dimanche 28 mars 2021

Le néo-féminisme joue sur les deux tableaux : le genre est pure construction fluide, mais on compte les femmes et célèbre leurs particularités

La philosophe Bérénice Levet analyse dans le Figaro la portée de l’adoption par la mairie de Lyon d’un « budget genré », l’influence de la théorie du genre et la question de son lien avec le décolonialisme. Bérénice Levet est l’auteur du « Musée imaginaire d’Hannah Arendt » (Stock, 2011), de « La Théorie du genre ou le Monde rêvé des anges », préfacé par Michel Onfray (Livre de poche, 2016), du « Crépuscule des idoles progressistes » (Stock, 2017) et de « Libérons-nous du féminisme ! » (Éd. de l’Observatoire, 2018).

 N’y a-t-il pas un paradoxe à proclamer que la différence des sexes n’existe pas, puis à compter les femmes et les hommes dans les musées et les activités sportives et admettre par là que certaines activités plaisent plus à un sexe qu’à l’autre ?

— Le point de départ est certes sexué, toutefois, puisque le sexe, pour les écologistes acquis aux postulats de la théorie du genre, n’existe pas, que le donné naturel, biologique n’entrerait pour rien dans nos identités, bref, que le masculin et le féminin ne sont que des constructions historiques et sociales, leur objectif est bien leur déconstruction et donc l’indifférenciation et l’interchangeabilité : le monde rêvé des écologistes, celui dont ils entendent hâter l’avènement par la grâce de leur politique « genrée », est un monde où il y aurait autant de footballeurs que de « footballeuses », de rugbymen que de « rugbywomen » par exemple. Ils récusent l’idée que le corps, la forme du corps, sa charpente sinon préside, du moins entre en ligne de compte dans le choix par l’enfant de l’activité sportive et par conséquent, dispose naturellement la petite fille à choisir cet art de la grâce, des courbes et contre-courbes, des sinuosités qu’est la danse et le petit garçon, le football ou le rugby.

Cependant, et vous avez raison, il y a un paradoxe, et c’est tout le paradoxe du néo-féminisme, son inconsistance conceptuelle et aussi son opportunisme. Ce néo-féminisme vogue entre féminisme identitaire à l’américaine et donc exaltation du « nous, les femmes », véritable assignation et incarcération dans un sexe, et une théorie du genre qui à l’inverse postule une essentielle neutralité affirmant que, puisque l’on ne naît pas femme, ni homme d’ailleurs, il n’y a aucune raison qu’on le devienne, libre à chacun de jouer et de se jouer des identités et des codes. Opportunisme, ai-je dit, parce que l’essentiel étant d’être en lutte contre un modèle de société, au gré des circonstances, on exaltera l’identité féminine ou bien on la niera et accusera de sexisme quiconque à la faiblesse de voir une femme dans une femme.

— On s’inquiète beaucoup des cours de récréation qui donneraient trop de place aux petits garçons. N’est-il pas louable de vouloir donner plus d’espace aux petites filles ? Comment éduquer au respect entre les sexes sans tomber dans l’ingénierie sociale de la déconstruction ?

Permettez-moi d’abord de douter de cette représentation d’un centre occupé par les garçons et de filles reléguées en périphérie, ou plutôt de douter du sens qu’on lui attache, qui me semble marqué au coin de l’idéologie : les filles ont davantage le goût de la conversation, ce qui n’exige pas d’espace, les garçons éprouvent le besoin de se dépenser physiquement, ce qui à l’inverse en réclame… Cette répartition n’est donc en rien l’indice d’une domination masculine, d’un manque de respect. Ce n’est pas en termes de domination que les choses doivent être interprétées, mais d’énigmes. Dès le plus jeune âge, les deux sexes sont dans une relation de polarité qui tient précisément à la différence des sexes, une relation d’attraction et, non pas de répulsion, mais d’interrogation, de doutes, de trouble aussi, sur cet autre sexe qui est un autre moi-même, mais surtout autre que moi. La différence des sexes, Lévinas l’a très bien dit, constitue la première expérience de l’altérité — je recommande vivement la lecture du savoureux Journal d’Adam et d’Eve de Marc Twain.

Mais revenons à nos élus. Le problème des Verts, comme de leurs satellites socialistes soit dit en passant, je pense à Anne Hidalgo fort tentée par l’adoption d’un budget genré, n’est pas le respect, non plus l’égalité, mais bien la déconstruction. L’ingénierie sociale et même anthropologique définit leur politique. Ils glissent volontiers du volontarisme — qui est une vertu politique — au constructivisme, autrement dit, à la régénération de l’humanité, de sinistre mémoire révolutionnaire et totalitaire. Certes, au temps de la « barbarie douce », comme dirait Jean-Pierre Le Goff, on ne parle plus que de « changer les mentalités », mais l’esprit est le même qu’en 1792 ou au XXe siècle. Depuis mars, nous possédons à cet égard un extraordinaire théâtre d’observation. Les premières mesures prises par les maires EELV dès le lendemain de leurs élections étaient éloquentes, toutes tournées contre la langue, les mœurs et les usages traditionnels (sapins de Noël, Tour de France, cérémonie du Vœu des Échevins). Les villes et leurs habitants n’y sont considérés que comme de la matière à façonner selon leur Idée.

— On parle beaucoup de l’entrisme du « décolonialisme » à l’université, mais moins du succès des « gender studies ». Comment l’expliquez-vous ? Ce succès est-il, selon vous, aussi inquiétant ?

L’infiltration des universités et grandes écoles par les Études sur le Genre est aussi inquiétante que celle du décolonialisme et remonte à plus loin encore. La première chaire d’études sur le genre est instituée à Science Po en 2010 (programme Présage). La différence de traitement que vous relevez très justement, s’éclaire, me semble-t-il, de ce que les enjeux et les finalités du Genre sont édulcorés si bien que ces études passent pour inoffensives : il ne s’agirait jamais que d’un combat en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes et comme personne, en tout cas parmi nos politiques, n’osent contester cette thèse, les études sur le genre jouissent de toute la légitimité.

Or, le Genre et le décolonialisme travaillent exactement dans le même sens, s’érigent ensemble en tribunal devant lequel l’Occident et singulièrement la France sont appelés à comparaître, et ils enseignent, sous des angles différents, mais qui convergent, la même histoire à notre jeunesse : celle d’une civilisation occidentale et d’abord française, tout entière occupée à dominer, dominer les femmes et les minorités sexuelles pour les premiers, dominer les minorités ethniques et religieuses pour les seconds.

Et n’allons pas croire que ce serait là de l’histoire ancienne : non, patriarcat et colonialisme ne constitueraient pas des épisodes malheureux, mais révolus de notre histoire, mais ils diraient la vérité la plus profonde de l’Occident et de la France, leur essence la plus intime et surtout toujours agissante. D’où la nécessité de former des bataillons d’esprits éveillés, les fameux « woke ». D’où aussi la convergence des luttes entre féministes, LGBT et décoloniaux, ce qu’ils appellent l’intersectionnalité, car à l’intersection, autrement dit au carrefour de leur combat respectif un même ennemi à vaincre : le mâle blanc hétérosexuel. Ce sont donc deux munitions tournées contre la France. Mais, dans le cas de l’indigénisme et du décolonialisme, les liens avec l’islamisme séparatiste et meurtrier sont plus éclatants.