mercredi 4 janvier 2023

Quand les Français s'acharnent à massacrer leur propre langue

Les entreprises ont de plus en plus de mal à trouver des noms de marque [en français] en France. L'hebdomadaire The Economist, souvent présenté comme la bible des « élites mondialisées » , en fait le constat dans sa dernière livraison avec des exemples truculents et navrants à la fois. Kiloutou, Kinougarde, Napaqaro, Izipizi, Yomoni, Mirakl, Lunchr, etc. Autant de marques apparues récemment qui semblent sorties de la bouche d'un enfant de trois ans. Autant de borborygmes qui ne nomment pas des start-up technologiques mais des produits et des services grand public.


 

Chacun de ces noms nécessite d'être traduit pour en saisir le sens. Kiloutou , « qui loue tout » , est la marque choisie par une entreprise de location de matériel du bâtiment. Kinougarde , « qui nous garde » , est un spécialiste de la garde d'enfants. Napaqaro , entendre « nappe à carreaux » , est le nouveau nom de la chaîne de fast-food Buffalo Grill. Pour décrypter Yomoni , un gestionnaire d'épargne en ligne, il faut passer par l'anglais et entendre « Your money » (votre argent). Plus hermétique encore, Izipizi ne désigne pas la quéquette d'un bébé ; le distributeur de lunettes qui a inventé cette riche allitération avait en tête « easy-peasy » , formule familière anglaise que l'on peut traduire par « facile fastoche » . N'épiloguons pas sur Mirakl , Heetcht , Lunchr et autre Swile , qui sonnent « british » tout en n'existant nullement dans la langue de Shakespeare.

De telles trouvailles dignes du mouvement lettriste des années 1950 relèvent d'une double démarche. Tout d'abord l'écriture phonétique des messages SMS et des chats qui modifient systématiquement l'orthographe et la grammaire habituelles : on écrira « koi » au lieu de « quoi » , ou encore l'abréviation phonétique « bjr Sava ? » remplacera « Bonjour, ça va ? » .

Ces pratiques se corsent quand elles s'anglicisent, devenant totalement obscures tant pour un Français que pour une oreille britannique, souligne The Economis t. Il décortique ainsi la nouvelle appellation de titres-restaurants Swile , un mix de swill (rincer) et bile (bile). C'est censé faire chic dit en anglais alors que le sens véhiculé est peu ragoûtant en français. Mais comme personne ne comprend le néologisme Swile , chacun reste dans sa docte ignorance.

La France quoi.

Comprenne qui pourra à ces galimatias. La recherche d'un nom pour une entreprise a toujours été délicate. Interdit de copier une marque déposée. La mondialisation oblige à trouver des mots prononçables sur tous les continents au risque de choisir des sons qui n'ont de sens pour personne. Tel l'assureur français devenu une multinationale avec AXA en 1985, acronyme qui ne veut rien dire. Sauf en japonais où le phonème « axa » signifie « la mort » , ce qui a obligé AXA à rester écrit à l'occidentale à Tokyo, sans transcription phonétique. Quant à Engie, l'ex-GDF Suez, la marque a été créée en 2008 parce qu'elle « évoque l'énergie dans toutes les cultures » , selon ses promoteurs. Un volapuk n'ayant de racine nulle part.

Avec Swile , Napaqaro et Izipizi, on n'en est plus aux dérives du franglais dénoncées depuis des lustres. Il s'agit désormais d'une sorte de « grand remplacement linguistique » . On jette par-dessus les moulins toutes les composantes de la langue, sa syntaxe, sa grammaire et son orthographe.

Lorsque le groupe Lagardère a repris Hachette il y a trente ans, il a cru bon de rebaptiser en « Relay » [en réalité en 2000] la chaîne « Relais H » qui a l'exclusivité de la distribution de la presse dans toutes les gares SNCF et les aéroports. [Cette forme anglaise a été vendue à l'origine vendu comme nécessaire à une « internationalisation » de ces kiosques. Comme si le nom ne pouvaient varier d'un pays à l'autre et avoir une couleur locale. Depuis, on ne peut pas dire que cette internationalisation soit un succès : « Lagardère Travel Retail France » a ainsi vendu en 2016 sa centaine de points de distribution en Belgique à la Poste belge [BPost]...] Cette anglicisation avait provoqué la fureur du philosophe et académicien Michel Serre. Résultat, plus personne ne sait la bonne orthographe ; des économistes bac+10 écrivent « relai ».

Ségolène Royal, candidate à la présidentielle en 2007, avait parlé de « bravitude » (bravoure) suscitant une rigolade générale. Mais quinze ans plus tard, de tels barbarismes sont encouragés. Nombre d'entreprises les considèrent comme un instrument de marketing leur permettant de créer leur propre champ linguistique. Ce que les linguistes appellent des « sociolectes » , des usages de la langue réservés à un groupe socio-économique à l'instar des dialectes propres aux communautés territoriales.

C'est un véritable massacre collectif de notre langue que The Economist déplore, sans agressivité ni moquerie, car cette mutilation délibérée pollue en même temps le français et l'anglais, regrette-t-il.

« L'écriture phonétique fait des ravages et devient totalement obscure en s'anglicisant, tant pour un Français que pour une oreille britannique

Source : Le Figaro