé les Grecs, c’est bien plutôt la politique. Ils en ont fait les premiers l’expérience en faisant de chacune de leurs cités le cadre d’une délibération sur le Bien et le Juste. Ils ont réfléchi et écrit sur cette pratique avec tout l’enthousiasme de la découverte, la fraîcheur de la première fois. Ils ont exploré les avantages et les inconvénients, les vertus et les vices des différents systèmes : la démocratie, l’oligarchie et la monarchie.

Servis par la liberté de pensée et la maîtrise de la discussion rationnelle que leur avait fait acquérir la vie civique, en même temps que par la curiosité d’un peuple de marins que ses navigations avaient mis au contact des civilisations du Proche-Orient, par enfin la possession d’une langue claire, propre à la démonstration, à la précision, à la synthèse, ils ont mis au point la plupart des concepts sur lesquels reste fondée notre vie politique. S’il faut se garder, en histoire, de tout anachronisme, il me semble que c’est l’honneur et la justification même de la discipline que de nous permettre de puiser dans le trésor de l’expérience du passé pour nous demander ce qu’il a à nous dire : ce qu’il a d’éternel parce qu’il touche aux permanences de la nature humaine.

Au Ve siècle avant notre ère, le siècle de Périclès et le grand siècle de la démocratie athénienne, on n’a gardé la trace de l’adoption par l’Assemblée que de sept nouvelles lois !

— Vous soulignez que la démocratie athénienne était différente de la nôtre. Est-ce seulement lié à une question d’échelle et au fait qu’il s’agissait une démocratie directe ?

— Il est certain qu’il s’agissait d’un système politique où chacun connaissait personnellement ceux qui étaient désignés pour conduire les affaires, où la vie politique consistait à trancher des questions dont les enjeux étaient extraordinairement concrets, où aucun gouvernement constitué ne se voyait doté du pouvoir d’imposer sa politique et ses choix, où le dernier mot revenait au peuple assemblé. Ces différences avec nos démocraties représentatives sautent aux yeux. Mais je me suis attaché à une autre, rarement soulignée, et qui me paraît bien plus significative. Elle tient à ce que cette démocratie ne se considérait pas comme nantie du pouvoir de se mettre elle-même au-dessus des lois : les lois non écrites, inébranlables, des dieux, dont se réclame Antigone ; les lois immémoriales reçues des ancêtres qui exprimaient la sagesse des nations.

L’essentiel de l’activité de l’Assemblée d’Athènes concernait la diplomatie, la guerre et la paix, l’adoption de décrets. Elle ressemblait à ce qui relève, chez nous, du pouvoir gouvernemental. L’Assemblée ne se mêlait pas de transformer la vie sociale pour faire droit aux changements d’humeur des citoyens. Celle-ci était réglée par des lois non écrites, considérées comme d’origine divine, ou par des lois écrites qu’on tenait pour vénérables, et qu’on se gardait de changer. Rédigées au début du VIe siècle (594 avant J.-C.) par un législateur qui avait pris en compte les coutumes des ancêtres en même temps que les nécessités du bien commun, les lois de Solon restèrent en vigueur, pour l’essentiel, pendant trois siècles. Or elles n’avaient pas été adoptées démocratiquement. Elles ne reflétaient pas la volonté populaire (certaines d’entre elles avaient, dit Plutarque, « mécontenté tout le monde »). Celle-ci s’y soumettait, cependant. Au Ve siècle avant notre ère, le siècle de Périclès et le grand siècle de la démocratie athénienne, on n’a gardé la trace de l’adoption par l’Assemblée que de sept nouvelles lois ! Dans le même temps, elle s’était livrée à d’innombrables débats de politique étrangère, et avait voté pas moins de 488 décrets.

— Le péché originel de la démocratie moderne serait, selon vous, de faire de la volonté générale un absolu. L’accusation n’est-elle pas paradoxale, alors que nos démocraties limitent la souveraineté populaire par l’action de nombreux contre-pouvoirs : juges, experts, institutions indépendantes qui ne tirent pas leur légitimité de l’élection ? On parle de droits fondamentaux au lieu de parler de loi naturelle, mais cela ne revient-il pas au même ?

— Non, ce n’est pas du tout la même chose. C’est même le plus souvent le contraire. Ce qu’on a considéré comme la loi naturelle, s’imposant aux pouvoirs publics, de Sophocle à saint Thomas d’Aquin en passant par Aristote et Cicéron, c’est une loi déduite non de la nature sauvage, mais de la nature humaine. La sagesse des Grecs les avait amenés à comprendre que la spécificité de l’homme tenait à un certain nombre de caractères : sa raison, sa sociabilité (celle qui fait de lui non seulement un animal politique, mais un être de communauté, dont l’humanité ne s’accomplit que dans et par l’appartenance à un groupe social), sa volonté, qui lui permet de choisir entre le Bien et le Mal, son sens de la Justice, qui lui donne d’instinct de les distinguer, son attirance pour le Vrai, le Beau et le Bien, sa capacité, enfin, à penser la transcendance, à chercher Dieu. Étaient réputés naturels les devoirs et les institutions qui permettaient à l’homme d’accomplir cette nature. Théoricien de la souveraineté au XVIe siècle, Jean Bodin reconnaissait qu’il n’appartenait pas au souverain d’aller contre la loi naturelle, que le monarque devait lui être soumis comme s’il en était lui-même le sujet.

— La Déclaration des droits de l’homme n’est-elle pas la traduction politique de ce qu’on appelait la loi naturelle ou loi divine ?

— La Déclaration des droits de l’homme de 1789, qui est le texte fondateur de la démocratie moderne, s’est appuyée sur une autre vision de la nature humaine. Elle ne s’est pas contentée de reconnaître, comme le faisaient légitimement les Grecs, que la loi devait, par principe de justice, être la même pour tous. Elle a proclamé que les hommes naissaient « libres et égaux en droits » et qu’ils étaient, réunis, souverains, sans qu’on puisse opposer à leur volonté aucune loi divine ou naturelle, aucun principe transcendant. Cette liberté et cette égalité ont été ainsi présentées, d’emblée, comme illimitées. Elles étaient, dès lors, dans leur principe même, destructrices des légitimes hiérarchies (que reste-t-il, si l’on prend l’affirmation au sérieux, de l’autorité des parents sur leurs enfants, ou de la distinction entre le citoyen et l’étranger ?) en même temps que fondatrices d’un individualisme pour lequel, selon le mot de Pierre Manent, la seule loi est celle qui garantit à l’individu de mener une vie sans autre loi que celle qu’il s’est donnée à lui-même.

Les contre-pouvoirs d’une société régie par la loi naturelle, ce sont les sociétés inégalitaires et contraignantes — la famille, la nation (entendue comme un peuple uni par une culture commune, une langue, une histoire partagée et aimée), l’école, l’université, autrefois la paroisse — au sein desquelles est éduquée la liberté de l’homme pour le détourner de son animalité, de ses désirs désordonnés, de ses passions, et le faire tendre vers sa fin en lui apprenant à respecter un certain nombre de devoirs. La loi naturelle les protège de l’intrusion de l’État dans l’exercice de cette mission. Les contre-pouvoirs que tolère la démocratie contemporaine ont au contraire le même objet qu’elle : défendre le caractère illimité des droits individuels. Or ce pouvoir s’exerce moins contre l’État qu’au détriment des sociétés hiérarchiques héritées de l’ordre ancien. C’est au nom de ces droits que la loi naturelle a été démantelée, et avec elle les institutions qui en étaient les dépositaires, laissant l’individu roi dans un tête-à-tête mortifère avec un État réputé émancipateur et bienveillant, mais toujours plus intrusif dans la vie quotidienne des citoyens.

— L’une des clés de la crise de la démocratie ne tient-elle pas pourtant au mépris de nos représentants pour la volonté générale ?

— L’exaltation de la volonté générale n’aura été, dans notre histoire, qu’une étape, nécessaire à la liquidation de la loi naturelle et à l’avènement de l’individualisme radical. La souveraineté de tous a ouvert la voie, par conséquent nécessaire, à la souveraineté de chacun, et la démocratie contemporaine est dès lors devenue le vecteur d’une idéologie tendue vers la destruction des institutions susceptibles d’y faire opposition, telles que la famille, l’Église ou la nation. On peut le vérifier dans la convergence impressionnante entre les lois sociétales qui ont mis en pièces le modèle de la famille traditionnelle, l’exaltation d’une laïcité qui prend appui sur la menace (certes réelle) de l’islamisme pour mettre en place un athéisme d’État, la construction européenne et la politique migratoire, qui ont dépossédé le pays de sa souveraineté et changé la composition de sa population. Mais ce régime ne s’est imposé qu’en utilisant le prestige, le vocabulaire et quelques-uns des principes de la démocratie antique, singulièrement celui qui veut que la décision politique appartienne à la majorité. Il arrive souvent que ces deux logiques soient en harmonie : lorsque, cédant aux attentes des parties basses de l’âme, la cupidité, la recherche du confort, des satisfactions immédiates, la majorité se prononce pour un renforcement toujours plus outrancier des droits individuels. Il peut arriver pourtant (et ce fut le cas en 2005) qu’elles entrent en contradiction. Qu’une majorité se déclare en faveur des institutions dont la démocratie contemporaine a programmé la destruction, mais dont les peuples ont conservé la nostalgie, singulièrement quand il s’agit de la famille ou de la nation. On dira alors que la majorité a été égarée par un réflexe « populiste ».

— Justement, ce que l’on appelle le « populisme », n’est-ce pas tout simplement la démocratie ?

— Ce qui est « populiste », c’est ce qui est populaire, parfois majoritaire, sans devenir pour autant démocratique, parce que cela relève de l’attachement à des institutions dont la démocratie contemporaine a mis en œuvre le dépassement. On s’en remettra dans ce cas à une petite élite de sachants, d’oligarques plus démocrates que le peuple, car plus conscients de ce que la démocratie contemporaine n’est pas essentiellement une technique de gouvernement, mais un objectif : celui de la disparition de toute entrave à l’émancipation de l’individu vis-à-vis de ses liens traditionnels. La construction européenne et la politique migratoire qui ont été poursuivies depuis soixante ans échappent, de ce point de vue, légitimement à la volonté populaire, car elles tendent l’une et l’autre à détruire des nations perçues comme des structures porteuses d’inégalités et de discriminations en empêchant le grand brassage indifférencié des personnes, des cultures et des civilisations. Les institutions européennes peuvent ainsi apparaître comme la quintessence de la démocratie contemporaine dans ce qu’elle a de plus étranger à la démocratie antique : des procédures opaques y permettent à une oligarchie déracinée et irresponsable de légiférer sans nul souci des traditions, des lois humaines ou divines, non plus que de la volonté populaire. Elles tirent pourtant leur label démocratique du caractère libertaire des décisions qu’elles prennent et qu’on pourra imposer autoritairement. La politique migratoire relève quant à elle du « coup d’État démographique », puisque par la combinaison de l’ouverture des frontières et d’un accès indifférencié des nouveaux venus à la nationalité française on a, sachant pertinemment son opposition, changé contre son gré la composition d’un peuple français que l’on a pourtant continué, pour rire, à proclamer souverain.

 

 

Le Cabinet des Antiques,
de Michel De Jaeghere,
publié le 27 octobre 2021
aux Belles Lettres
à Paris,
576 pp.,
ISBN-10 ‏ : ‎ 2 251 450 548
ISBN-13 ‏ : ‎ 978-2251450544


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