vendredi 3 mars 2023

France — Salaires faibles, surveillés, affectations et mutation rigides, faible niveau des élèves, le métier de prof

À 50 ans, Émilie regarde derrière elle avec amertume. Fille d’enseignants, elle a embrassé la carrière avec enthousiasme, motivée par un métier ayant pour elle du sens, « instruire les plus jeunes », permettant aussi, par ses horaires, « d’être présente pour ses propres enfants ». Divorcée depuis plusieurs années, elle est directrice d’école depuis plus de quinze ans. Dans une zone socialement défavorisée. Avec 27 ans d’ancienneté, elle touche 3 200 euros nets. Ce sont les conditions d’exercice dégradées qui la révoltent.


« L’accueil, avec peu de moyens, d’élèves en situation de handicap de plus en plus nombreux, le manque d’AESH, les signalements d’enfants potentiellement maltraités, la gestion des parents difficiles, lâche-t-elle. Et les réunions, qui n’en finissent pas de brasser du vent, les dossiers et formulaires à remplir pour “rendre compte” à une inspection qui doit être au courant de nos moindres faits et gestes. » Dans ce sombre tableau reste la « joie », cependant, de voir débarquer chaque année dans son école tous ces nouveaux visages d’enfants âgés de 3 ans. « Mais quand je vois arriver un contractuel à qui est confiée une classe de CM1 et qui ne maîtrise pas le subjonctif présent, je suis juste effondrée », assène-t-elle.

Des témoignages comme celui d’Émilie, on en lit beaucoup, ces dernières années. Et les professeurs, ces fonctionnaires de catégories A (ils sont 859 000, sur un total de 5,7 millions de fonctionnaires), sont de plus en plus nombreux à jeter l’éponge. En 2021-2022, le nombre de déserteurs a atteint un niveau jusqu’alors jamais observé : 2 411 enseignants ont quitté le métier volontairement, selon le dernier bilan social de l’éducation nationale. Soit 0,34 % des effectifs. Une proportion qui pourrait paraître dérisoire, si elle n’indiquait pas une tendance.

En 2008-2009, seul 0,05 % des troupes (364 enseignants) choisissaient de partir. Fait plus inquiétant encore, parmi les professeurs partis l’an dernier, 749 étaient des « stagiaires », ces jeunes enseignants découvrant la réalité du métier. Des fonctionnaires ayant décroché le concours (porté à bac+5 depuis 2022), et qui, pendant un an, exercent dans les écoles, collèges ou lycées, à temps plein (s’ils ont décroché un master métiers de l’enseignement, dit « Meef », qui comporte des périodes de stages devant les élèves) ou à mi-temps (s’il s’agit d’un master « classique »). Pour une rémunération nette de 1657 euros dans le premier cas, et de 1 571 dans le second. Une perspective qui exige une motivation évidente, pour ne pas dire une vocation. Une fois titularisés, les jeunes enseignants commencent à 1 924 euros nets mensuels. Mais, « à la rentrée 2023, aucun enseignant ne démarrera sa carrière à moins de 2 000 euros », ne cesse de répéter le ministère de l’Éducation, alors que les promesses électorales d’Emmanuel Macron ont fait miroiter à la profession une augmentation « substantielle ».

Formation déconnectée des réalités

« Je comprends pourquoi le métier n’attire plus. Avec les conditions d’exercice et cette impression d’être laissé à l’abandon tout en étant fliqué, comment peut-on encore avoir envie de passer le concours ? » s’interroge Anna(*), 23 ans, étudiante en deuxième année de master Meef, qui a été à deux doigts de jeter l’éponge, après un premier semestre éprouvant. Un « enfer » où se sont cumulés les cours à l’inspé (l’institut de formation au professorat) pour préparer le concours, le travail sur son mémoire et la préparation de ses cours, deux jours par semaine, pour ses élèves de CM1-CM2, dans une école de Pantin (93), où elle a été affectée cette année. « On ne peut rien faire à 100 %. Pendant mes heures de formation à l’inspé, je prépare les cours pour ma classe. J’aime ce métier, je ne souhaite que la réussite de mes élèves, mais le fait d’être visité deux fois par an par des personnes qui traquent la moindre erreur pour la faire remonter à l’inspection, c’est difficilement gérable. Je me demande si ce sera ça pendant toute ma carrière », raconte la jeune femme qui, rémunérée 870 euros bruts mensuels, a dû « retourner chez Maman » cette année.

Si elle juge sa formation à l’inspé de bonne qualité, elle estime aussi qu’elle est déconnectée des réalités. « Au concours, on nous forme aux maths et au français, pas du tout à la gestion de classe, à la préparation de séances pédagogiques, déplore-t-elle. On a revu le théorème de Pythagore, alors que les élèves ne l’étudient qu’en classe de quatrième ! » Elle considère en revanche que « revoir les bases de la grammaire » est une nécessité. « Les élèves ont beaucoup de mal avec l’écrit. Les profs doivent au moins maîtriser la langue », résume-t-elle. Et force est de constater que, parmi ses camarades de promo, tous n’ont pas le niveau. « À la fin de la première année de master, les résultats ont affiché quatre pages d’admis et au moins huit de recalés ! Beaucoup se sont plaints du niveau exigé, mais quand on écrit “er” au lieu de “é”, ça me paraît normal de ne pas être admis », estime-t-elle. Pourtant, en parallèle, ce sont des contractuels de niveau bac + 3, embauchés sur simple entretien, que recrute l’éducation nationale pour faire face à la pénurie de candidats aux concours. « C’est extraordinaire ! Cela revient à dire à tous ceux qui triment pendant deux ans à l’inspé qu’ils ne servent à rien ! Je suis en colère contre l’état »,

« Job dating » express

L’an dernier, les opérations de « job dating », lancées à l’été dans les académies de Versailles, Paris ou Toulouse, pour recruter des contractuels, ont défrayé la chronique. Mais l’Éducation nationale n’avait pas le choix si elle voulait tenir la promesse répétée par le ministre nouvellement arrivé aux commandes, Pap Ndiaye, d’avoir « un professeur devant chaque classe, dans toutes les écoles de France ». Car les concours n’avaient pas fait le plein. En mai 2022, avant même les oraux, le nombre de candidats admissibles aux écrits était inférieur, en maths, en allemand ou en lettres classiques, au nombre de postes proposés. À l’issue de la session de recrutement 2022, le taux de postes pourvus, au regard des postes ouverts, se situait à 83 % pour les professeurs des écoles — avec des difficultés marquées dans les académies réputées difficiles de Créteil et de Versailles —, comme pour ceux du second degré. Contre 94 % l’année précédente. À l’arrivée, quelque 4000 fonctionnaires manquaient à l’appel.

À la rentrée de septembre, Pap Ndiaye n’a cessé de temporiser, répétant que les contractuels recrutés ne représentaient que 1 % des professeurs de l’école primaire et 6,5 % à 8 % dans les collèges et lycées. Il n’empêche. Là encore, la tendance s’installe. Et, fait nouveau, elle touche aussi le premier degré, où la désaffection était jusqu’alors peu visible. Du côté des organisations syndicales, on dénonce, avec le recrutement de contractuels, une « casse » de la fonction publique. Dans le même temps, les enseignants fonctionnaires pointent de plus en plus, en cette période de pénurie, un système de mutation et d’affectation rigide, qui, au-delà même des questions de rémunération, les détournent du métier. Dans l’Éducation nationale, il n’est pas rare qu’un étudiant passant son Capes à La Réunion soit affecté, en stage, en métropole, dans les académies de Créteil ou de Versailles. Quand il faut se battre pour accéder à celle de Rennes, la plus attractive de France. Pas de quoi donner envie de mettre un pied dans les méandres de la fonction publique, surtout dans un contexte de marché de l’emploi au beau fixe, où les jeunes ne caressent plus vraiment le rêve de la sécurité de l’emploi.

Tristan, 31 ans, est contractuel depuis maintenant deux ans. « J’ai suivi un master Meef, mais j’ai raté quatre fois le concours. Les épreuves écrites, c’est difficile pour moi. Je n’ai pas fait d’études littéraires », explique ce titulaire d’un DUT en informatique et électronique, qui, après une expérience professionnelle décevante dans ce secteur, est revenu à son « premier amour », l’histoire, et s’est lancé dans le professorat. Lassé de se casser les dents sur le concours, il a postulé en janvier 2021 comme contractuel dans l’académie de Reims. À l’issue d’un entretien de trente minutes, l’inspecteur a retenu sa candidature. Avant cela, le jeune homme avait travaillé six mois comme chauffeur livreur, puis commerçant itinérant, pour « s’acheter une voiture », la « condition nécessaire pour être contractuel ».

« On est là pour les distraire »

Un statut précaire, où ces personnels héritent des « restes » laissés par les titulaires, et enseignent généralement sur plusieurs établissements. La première année, Tristan n’a pris que douze heures, dans un collège difficile de Troyes, rémunéré 600 euros nets par mois. « Je me suis aperçu que les cours très généraux que j’avais eus à l’Inspé n’étaient pas réutilisables. Les premiers cours que j’ai donnés en quatrième étaient sans doute trop lourds pour le niveau de ce collège. Ça a été très difficile, raconte-t-il. Je ne savais rien de la gestion de classe. J’étais hésitant. Plusieurs élèves me tenaient tête et je n’avais pas la repartie. »

Cette année, il est affecté sur trois collèges, l’un à Troyes, proche de chez lui, et deux autres, ruraux, à quarante minutes. Il a changé son approche. « Je sais que, si je fais un cours magistral d’une heure, ça ne marchera pas. Il faut des miniactivités. On est là pour les distraire en les instruisant. Il faut qu’ils passent un bon moment », lâche-t-il, sans aucune ironie. Avec un temps plein (18 h) et ses heures supplémentaires, il arrive à 2000 euros nets. Pour Tristan, issu d’un milieu modeste, le métier de prof reste « prestigieux », même s’il considère comme un peu aberrant de gagner un salaire proche d’un SMIC avec un bac + 5. « Comme commercial itinérant, un métier qui n’exige aucun diplôme, j’arrivais certains mois à 2300 euros. Je pense que, à la rentrée, on aura une augmentation importante. Le gouvernement l’a promis », espère-t-il.

Mais les négociations en cours laissent, pour l’heure, les syndicats amers. S’il semble acquis que les enseignants bénéficieront tous, en septembre 2023, d’une augmentation de leur indemnité liée au suivi des élèves (de 1200 à 2000 euros bruts annuels), reste à négocier la partie conditionnée à l’acception de missions « supplémentaires ». Le fameux « pacte nouveau », promis par Emmanuel Macron pendant sa campagne, qui récompenserait les enseignants « prêts à aller vers de nouvelles missions ».

France : Le Figaro