mercredi 29 mars 2023

Les Maigres blancs d'Amérique ?

Un texte de Mathieu Bock-Côté paru dans le Journal de Québec. 

C’est une histoire dont on commence à parler.

Alexis Letarte (ci-contre) est ce qu’on pourrait appeler un jeune surdoué, âgé de 16 ans. Qui le suit sur les réseaux sociaux devine qu’il brillera un jour dans le monde politique ou intellectuel.

Exalté, élégant, il aime la culture québécoise.

Récemment, il a voulu, dans le cadre de Secondaire en spectacle, lire le poème Speak White, de Michèle Lalonde.

Il s’agit, nous le savons, d’une œuvre phare de la Révolution tranquille.

Censure

Lalonde y compare la situation du peuple québécois à celle des autres peuples colonisés dans le monde. Notamment à celle des Noirs américains.

Et pour évoquer cette situation, on trouve les vers suivants : « Nous savons que liberté est un mot noir, comme la misère est nègre ».

En audition à son école secondaire, il a prononcé le poème intégralement. Les juges, pour le dire poliment, ont fait une syncope. Vous devinez que la situation a vite dégénéré.

On lui a demandé de censurer ce mot pour les prochaines étapes. Il a d’abord refusé, et l’histoire prend alors une tournure loufoque. Que faire devant son refus ?

De nombreux bureaucrates s’en mêlent, tout le monde se demande quoi faire, et l’histoire remonte même au ministère de l’Éducation.

Tous jonglent avec cette question apparemment complexe : peut-on prononcer le poème de Michèle Lalonde sans le censurer ?

Ce sont finalement les gens de Secondaire en spectacle qui tranchent.

 

Même au restaurant, le mot en N est banni


Non, il ne peut pas le prononcer. Le « mot en N » est maléfique. Qui le prononce réveille la colère des dieux !
 
Le jeune Alexis est obligé de le remplacer par un autre, sinon il sera immédiatement disqualifié.

Alors que fait-il ?

À la demande des instances, il remplace le mot « nègre » par le mot « maigre ». Oui ! Désormais, on dira aussi « Maigres blancs d’Amérique » !

Surtout, les gens de Secondaire en spectacle se sont faits menaçants.

« Un non-respect entraînerait non seulement une disqualification, mais un lendemain qui pourrait être difficile tant pour l’artiste que pour les spectateurs ».

J’ai demandé à l’auteure de ce message ce qu’elle entendait par là. Elle refuse d’y voir une menace, mais s’inquiète plutôt de la situation potentiellement traumatique engendrée par la lecture du poème non censuré.

Absurdité

J’ai aussi demandé à l’auteure quels étaient les autres mots interdits. Elle n’a pas su me répondre, mais m’a précisé que c’était un sujet de débat.

Je lui ai demandé s’il était possible de chanter The Frog Song, de Robert Charlebois — car on y traite les Québécois de frogs, quand même. Ou Trompettes de la renommée, de Brassens, où il utilise le mot « tapette ». Même réponse : c’est matière à débat.

Mais lorsqu’il s’agit de Speak White, on le sait.

Que dire devant cette censure qui charcute les œuvres pour ne pas déplaire à des gens qui se disent traumatisés simplement parce qu’ils entendent un mot ?

Que dire d’une société qui en arrive à de tels sommets d’absurdité ?

Bernard Drainville s’est porté à la défense d’Alexis Letarte. Il faut espérer qu’il fasse tout en son pouvoir pour mater les censeurs.