lundi 10 mai 2021

« L’élite diplômée croit mériter son succès et ne se sent désormais aucun devoir »

Dans La tyrannie du mérite, traduit en français chez Albin Michel, le professeur renommé de philosophie politique à l’Université de Harvard analyse l’obsession du diplôme depuis quarante ans dans nos démocraties. Selon Michael Sandel, l’élite diplômée développerait une forme d’ingratitude envers la société. Elle mépriserait les « perdants », qui, en retour, nourriraient un grand ressentiment. Extraits d’un entretien accordé au Figaro.


LE FIGARO. — Votre livre commence par la révélation en 2019, aux États-Unis, d’un réseau de tricherie permettant à des parents fortunés de faire entrer leurs enfants dans de prestigieuses universités de l’Ivy League moyennant finances. Qu’a révélé ce scandale ?

Michael SANDEL.  Pour faire entrer leurs enfants dans des universités prestigieuses, des parents fortunés ont fait appel à un consultant qui non seulement a soudoyé certains responsables d’université, mais a également créé de faux documents. Ça a été un scandale et ils ont été poursuivis en justice. Cet épisode a révélé combien l’accession au diplôme est devenue obsédante dans la méritocratie américaine, au point que des parents désespérés emploient des moyens illégaux pour y parvenir. Mais cela a révélé aussi le rôle de l’argent dans la méritocratie.

Car, en réalité, les voies légales d’entrée à l’université favorisent aussi les plus riches, puisque deux tiers des étudiants de l’Ivy League (groupe des huit universités privées du nord-est des États-Unis les plus prestigieuses du pays, NDLR) viennent de familles très aisées. Plus votre famille est riche, plus il y a de chances que vous obteniez de bons résultats aux examens d’entrée. En cela, la discrimination positive n’est qu’une solution tronquée, qui aide les étudiants issus de minorités raciales et ethniques défavorisées, mais ne prend pas en compte les autres. Et, de ce fait, les étudiants issus de familles pauvres ou issus de la classe ouvrière ont un gros désavantage et sont sous-représentés dans les universités.

Un documentaire sur ce scandale des admissions a été diffusée par Netflix

 Quand cette obsession pour le diplôme a-t-elle débuté en Occident ?

— Elle s’est déployée au cours des quatre dernières décennies, et cela a à voir avec deux tendances de la mondialisation néolibérale. Celle-ci a creusé les inégalités. Mais elle a également enclenché un changement d’attitude envers le succès, avec un fossé plus profond entre les soi-disant gagnants et les perdants. Et ce parce que les gagnants de la mondialisation en sont venus à croire que leur succès était le leur, à la mesure de leur mérite et de leur réussite éducative. Ils ont fini par penser que les perdants le sont parce qu’ils ont échoué à acquérir l’instruction nécessaire pour s’épanouir dans l’économie mondialisée.

À mesure que les inégalités se sont creusées, l’avantage économique à avoir un diplôme s’est amplifié. Les avantages de revenu des diplômés sur les non-diplômés se sont accentués en même temps qu’ont été gonflés l’estime sociale et le prestige associés au fait d’être diplômé plutôt que d’exercer un métier qui ne nécessite pas d’études. L’enseignement supérieur est devenu le gardien, l’arbitre du succès dans une société méritocratique axée sur le marché. Cela a contribué à l’intensification de la compétition pour l’admission dans les universités d’élite hautement sélectives.

 

Les emplois de col blancs (ingénieurs, informaticiens, radiologistes, etc.) sont de plus en plus délocalisés

— Ne pensez-vous pas que le mépris, l’arrogance de l’élite envers ceux qui n’y appartiennent pas est un phénomène universel ? En quoi le mépris des élites méritocratiques est-il différent ?

— Vous avez raison. Ceux qui sont au sommet ont toujours trouvé un moyen de croire qu’ils méritaient leur place et que ceux qui sont en bas la méritaient aussi. C’est une tendance universelle. Mais, à la différence de notre société méritocratique, dans les sociétés aristocratiques ou de caste, cette histoire était moins crédible, car, si le sort d’une personne était déterminé par l’accident de sa naissance, alors tout le monde savait au fond que c’était une question de chance. Que ce succès et cette richesse n’étaient ni mérités ni gagnés.

La société américaine prétend être supérieure aux sociétés aristocratiques précisément parce que les gens ne sont pas « coincés » dans leur classe d’origine. […] Les gens sont libres de travailler dur pour exercer leurs talents. Et donc, contrairement aux sociétés aristocratiques, ceux qui réussissent méritent leur succès. Et ils développent une forme d’ingratitude envers la société. Vous connaissez l’expression française « noblesse oblige »… Eh bien, tout cela a disparu : la nouvelle élite ne se sent plus aucun devoir, contrairement à l’aristocratie, car elle croit ne devoir son succès qu’à elle-même.

— La société américaine repose en particulier sur le mythe de l’autodidacte, l’idée qu’en travaillant dur n’importe qui peut se hisser en haut de l’échelle sociale. Ce mythe n’existe plus ?

— Il existe encore. La croyance selon laquelle l’ardeur au travail amènera au succès et à la capacité de s’élever persiste. Selon un sondage récent réalisé au niveau international, quand on demande si travailler dur est important pour réussir dans la vie, 73 % des Américains disent oui, pour 25 % seulement des Français. Mais, paradoxalement, la mobilité sociale est légèrement supérieure en France qu’aux États-Unis. Comparés à de nombreux pays européens, et notamment les pays du Nord, les États-Unis ont moins de mobilité sociale, mais plus de croyance que cette mobilité sociale est possible. Si vous naissez dans une famille pauvre, la probabilité de devenir riche étant adulte est de seulement 1 sur 10 ou 12. Et ce hiatus entre le mythe et la réalité conduit à un immense ressentiment et une grande frustration.

— Vous expliquez dans votre livre que les populistes, et en particulier Trump, ont su exploiter cette frustration que génère la société méritocratique. Comment ?

— Les démocrates, de Bill Clinton à Barack Obama, en passant par Hillary Clinton, ont mis l’accent sur l’augmentation de la mobilité ascendante grâce à l’enseignement supérieur. Tout leur message était : si vous voulez être compétitif et gagner dans l’économie mondiale, allez à l’université. Ce que vous gagnerez, disaient-ils, dépendra de ce que vous apprenez. Mais ils ne se sont pas rendu compte que ce conseil apparemment inspirant était une insulte implicite à ceux qui ne sont pas diplômés. La « diplomanie » est la dernière discrimination acceptable.

Les élites éduquées dénoncent le racisme, le sexisme, mais sont sans complexes quand il s’agit de critiquer les moins éduqués. Si vous n’êtes pas allé à l’université et si vous avez des difficultés économiques, votre échec est de votre faute. Cette manière de traiter les inégalités par la mobilité ascendante individuelle à travers l’enseignement supérieur a eu pour effet d’aliéner les personnes sans diplôme universitaire. Et cela a créé du ressentiment contre les élites bien qualifiées et bien éduquées. Aux États-Unis, deux tiers de la population n’a pas de « bachelor » [licence]. En Europe aussi. Donc c’est une erreur d’avoir créé une économie qui affirme que la condition nécessaire d’un travail digne et d’une vie décente est un diplôme universitaire que la plupart des gens n’ont pas.

Cette démesure méritocratique a créé une immense frustration envers les élites qualifiées qu’ont exploitée des gens comme Trump. C’est une des raisons pour lesquelles les classes populaires ont abandonné les partis de gauche, qui étaient les partis de travailleurs, mais sont devenus les partis des diplômés. Les partis de droite populiste ont récupéré cet électorat non diplômé. C’était le clivage le plus frappant lors des dernières élections américaines. Deux tiers des hommes blancs sans diplôme ont voté pour Trump.

L’une des conséquences de la méritocratie est l’apparition d’un discours technocratique, qui substitue aux clivages idéologiques la division entre « intelligent et stupide »…

La valorisation des personnes bien qualifiées et bien éduquées a conduit à un nouveau tournant dans le discours public. On n’évalue plus les politiques publiques en termes de gauche ou de droite, de juste ou d’injuste, de promotion de l’égalité et de lutte contre les inégalités, mais en termes technocratiques apparemment neutres, « intelligent » (« smart » NDLR) contre « stupide ». Cela est lié au jargon de l’ère numérique, car maintenant nous parlons de téléphones intelligents (smartphones), de bombes intelligentes, de thermostats intelligents, et même de grille-pain intelligents. De même, « intelligent » est devenu une rhétorique de gouvernement.

Obama par exemple, en technocrate invétéré, ne cessait d’employer ce mot pour qualifier ses politiques : il parlait de « diplomatie intelligente » de « régulations intelligentes » d’« investissements intelligents » de « politique commerciale intelligente » etc. C’est un exemple de la façon dont la méritocratie et la technocratie s’associent dans le discours public. Cela renforce également l’idée que les experts plutôt que les citoyens devraient décider de la politique en démocratie parce que décider de la politique est une question d’intelligence plutôt que de bien ou de mal ou juste contre injuste.

— N’est-il pas normal que les gens les plus intelligents et les plus qualifiés dirigent les affaires publiques ?

— Nous préférons généralement des gens bien éduqués pour gouverner. 

Mais ce qui rend quelqu’un capable de gouverner, ce n’est pas seulement l’expertise technocratique. C’est aussi une identification à tous les membres de la société. Et parfois, être trop instruit peut vous couper du réel. Il y a un livre très célèbre sur les conseillers politiques de Kennedy qui ont conduit les États-Unis dans le fiasco de la guerre du Vietnam et qui s’appelait The Best and Brightest (« les meilleurs et les plus brillants »), un titre ironique puisqu’il montrait que la débâcle du Vietnam avait été conduite par les esprits les plus brillants, les technocrates les plus qualifiés qui aient jamais été rassemblés à Washington. Et ça a continué pendant quarante ans.

Notamment pendant la crise financière de 2008 où l’élite a renfloué les banques et sauvé Wall Street tout en faisant très peu pour les gens ordinaires qui avaient perdu leurs maisons et leurs emplois. Les experts et les technocrates, pour la plupart économistes ont assuré que la mondialisation néolibérale, le prétendu consensus de Washington allait accroitre le PIB et que certes, il y aurait des gagnants et des perdants, mais que les gains des gagnants couvriraient les pertes des perdants. Mais cela a créé des inégalités de plus en plus profondes, une stagnation des salaires, la dérégulation de la finance et les délocalisations de l’industrie, tout cela a conduit à un immense ressentiment qui a pavé la voie à Donald Trump.

Et c’est ainsi que l’expertise technocratique de l’ère méritocratique a mal tourné. Pendant cette pandémie, nous avons vu ce ressentiment à l’égard des experts se diriger envers les spécialistes de la santé publique, ceux qui nous disent que nous devons porter des masques et que nous devons nous éloigner socialement et que nous devons nous faire vacciner. La conséquence de l’ère méritocratique, c’est que l’expertise est désormais hautement politisée. De sorte que Trump et ses partisans étaient contre le port de masques et dans certains cas, très sceptiques quant au vaccin. La défiance envers les experts est devenue un problème politique.

— Mais la méritocratie n’est-elle pas, pour paraphraser Churchill, le pire des régimes à l’exception de tous les autres. Quelle est l’alternative ?

— Le contraire de la méritocratie n’est pas l’aristocratie, c’est la démocratie. Et j’entends par là une notion civique de démocratie plus forte que celle que nous avons actuellement. Nous devons changer le projet politique, en nous concentrant moins sur le souci d’équiper les gens pour une compétition méritocratique et davantage sur le renouvellement de la dignité du travail. Rendre la vie meilleure pour la majorité des gens qui n’ont pas de diplôme. Par exemple, nous investissons énormément d’argent dans l’enseignement supérieur, mais nous négligeons la formation professionnelle et technique. Nous devons redonner de la dignité et du prestige à des formes de travail qui ne nécessite pas d’être très qualifié [intellectuellement]. Je pense qu’il faut aller au-delà du credo libéral sur l’égalité des chances et travailler à l’égalité des conditions, qui n’est pas l’égalité de résultats qui bien sûr est utopique.

Il faut créer au sein de la société civile des institutions mixtes, des espaces publics et des lieux communs (écoles, bibliothèques, parcs, centres de santé, évènements sportifs et culturels) qui rassemblent des personnes de différents milieux sociaux. Car le problème de notre société méritocratique divisée entre gagnants et perdants, c’est que ceux qui sont riches et ceux qui ont des moyens modestes sont de plus en plus séparés dans la vie sociale. Ils vivent, consomment et se divertissent dans des lieux différents, envoient leurs enfants dans des écoles différentes. Or, si la démocratie n’exige pas une égalité parfaite, elle exige que des personnes d’horizons différents se rencontrent, se heurtent au cours de leur vie quotidienne, car c’est ainsi que nous apprenons à négocier et à vivre avec nos les différences et c’est ainsi que nous prenons soin du bien commun.

 

La tyrannie du mérite
Qu’avons-nous fait du bien commun ?,
de Michael J. Sandel,
chez Albin Michel,
publié le 17 mars 2021,
384 pp.,
22,90 €
ISBN-13 : 978-2226445599 


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