Des universitaires américains, qui enseignent eux-mêmes l’histoire ancienne, mènent une croisade pour… limiter l’enseignement de l’héritage gréco-romain. Cet activisme absurde résulte de la passion de condamner le passé de façon moralisatrice, comme le démontre Raphaël Doan dans les colonnes du Figaro. Raphaël Doan est agrégé de lettres classiques, ancien élève de l’École normale supérieure et de l’ENA. Il a publié Quand Rome inventait le populisme (éd. du Cerf, 2019).
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« Les civilisations grecque et romaine, sont restées omniprésentes dans nos imaginaires. » |
Faut-il brûler l’héritage gréco-romain ? Cette question saugrenue n’émane pas d’un Wisigoth du Ve siècle, mais des meilleures universités américaines du XXIe.
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Dan-el Padilla Peralta | |
Un professeur d’histoire romaine de Stanford, Dan-el Padilla Peralta (ci-contre), a ainsi qualifié ce que les Anglo-saxons appellent les classics, à une conférence de la Society of Classical Studies de janvier 2019, de matière « mi-vampire, mi-cannibale ».
« Loin d’être extérieure à l’étude de l’Antiquité, affirmait-il, la production de la blanchité réside dans les entrailles même des classiques. » Aussi concluait-il, sous les applaudissements :
« j’espère que la matière va mourir, et le plus tôt possible. »
Padilla est loin d’être seul dans cette croisade. Pour un autre professeur de Stanford, Ian Morris, « l’Antiquité classique est un mythe de fondation euro-américain. Est-ce qu’on souhaite vraiment ce genre de choses ? » Johanna Hanink, professeur associé de lettres classiques à l’université de Brown, voit dans la discipline « un produit et un complice de la suprématie blanche. » Donna Zuckerberg, classiciste et fondatrice du site Eidolon, se demande si l’on peut sauver une « discipline qui a été historiquement impliquée dans le fascisme et le colonialisme, et qui continue d’être liée à la suprématie blanche et à la misogynie. »
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Ian Morris |
Conclusion logique : une colonne régulière sur son site pour appeler à « tout détruire par les flammes » une expression courante de ce mouvement. Bref, résume Nadhira Hill, doctorante en histoire de l’art et archéologie à l’université du Michigan, « les classiques sont toxiques. »
Ce n’est pas la première attaque subie par les études anciennes, mais elle est inédite de la part de spécialistes de l’Antiquité et par son ambition destructrice.
Ce n’est bien sûr pas la première attaque subie par les études anciennes. Mais elle est inédite par son caractère kamikaze — de la part de spécialistes de l’Antiquité — et par son ambition explicitement destructrice.
Longtemps, le débat public sur l’intérêt de ces études, cristallisé dans la question de l’enseignement du latin et du grec, a porté sur l’utilité de ces disciplines. Est-il encore nécessaire, au XIXe, XXe ou XXIe siècle, d’étudier ces civilisations mortes il y a deux millénaires ? Nos élèves n’ont-ils pas mieux à apprendre ? Le monde n’a-t-il pas changé ?
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Nadhira Hill
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À la limite, certains y voyaient une matière élitiste, bourgeoise, un peu snob, justement parce qu’elle semblait inutile. Toutefois, même chez les adversaires du latin et du grec, on affichait une déférence polie : on les jugeait superflus, mais il ne serait venu à l’idée de personne d’y voir une influence néfaste. Tout au plus débattait-on de la nature de notre lien à ces civilisations anciennes.
Face à ceux qui voyaient dans les Grecs et les Romains la source d’une grande tradition dont nous étions les héritiers, et qui méritait d’être étudiée en tant que telle, d’autres affirmaient s’y intéresser au contraire comme à de riches mondes perdus, sans aucune ressemblance avec le nôtre, et pour cette raison même intéressants, car fortement exotiques.
Parmi les premiers, la plus importante figure française a été Jacqueline de Romilly, qui a consacré la majorité de sa carrière à défendre une « certaine idée de la Grèce » propre à inspirer le monde contemporain ; dans le camp d’en face, on compte des savants comme Jean-Pierre Vernant ou Paul Veyne, qui se plaisent à révéler l’étrangeté des mondes antiques. Mais cette opposition intellectuelle, au demeurant parfaitement amicale, se dissipait sur un point : tous étaient d’accord pour défendre l’extrême intérêt de l’étude des civilisations classiques, et aucun ne la jugeait dangereuse.
La nouvelle guerre qui fait rage en Amérique est de toute autre nature. Il s’agit de spécialistes de l’Antiquité, ayant consacré leur vie à ces études, et qui pourtant les condamnent et aspirent à les voir brûler. Comme ce qui s’invente dans les universités aux États-Unis surgit souvent chez nous quelque temps plus tard, il n’est pas inintéressant de chercher les raisons d’une telle manie destructrice.