jeudi 16 octobre 2025

Les étudiants doivent apprendre à être plus que de simples gardiens décérébrés de machines « intelligentes »

Les étudiants à l'université se sont tournés vers l'intelligence artificielle de la même manière qu'un nouveau conducteur anxieux, muni d'une carte routière froissée, pourrait se tourner vers un GPS, c'est-à-dire avec avidité et de manière compréhensible.

Les perspectives professionnelles des étudiants dépendront de la valeur ajoutée qu'ils pourront apporter au-delà de ce qu'une machine peut régurgiter. 

Une enquête menée auprès d'étudiants britanniques de premier cycle par le groupe de réflexion Higher Education Policy Institute montre que 92 % d'entre eux utilisent une forme ou une autre d'IA générative cette année, contre 66 % l'année dernière, tandis que 88 % l'ont utilisée dans le cadre d'évaluations, contre 53 % l'année dernière.

Que devraient faire les universités ? Dire aux étudiants que vous allez poser la même question à un outil tel que ChatGPT ? Ils seront notés en fonction de la qualité de leur version par rapport à celle de la machine : à quel point elle est plus originale, créative, perspicace ou précise. Ou bien leur donner la version IA et leur demander de l'améliorer, ainsi que d'identifier et de corriger ses hallucinations ?

Après tout, les perspectives professionnelles des étudiants dépendront de la valeur ajoutée qu'ils pourront apporter, au-delà de ce qu'une machine peut produire. En outre, des études sur l'utilisation de l'IA au travail suggèrent que ces tâches d'édition et de supervision deviendront de plus en plus courantes. Une étude Microsoft publiée cette année sur l'utilisation de l'IA générative par des employés du secteur de la connaissance a révélé que cet outil avait modifié « la nature de la pensée critique », passant de « la collecte d'informations à la vérification d'informations », de « la résolution de problèmes à l'intégration de réponses fournies par l'IA » et de « l'exécution de tâches à la gestion de tâches ».

Mais comme beaucoup de solutions agréablement simples à des problèmes complexes, la suggestion ci-dessus s'avère apparemment être une très mauvaise idée. Maria Abreu, professeure de géographie économique à l'université de Cambridge, a confié au Financial Times que son département avait mené des expériences dans ce sens. Mais lorsque les étudiants de premier cycle ont reçu un texte généré par l'IA et ont été invités à l'améliorer, les résultats ont été décevants. « Les améliorations étaient très superficielles, elles ne changeaient pas la structure des arguments », a-t-elle déclaré.

Les étudiants en maîtrise ont obtenu de meilleurs résultats, peut-être parce qu'ils avaient déjà affiné leur capacité à penser de manière critique et à structurer leurs arguments. « Le problème est le suivant : si nous ne les formons pas à penser par eux-mêmes, ne risquent-ils pas de ne pas développer cette capacité ? » Après être  passé à des évaluations du travail des étudiants à distance grâce Internet dans le cadre de la gestion de la Covid-19, le département d'Abreu revient désormais à des conditions d'examen traditionnel « sur table ».

Michael Veale, professeur associé à la faculté de droit de l'University College London, a déclaré que son département était également revenu à des examens plus traditionnels. M. Veale, qui est un expert en politique technologique, considère l'IA comme une « menace pour le processus d'apprentissage », car elle offre un raccourci séduisant aux étudiants pressés par le temps et soucieux d'obtenir de bonnes notes.

« Nous sommes inquiets. Notre rôle est de les mettre en garde contre ces raccourcis, qui limitent leur potentiel. Nous voulons qu'ils utilisent les meilleurs outils pour leur travail lorsqu'ils entreront dans la vie active, mais il y a un moment pour cela, et ce moment n'est pas toujours au début », explique-t-il.

Cette préoccupation ne s'applique pas uniquement aux matières basées sur la rédaction d'essais. Une étude menée par l'ACM Digital Library auprès de programmeurs débutants a révélé que les étudiants ayant obtenu de meilleures notes utilisaient intelligemment les outils d'IA générative pour « accélérer la recherche d'une solution ». D'autres ont obtenu de mauvais résultats et ont probablement acquis des idées fausses, mais ont conservé « une illusion injustifiée de leur compétence » à cause de l'IA.

Il se pourrait qu'on observe bientôt les mêmes tendances dans le monde du travail. L'étude menée par Microsoft (qui déploie d'énormes efforts pour introduire l'IA sur le lieu de travail) auprès des travailleurs du savoir a révélé que les outils d'IA générative « réduisent l'effort perçu de la pensée critique tout en encourageant une dépendance excessive à l'IA ».

Bien sûr, cela n'a rien de nouveau. En 1983, Lisanne Bainbridge a mis le doigt sur le problème dans un article célèbre intitulé « Ironies of Automation » (Les ironies de l'automatisation). Elle affirmait que les humains à qui l'on demandait d'être des « opérateurs chargés de surveiller les machines » verraient leurs compétences et leurs connaissances s'atrophier par manque d'utilisation régulière, ce qui rendrait plus difficile leur intervention en cas de besoin.

Dans de nombreux cas, cela n'a pas posé de problème. Les gens ont adopté le GPS et ont oublié comment s'orienter correctement. Le monde ne s'est pas écroulé. Mais tout le monde ne pourra pas accepter sans critique les résultats souvent erronés de l'IA dans un large éventail de tâches professionnelles.
Comment éviter un tel avenir ? Comme pour les étudiants en programmation, il semble que la réponse réside dans la maîtrise de son domaine : l'étude de Microsoft a révélé que les personnes ayant une plus grande confiance en elles, qui savaient qu'elles pouvaient accomplir la tâche sans IA si elles le souhaitaient, faisaient preuve d'un esprit plus critique.

Les chercheurs ont conclu que « mettre l'accent sur le maintien des compétences fondamentales en matière de collecte d'informations et de résolution de problèmes aiderait les travailleurs à éviter de devenir trop dépendants de l'IA ». En d'autres termes, pour utiliser efficacement plutôt que de manière irréfléchie les raccourcis fournis par l'IA, il faut d'abord savoir comment procéder en s'en passant.

Source : Financial Times

L'esclavage musulman n'était pas moins raciste que celui du Sud des États-Unis

Peinture du XVIIIe siècle représentant le sultan Selim III (1761-1808)  reçoit ici les chefs de l’empire devant la porte de la Félicité, au palais de Topkapi, à Constantinople. À l'exception de ceux qui s'approchent du trône et du sultan, tous ici sont des esclaves. 


« J'ai conduit mon chameau préféré, Asfar, un animal au caractère doux, dans la ville oasis libyenne de Mourzouk. » Cette phrase, tirée de l'ouvrage de Justin Marozzi intitulé « Captives and Companions: A History of Slavery and the Slave Trade in the Islamic World » (Captifs et compagnons : une histoire de l'esclavage et de la traite des esclaves dans le monde islamique), nous rappelle que l'autorité de M. Marozzi en tant qu'historien ne découle pas seulement de sa maîtrise des sources – bien qu'il en apporte la preuve avec près de 70 pages de bibliographie et de notes dans son livre –, mais aussi de son vécu profond et singulier dans les pays musulmans.

À la fin des années 1990, alors qu'il était encore jeune, M. Marozzi a traversé le désert nord-africain à dos de chameau. Plus tard, il a tenté de construire une société civile dans l'Irak et la Libye déchirés par la guerre et a été brièvement kidnappé par des miliciens touaregs. En 2011, il a entendu un révolutionnaire libyen interpeller un frère d'armes à la peau noire : « Hé, esclave ! Va me chercher un café ! », ce qui l'a incité à mener une enquête sur l'esclavage – son histoire, les préjugés qui l'entourent et ses répercussions – dans le monde islamique.

L'esclavage y a prospéré, nous dit M. Marozzi, pendant un millénaire de plus que la version transatlantique, et a probablement asservi plus de personnes (17 millions, selon une étude, contre 12 à 15 millions vendues dans le cadre de la traite transatlantique). Cette pratique a finalement été abolie sous la pression occidentale et après des décennies de résistance, de tergiversations et de reports ; dans le cas de l'Arabie saoudite, elle était légale jusqu'en 1962. Même aujourd'hui, elle reste flagrante, comme en témoignent le million de personnes environ qui, selon les estimations de Temedt, une organisation anti-esclavagiste, vivent comme des esclaves héréditaires au Mali, travaillant dur dans les champs, effectuant des tâches subalternes et, dans le cas des femmes, « régulièrement violées », nous dit M. Marozzi. Alors pourquoi cette histoire est-elle si peu connue ?

Jusqu'à récemment, la réticence des sociétés musulmanes modernes à se pencher sur un épisode peu flatteur de leur passé, ainsi que l'attention constante des historiens occidentaux pour l'esclavage dans les Amériques, avaient généré, selon les termes des spécialistes du Moyen-Orient cités par M. Marozzi, un « silence assourdissant » et une « amnésie collective » sur le sujet. S'appuyant sur les travaux d'une nouvelle génération d'historiens turcs et nord-africains qui ont remis en question « le déni par défaut », M. Marozzi raconte l'histoire dans toute sa richesse, sa diversité et son horreur, depuis les concubines esclaves qui utilisaient le sexe et la poésie pour séduire les califes de Bagdad au IXe siècle jusqu'à la chasse aux esclaves qui s'est généralisée en Méditerranée occidentale aux XVIe et XVIIe siècles, à l'époque des « corsaires barbaresques ».

Plus important encore, M. Marozzi réexamine l'orthodoxie réconfortante selon laquelle l'esclavage dans le monde islamique était intrinsèquement bénin, avec des propriétaires d'esclaves bienveillants, l'affranchissement courant après seulement quelques années et le prétendu insensibilité à la couleur de peau de l'islam qui excluait le racisme inhérent à l'esclavage dans le sud des États-Unis. Le résultat est un ouvrage révisionniste monumental qui modifiera les points de vue sur l'esclavage à l'intérieur et à l'extérieur du monde islamique.

Des soldats esclaves mamelouks, recrutés parmi les tribus kipchaks de ce qui est aujourd'hui le sud de la Russie et l'Ukraine, à Hürem, la puissante épouse du sultan ottoman Soliman le Magnifique, qui a commencé sa carrière comme lot au marché aux esclaves d'Istanbul, le trope de l'esclave qui gravit les échelons sociaux contient plus qu'un grain de vérité. Cependant, il existe une grande ambiguïté liée aux origines de l'islam.

Des Arabes conduisant des Africains réduits en esclavage à travers le Sahara. En 1863, un fonctionnaire britannique estimait que le taux de mortalité sur cette route meurtrière dépassait 80 %. Il est estimé à environ 10 à 20 % selon les routes et les époques pour la traite transatlantique. 

Le fait que Mahomet lui-même possédait de nombreux esclaves et que le Coran enjoigne la compassion envers les esclaves – idéalement dans le but de les affranchir – rendait impossible, même pour les réformateurs islamiques du XIXe siècle, qui considéraient l'esclavage comme une tache sur leur civilisation, de soutenir, comme le faisaient les abolitionnistes chrétiens, que la propriété d'une personne par une autre était par définition offensante pour Dieu. La tendance à justifier l'esclavage par des motifs raciaux n'était pas moins répandue parmi l'élite musulmane qu'elle ne l'était parmi les propriétaires de plantations dans le sud des États-Unis. Il est déconcertant de lire l'opinion du penseur médiéval Ibn Khaldoun, par exemple, dont les théories sur l'ascension et la chute des civilisations sont encore citées aujourd'hui, selon laquelle les nations africaines étaient, comme le cite M. Marozzi, « soumises à l'esclavage, car [les Noirs] ne possèdent que peu [d'attributs] humains et ont des caractéristiques assez similaires à celles des animaux stupides ».

M. Marozzi décrit les innombrables routes (« capillaires plutôt qu'artères ») empruntées pour conduire les esclaves africains subsahariens vers le nord, jusqu'à la Méditerranée, où ils étaient embarqués sur des navires qui les transportaient vers Stamboul et d'autres marchés. Pendant plusieurs siècles, l'équivalent désertique de la tristement célèbre traversée de l'Atlantique a été le théâtre d'un exode aussi vaste que meurtrier : on raconte qu'en 1849, quelque 1 600 esclaves d'une seule caravane sont morts de soif quelque part entre le lac Tchad et Mourzouk.

M. Marozzi n'hésite pas non plus à aborder d'autres sujets douloureux. Interdite par Mahomet mais perpétuée par les dirigeants islamiques, qui estimaient que les femmes de leur harem devaient être surveillées par des hommes qui ne les menaceraient pas sexuellement, la castration des esclaves était confiée à des moines chrétiens. Le taux de mortalité lié à cette procédure innommable était si élevé qu'en 1868, l'explorateur français Raoul du Bisson estimait que 35 000 garçons africains perdaient la vie chaque année au Soudan pour une récolte de 3 800 eunuques.

L'esclavage islamique prospéra au-delà du monde islamique, ses principaux représentants étant parfois des convertis à la sincérité douteuse qui priaient la Vierge Marie pour un changement de vent si Allah les décevait, ou se livraient à des beuveries lorsqu'ils étaient à terre. « Ne laissez pas les Turcs nous ravager à nouveau ! » titrait le journal le plus populaire d'Islande lorsque la Turquie a affronté l'Islande au football en 1995, alors que la razzia à laquelle il faisait allusion, en 1627, avait été menée par « un renégat néerlandais riche, intelligent et opportuniste appelé Jan Janszoon », dont le nom musulman était Mourad Raïs.

Ce livre passionnant regorge de ce genre d'ironies. Ainsi, les Britanniques, qui avaient été des esclavagistes enthousiastes, ont ensuite contraint les dirigeants musulmans à mettre fin à leur propre version de cette pratique. Sur les 52 « corsaires barbaresques » capturés par les Hollandais en novembre 1614, seuls quatre étaient des musulmans nord-africains, les 48 autres étant « des marins en quête de fortune venus d'Angleterre et des Pays-Bas ».


Source : Wall Street Journal


Captives and companions
A History of Slavery and the Slave Trade in the Islamic World
Par Justin Marozzi 
chez Pegasus, 
560 pages, 45,50 $ canadiens
ISBN-10 ‏ : ‎ 1639369732
ISBN-13 ‏ : ‎ 978-1639369737


Notons que Marozzi n'évite pas les écueils apologétiques habituels quand il s'agit de parler de la religion islamique (par opposition aux États musulmans) quand il écrit par exemple:
Le Coran esquisse donc les grandes lignes de la position et de l'attitude des musulmans à l'égard de l'esclavage. L'image qui se dégage, tout d'abord, est celle d'une acceptation totale de l'esclavage comme partie intégrante de la vie sur terre. Il n'y a aucune volonté de l'éradiquer. Il appelle ensuite à la bienveillance envers les esclaves et, dans un certain nombre de circonstances, encourage leur émancipation. En appelant à la libération des esclaves pour expier les péchés, en recommandant l'utilisation de l'aumône pour les émanciper et en insistant sur un comportement humain à leur égard, le Coran était considérablement plus éclairé et plus favorable que n'importe quel système chrétien, juif ou romain. Alors que les chrétiens professaient l'égalité devant Dieu, que les juifs offraient des peines réduites pour l'adultère avec des esclaves et que les romains interdisaient la prostitution des esclaves, seul le Coran faisait les trois, ce qui en faisait peut-être « la législation la plus progressiste de son époque en matière d'esclavage ». L'avènement de l'islam a « considérablement amélioré » le sort des esclaves arabes, leur conférant des droits quasi légaux, et a représenté une « vaste » amélioration par rapport à l'esclavage pratiqué dans l'Antiquité, de la Grèce et Rome aux Byzantins et Sassanides. 
Ceci n'est pas sans rappeler les manuels d'éthique et de culture religieuse du Québec qui affirmaient notamment que « L’arrivée de Muhammad [Mahomet], au 7e siècle, améliore la situation de la femme. »

Ce paragraphe de Marozzi est problématique à plusieurs égards, tant sur le plan historique que sur celui de l'analyse comparative. Il fait preuve d'une simplification excessive et d'un biais apologétique marqué. Le texte présente le Coran comme une législation révolutionnaire en matière d’esclavage, prétendument « plus éclairée » que les systèmes chrétiens, juifs ou romains. Cette affirmation est largement exagérée et omet des éléments essentiels du contexte tardo-antique.

Dès le VIᵉ siècle, le Corpus Juris Civilis de Justinien, encore en vigueur dans l’Empire byzantin lors de l’apparition de l’islam, contenait déjà des dispositions comparables : limitation des abus physiques des maîtres (Digestes 1.6.2) et encouragement de la manumission pour des motifs chrétiens tels que la charité ou l’expiation des péchés. Ces principes rejoignent les exhortations coraniques à la bienveillance, à la libération expiatoire (sourate 2:177) ou au contrat d’affranchissement (mukātabah, 24:33), que le texte initial présente à tort comme des innovations uniques.

De même, le judaïsme et le christianisme avaient déjà développé des normes de compassion à l’égard des esclaves. La Torah impose la libération des esclaves hébreux après six ans (Exode 21:2-6) et interdit les abus graves (Lévitique 25:43), tandis que le Talmud et les conciles chrétiens encouragent la libération des captifs pour des raisons spirituelles. L’égalité devant Dieu, invoquée par Paul (Galates 3:28), était au cœur du message chrétien, même si elle restait imparfaitement appliquée. La prétention selon laquelle seul le Coran aurait réuni égalité, libération et interdiction de la prostitution est donc historiquement inexacte.

Enfin, le texte minimise les réformes byzantines et la transformation du système social au VIIᵉ siècle : l’esclavage y déclinait déjà au profit du servage (paroikoi/πάροικοι), offrant davantage d’autonomie que l’esclavage classique. L'Église byzantine encourage la manumission, souvent par des actes pieux ou testamentaires (Ecloga de Léon III, VIIIᵉ siècle, mais en germe au VIIᵉ ). Les esclaves chrétiens peuvent être libérés pour des raisons spirituelles, un parallèle direct avec l'expiation coranique. De plus, l'interdiction d'asservir des chrétiens libres (loi de 524) limite l'expansion de l'esclavage interne, contrairement au califat omeyyade, où l'esclavage des non-musulmans reste une pratique courante.

En somme, l’islam primitif s’inscrit dans une évolution commune aux traditions byzantine, juive et chrétienne ; le présenter comme la législation la plus progressiste de son temps relève davantage de la rhétorique apologétique que de l’analyse historique. Peut-être doit-il donner certains gages pour faire passer son ouvrage déjà fort révisionniste.