mardi 28 décembre 2021

« Le Tour du monde en 80 jours » revisité : Phileas Fogg est un anti-héros, Passepartout est d'origine malienne, le détective Fix une femme journaliste

Des chaînes francophones comme France 2 et la RTBF diffusent depuis la semaine dernière les premiers épisodes du « Tour du monde en 80 jours », une version « modernisée » du chef-d’œuvre de Jules Verne, portée par le Britannique David Tennant.

 

Extraits de la version de 1956 avec David Niven dans le rôle de Phileas Fogg

Coproduite pour l’Alliance européenne (un consortium de télévisions publiques notamment française, britannique, belge, italienne et allemande), ce feuilleton tourné en anglais met en scène David Tennant dans la peau du gentleman Phileas Fogg aux côtés de l’acteur d’origine malienne Ibrahim Koma dans le rôle de son fidèle serviteur Jean Passepartout. On a avait déjà plus tôt cette année, le très français Arsène Lupin incarné par Omar Sy, acteur d’origine sénégalaise exilé en Californie. Qui propose ces acteurs d’origine africaine dans le rôle de Français lors des « réinventions » des classiques de la littérature française ?

Il s’agit donc d’une version « modernisée » du chef-d’œuvre de Jules Verne. C’est ainsi que le détective Fix du livre disparaît dans cette version. Il est remplacé par une journaliste intrépide et féministe, Abigail Fix. Passepartout, comme on l’a vu est un Français d’origine africaine. Quant à Fogg, c’est un antihéros. La princesse indienne sauvée in extremis d’un satî disparaît. Pas de mariage en vue entre elle et Fogg donc. L’idylle naît plutôt sous nos yeux entre Passepartout au torse nu et avantageusement brillant et Abigail Fix de plus en plus émoustillée. Idylle que Fogg, grand distrait, ne voit pas naître. On comprend sa cécité : Ibrahim Koma n’a pas le visage avenant d’un jeune premier avec son nez busqué et épaté.

Extraits de la version 2021

Cette version « réinventée » a visiblement bénéficié des largesses des diffuseurs publics européens : les décors, costumes, animations et trucages respirent l’argent. Elle est plus animée que la version de 1956. La version avec David Niven, assez fidèle au roman de Jules, pêchait aussi par des scènes longues qui viraient au documentaire folklorique, sans doute intéressant à une époque où très peu de gens prenaient l’avion. Malgré ces défauts, le long métrage de 1956 était un véritable divertissement familial qui ne donnait pas dans la culpabilisation.

Ce qui nous a frappé avec le feuilleton de 2021 (la plupart de ces remarques sont illustrés par la vidéo d’extraits ci-dessus) :

  • une « photographie » à dominante brune sauf sous les tropiques, l'image est alors mal éclairée contrairement aux couleurs chatoyantes de la version de 1956. 
  • Des personnes « modernes » comme nous l’avons déjà mentionné (un Anglais névrosé et maladroit, un Français noir, une journaliste féministe). 
  • Aucun mariage ne conclut heureusement l’aventure (c’est vieux jeu). 
  • Étrange anachronisme, Abigail dit que « nous sommes en 1872 », mais on voit des troubles liés à la Commune, soulèvement qui dura moins de trois mois en 1871 sans rapport avec le droit de vote restreint des pauvres, contrairement à ce qu’affirme Passepartout. On ne sache pas non plus qu’il y ait eu un attentat contre Adolphe Thiers à l’époque. Tentative d’attentat dont le tireur d’élite est un noir (en 1872 à Paris !). Au même moment, un figurant planté là bien visible auprès d'Adolphe Thiers est également un subsaharien. Décidément...
  • Passepartout de gai, aimable, serviable et astucieux se transforme ici en un polyglotte souvent impertinent.
  • Scène étrange (inventée bien sûr) où Fogg interrompt un père italien à l’ancienne qui morigène son fils. Fogg sauvera la vie de ce fils par la suite. Le bobo malingre, mollasson célibataire et sans enfant qui défend mieux les enfants que le père traditionnel ?
  • Fogg et Passepartout arrivés à Suez se perdent dans le désert d’Arabie en route vers Aden (scène inventée) et sont sauvés par deux femmes : Fix et une autre Anglaise mariée à un cheikh bédouin, mais c’est l’Anglaise qui semble porter le sarouel dans le ménage. Image d'Épinal du féminisme autoritaire et du mariage « mixte », très moderne, excellent pour les enfants. Cela permet de placer la figure historique Jane Digby à la vie scandaleuse pour l’époque. Elle vivait près de Damas et non dans le désert yéménite où elle aurait pu croiser Fogg. Il n’y a pas d’épisode en Arabie dans le roman de Jules Verne ni dans le film de 1956, Fogg empruntant simplement un bateau pour aller de Suez en Inde.
  • Plus aucun satî (immolation d’une veuve hindoue) sans doute parce qu’il ne faut pas présenter des coutumes barbares. L’épisode en Inde tourne donc plutôt autour d’une joyeuse noce interrompue par la soldatesque commandée par un officier-enfant britannique. Elle recherche un déserteur. On « apprend » alors que l’Inde avait des universités depuis 2000 ans. Ce qui est très exagéré. D’une part, le plus vieil établissement d’enseignement supérieur est habituellement considéré comme le grand monastère de Nâlandâ construit au Ve siècle de notre ère (1400 ans avant Fogg) et détruit plusieurs fois, la dernière en 1202 par les mamelouks (musulmans donc) du Sultanat de Delhi. D’autre part, la plus ancienne université (au sens moderne du terme) toujours en fonctionnement en Inde a été fondée dans l’ancien comptoir danois de Sérampour en 1808. 
  • Plus aucun mariage forcé (la princesse Aouda est promise à l’âge de 7 ans à son radjah dans le roman), mais un mariage d’amour entre autochtones roturiers que le vil occupant anglais veut briser.
  • Aucune attaque des Sioux ni torture de Passepartout attaché à un poteau (c’est mal d’attribuer un mauvais rôle à des non-Blancs). 
  • L’attaque est donc remplacée par celle de méchants sudistes très racistes qui pensent que Fogg est aussi raciste (et s’opposerait donc à l’idylle entre Passepartout et Fix). Bien évidemment, le feuilleton « moderne » laisse croire que les seuls sudistes auraient pu avoir d’aussi vilaines pensées à l’époque. Rappelons qu’Abraham Lincoln déclara au cours de l’un de ses célèbres débats sénatoriaux avec son adversaire Stephen Douglas en 1858 : « Il existe une différence physique entre les races blanche et noire qui, je crois, interdira à jamais aux deux races de vivre ensemble en termes d’égalité sociale et politique. »
  • Le shérif qui a arrêté le méchant suprémaciste blanc est un noir (les shérifs noirs étaient pourtant rarissimes à l’époque). On tombe en fait, comme par hasard, sur Bass Reeves, le tout premier shérif adjoint fédéral à l’ouest du Mississippi…
  • La convoyeuse armée de la diligence où se retrouvera ce sudiste est une femme (chose rarissime à l’époque). Elle veut bien se marier un jour, mais uniquement avec un homme qui la laissera faire absolument tout ce qu’elle veut.
  • Alors que le Phileas Fogg de Jules Verne (et du film de 1956) est un maniaque de ponctualité et d’ordre, celui de 2021 bronche quand le sudiste Abernathy évoque les valeurs d’ordre (cela sent-il déjà trop le nazisme et son ordre nouveau ou encore l’ordre moral trop réactionnaire ?)
  • L’épisode inventé dans la version de 2021 à New York où Fogg rencontre celle qu’il a abandonnée des années auparavant tombe comme un cheveu dans la soupe. Cette histoire qui doit expliquer la personnalité troublée de Fogg et la carte marquée d’un « lâche » qui l’a poussé à entreprendre le périple est une addition moderne mal venue à nos yeux. Cette plongée psychologique brise le rythme du récit déjà plombé par les sentiments si métissement corrects que tissent Fix et Passepartout. S’agit-il encore d’un récit d’aventures pour la jeunesse ?
  • La scène dans la salle de bal alors qu’un passager de première classe confond Passepartout avec un serveur est assez typique de la volonté didactique antiraciste du feuilleton. Le tout est pesant, lourd, caricatural. Passepartout et Fix sont dignes, dansent bien, les blancs racistes sont guindées, odieux, heureusement leur jeune fille, Agatha, est attirée, excitée même (le geste soudain des mains sur le ventre…) par ce couple métissé qui s’amuse, danse si bien et si librement. Les parents sont perclus de préjugés, mais l’espoir antiraciste réside dans la jeunesse qui laissera parler ses pulsions.
  •  Si les gentlemen du Reform Club chez Jules Verne s’acquittent bien évidemment de leur dette, il n’en va pas de même dans la version moderne : il n’y a plus qu’un parieur, Bellamy, et c’est un fieffé fourbe, un félon failli qui ne peut honorer sa dette (mais félon il peut l’être, il est blanc après tout).
  • Très peu d’humour britannique contrairement à la version de 1956, dans la nouvelle version le comique tourne plutôt autour du ridicule qu’inspire le maladroit Fogg.
  • Le ton est souvent agressif.
  • Faisant le tour du monde où de nombreux personnages de couleur peuvent être mis en valeur pourquoi changer la race de Passepartout pour en faire un noir ? Juste pour provoquer ?
  • Dialogues fréquemment sans intérêt, didactiques ou lourds.
  •  Bref, feuilleton le plus souvent sentencieux et ennuyeux, malgré de gros moyens de production et un rythme rapide.


Le journal 20 Minutes nous relate la genèse de cette « modernisation » :

Tout a commencé il y a cinq ans chez un bouquiniste. « Nous cherchions de grandes histoires avec du souffle. Le Tour du monde en quatre-vingts jours s’est imposé », se souvient le producteur Simon Crawford Collins, que 20 Minutes a rencontré au festival Canneséries [l’anglais « series » a remplacé le mot français « feuilleton » dans le sens d’histoire découpée en épisodes]. En pleine crise des [im] migrants [illégaux], alors que le Royaume-Uni se déchire sur le Brexit et que Trump est élu aux États-Unis, « nous avions l’impression que des murs se construisaient un peu partout dans le monde », explique-t-il. Adapter le roman de Jules Verne semblait « vraiment opportun, et avant même d’avoir entendu parler du Covid. » « Une occasion de montrer le monde, d’autres peuples et cultures » [au-delà des clichés on en voit très peu, on est dans l’exotisme de pacotille], renchérit le scénariste, producteur et cocréateur de la série avec Caleb Ranson, Ashley Pharoah.

« Des personnages authentiques avec des failles »

La série rend hommage aux grands films d’aventures, comme on en voit trop peu, à la façon d’un Indiana Jones ou des Diamants du Nil. [C’est exact.] « C’est un peu passé de mode, mais je pense qu’après la crise du Covid, que le monde a besoin d’aventures, surtout si elles ont du cœur et peu de cynisme », estime le créateur. « Souvent tout tourne autour de l’action, et pas assez autour de l’émotion. Ashley a trouvé le moyen de mélanger l’action avec des personnages authentiques, avec des failles », considère le producteur.

Phileas Fogg dans l’édition Hetzel. Jules Verne le décrit comme un « fort galant homme », « l’un des plus beaux gentlemen de la société anglaise », « haut de taille », « blond de cheveux et de favoris ».

Cette adaptation prend [beaucoup !] des libertés tout en respectant l’esprit de l’œuvre d’origine. « Je pense que faire de Phileas Fogg un antihéros blessé, un peu naïf, presque enfantin, est une idée moderne [mais justement pas fidèle à l’esprit originel]. Il va au même club tous les jours, il y mange la même chose et il voit les mêmes personnes… Et une petite carte postale va changer tout cela », raconte le scénariste. Passepartout est tout l’opposé. [Normal, Fogg est blanc donc décadent, névrosé, tourmenté et faible, ce Passepartout est noir donc débrouillard, plein de vitalité, dynamique, etc.] « C’est un homme qui ne se pose jamais, qui a peur de tomber amoureux, peur de s’installer », continue-t-il.

Si le rôle de Phileas Fogg n’a pas été écrit spécialement pour David Tennant, l’acteur s’est vite imposé comme le seul capable d’incarner parfaitement ce gentleman. « Il fallait qu’on saisisse les traumatismes qu’ils cachent. Nous devions trouver un capable d’être drôle, et d’avoir cette profondeur. On s’est dit : “David Tennant serait parfait pour cela” ».

Jean Passepartout dans l’édition Hetzel. Jules Verne le décrit comme « de physionomie aimable », « les yeux bleus », « le teint animé », « la taille forte, une musculature vigoureuse ».

« Nous voulions un personnage féminin fort »

Pas de détective Fix dans cette version, mais une journaliste intrépide, jouée par l’Allemande Leonie Benesch. « Abigail Fix est notre invention. Nous voulions un personnage féminin fort. En tant que reporter, elle représente un peu le public. Quand Phileas Fogg est malpoli avec ses hôtes en Inde, elle le remet en place et lui rappelle les bonnes manières. Mettre en avant son féminisme nous sert, à la fois en tant que thème, mais aussi pour apporter de l’humour comme lorsqu’elle balance “une femme a autant besoin d’un homme qu’un poisson d’une bicyclette” », glisse le créateur. [Quelle saillie drolatique ! De l’humour féministe à n’en point douter…]

L’humour joue la carte du choc des cultures, notamment entre le Britannique Phileas Fogg et le Français Jean Passepartout, en revanche, pas question de moquer les autres cultures [sauf de l’Anglais incarnant l’Occidental maladroit ou malpoli ?]. « Le colonialisme est un sujet brûlant. Voilà, un aristocrate Anglais qui fait le tour du monde. Nous devions donc trouver un sens de l’humour pour permettre un contrepoint. Nous ne rions pas des gens qu’il rencontre, mais nous rions de sa réaction embarrassante », analyse Ashley Pharoah.

Et d’ajouter : « David Tennant apporte lui-même beaucoup d’humour, parce qu’il est hyperprécis. Il a parfaitement saisi toutes les nuances. C’est le rêve des scénaristes d’avoir un acteur qui apporte beaucoup plus que ce qu’il y a sur le scénario. » « Ibrahim et Leonie sont beaucoup moins expérimentés que David. Il leur a servi de modèle extraordinaire à suivre, en apportant à chaque fois une petite touche en plus. Ils se sont révélés tous deux brillants et professionnels », se réjouit Simon Crawford Collins. L’alchimie du trio à l’écran est telle qu’une saison 2 a d’ores et déjà été commandée !  

[Aïe ! Les sous-contribuables seront à nouveau investis dans la « modernisation » des classiques qui n’en demandaient pas tant.]