jeudi 10 juin 2021

« Faire face à l’occidentalophobie »

Le poisson pourrit toujours par la tête. L’expression est souvent employée pour désigner la faillite des élites. En l’occurrence, elle est parfaitement adaptée au problème posé par le numéro 174 de la revue Commentaire. […]

Trois articles reviennent sur la dérive du féminisme (Nathalie Heinich), de l’islamogauchisme (Philippe Raynaud) et sur la décadence universitaire aux États-Unis (Arnaud Laferrère). Il est urgent en effet de déconstruire les déconstructeurs, et de fourbir les arguments qui fortifieront ceux qui aujourd’hui refusent de se soumettre à la novlangue du « wokisme ». 

Dans un entretien accordé au Figaro (voir ci-dessous), l’universitaire américaine d’origine palestinienne Lama Abou-Odéh, professeur de droit à Georgetown, compare la prise de pouvoir idéologique de la nouvelle gauche radicale sur les campus américains au noyautage des universités des pays arabes par les fondamentalistes musulmans. Personne n’y prend garde, et soudain, la liberté d’enseigner a disparu.

L’Université est souvent plus faible qu’il n’y paraît, et elle peut très vite se mettre au service d’une minorité agissante, au point d’oublier ce qui la définit en propre : la liberté de la recherche, la liberté d’opinion, et d’expression de ces opinions. C’est ce qui est en train de disparaître des universités américaines, soumises à la surenchère dévergondée d’un nouveau conformisme diversitaire.

Ce genre d’affrontements est-il si nouveau que ça ? Le philosophe Philippe Raynaud [...] nous met en garde contre l’impression que les événements d’aujourd’hui ne sont qu’une répétition de ceux d’hier. « Il y avait le gauchisme étudiant d’une part, et d’autre part, un monde académique assez stable. Aujourd’hui, les autorités universitaires estiment nécessaire de sanctionner ceux des professeurs qui ne se soumettent pas à la nouvelle doctrine en cours ». 

Les universités américaines ne sont pas les seules submergées par cette nouvelle poussée occidentalophobe. En France, au Collège de France, Science Po, les écoles normales, l’EHESS sont tentés d’embrasser le nouveau dogme décolonial. C’est le mantra qui précède toute intervention sur les sujets migratoires, historiques, philosophiques. Tout est bon dans le jambon de la déconstruction tant qu’il confirme le démembrement général de la matrice spirituelle (osons ce mot daté) de l’Occident. 

[...] Dans son ensemble, l’Occident se réjouit d’ailleurs de cette nouvelle polyphonie qu’il a lui-même suscitée. Mais désormais, c’est la santé mentale de cette admirable civilisation qu’il faut protéger, et les articles de Commentaire, dans la vieille et bonne tradition aronienne, n’en font pas mystère.

Professeure de droit de Georgetown parle des mauvais résultats de ses étudiants noirs, elle sera licenciée

 

À vrai dire, paradoxalement, c’est aux États-Unis, et non en Europe, que le phénomène a pris naissance, et c’est là-bas que l’occidentalophobie ronge de l’intérieur l’âme désormais désarmée de l’université américaine. 

Pourquoi un tel tête-à-queue ? Parce que le passé esclavagiste des États-Unis est beaucoup plus lourd à porter, et parce que l’intelligentsia américaine a longtemps cru qu’elle détenait une part de la légitimité anti-coloniale. Or ce petit jeu géopolitique a fait boomerang.  

« Romain Gary avait répondu sèchement sur ce point à ses interlocuteurs américains qui lui faisaient un cours de morale sur la France en Algérie : ne vous racontez pas d’histoires, vous n’êtes rien d’autre que des pieds-noirs qui ont réussi ! », se souvient Philippe Raynaud […]. 

La dénonciation du passé colonial européen a donc nourri bien des opérations de déstabilisation de la CIA, qui n’était pas gênée d’affaiblir ce qui restait des prétentions hégémoniques du Vieux Continent en rejoignant les combats des gauches anti-coloniales.

Aujourd’hui, la gauche radicale est ravie de s’allier, non plus à l’Amérique bien pensante, mais à l’islam politique. Ils sont d’accord pour confondre l’Occident avec l’esclavage et les colonies. « Ce réductionnisme est aussi peu convaincant que celui qui consiste à réduire Colbert au code noir et Bonaparte au rétablissement de l’esclavage. » On singularise les injustices commises par l’Europe et les États-Unis, et on minore les horreurs commises par tous les autres — faut-il revenir, encore une fois, sur l’esclavage en Afrique ? Les opinions occidentales finissent par s’habituer à l’idée, comme le souligne Raynaud, que « l’inconscient occidental est forcément mauvais ». Pour compléter ce tableau, la destruction de l’environnement ruine définitivement la prétention occidentale à quoi que ce soit d’autre que disparaître définitivement de l’Histoire. C’est l’avantage du procureur qui n’instruit qu’à charge.

Parmi les sophismes de l’islamo-gauchisme, relayés par un François Héran, professeur au Collège de France, il y a cette idée que les études intersectionnelles et décoloniales forceront la société française à ne plus discriminer à l’embauche. « Il y a bien sûr des préjugés, admet Raynaud, mais cette hypothèse d’une discrimination a un faible pouvoir explicatif. Il est beaucoup plus efficace de postuler la tendance de toute société à se reproduire, à persévérer dans la manière d’être. » [...]
 

Raynaud relève aussi que « la laïcité française n’a cessé d’aménager une place à l’islam — des salles de prière aux mosquées ». Il est aussi indéniable que « les actes antisémites se multiplient depuis longtemps, les actes de vandalisme antichrétiens augmentent, mais les actes antimusulmans restent stables ». Ajoutons encore, qu’étant donné la répétition d’attentats spectaculaires sur le sol français depuis dix ans, on peut dire, sans exagération, que les Français sont tout sauf islamophobes. Philippe Raynaud, il y a trois camps. Le premier est nostalgique des nations d’hier. Il est ultraminoritaire : on ne reviendra pas en 1911. Le second est prêt à tout pour accélérer la désoccidentalisation du monde et il rassemble dans le même effort l’extrême gauche antilibérale et l’islamisme radical. Le troisième est sur la défensive. Il a peur d’affirmer que l’Occident n’est pas le mal radical, mais bien plutôt, malgré tout, le meilleur des mondes possibles. Citer Leibniz à ce sujet ce n’est pas faire du Pangloss. La lucidité et l’autocritique sont l’une des grandes vertus occidentales, ne les confondons pas avec la haine de soi et le masochisme.


Entretien avec Lama ABOU-ODÉH.

— Deux enseignants de l’université de Georgetown ont été licenciés pour avoir déploré les mauvaises performances de leurs étudiants noirs. S’agit-il d’un événement isolé ou est-ce le symptôme d’un phénomène plus général ?

Lama ABOU-ODÉH. — Cet incident participe d’un phénomène à l’œuvre dans toutes les universités américaines. La domination progressive de la culture « woke » sur les campus me fait penser à l’essor de l’islamisme dans le monde arabe pendant les années 1980. Un beau jour, on s’est aperçu que toutes les femmes portaient le voile, et tous les hommes la barbe, et qu’il était trop tard. L’idéologie « woke » se répand de la même façon, et les personnes de gauche en Occident sont incapables de lui résister, tout comme les conservateurs dans le monde musulman ont été débordés par l’islamisme.

C’est un phénomène que j’ai personnellement vécu en Jordanie, où j’ai grandi. J’ai été témoin de l’entrisme des islamistes dans toutes les sphères culturelles et académiques. Quand j’étais en dernière année de droit à l’université, j’ai écrit des articles dans le journal étudiant pour dénoncer cette emprise. Un jour, un ami de mon père est venu nous dire que mon nom avait été mentionné à la mosquée pendant le prêche du vendredi. Mon père a pris peur et m’a fait quitter le pays. Je suis partie en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis. Dans le monde musulman, les islamistes contrôlent à présent les universités et les grandes institutions culturelles. Trente, quarante ans plus tard, on n’a pas réussi à s’en débarrasser.

— Y a-t-il d’autres parallèles ?

— L’idéologie « woke » a tous les aspects d’un phénomène religieux. Ses adeptes déclarent que les principes mêmes de l’université sont racistes, et que le racisme est partout. Contre cette nouvelle censure, les gens de gauche sont incapables de défendre les principes les plus fondamentaux, comme la liberté d’expression. L’islamisme a commencé ainsi, en recrutant dans la classe moyenne éduquée, et en faisant de l’entrisme dans le système éducatif avant de se répandre jusque dans les sphères du pouvoir.

Un autre parallèle saisissant entre l’islamisme et le mouvement « woke » est le rôle des femmes. Si vous regardez ces foules qui défilent en pointant des doigts accusateurs, ce sont surtout des femmes. Des femmes noires, des femmes blanches. Ce sont toujours elles qui imposent les règles éthiques, et défendent traditionnellement les systèmes de valeur. Quand elles sentent, presque instinctivement, l’émergence d’un nouvel ordre moral, elles se transforment en missionnaires pour le répandre. Elles ont porté le phénomène religieux dans le monde musulman, ici, elles sont en pointe dans la lutte contre ce qu’on appelle le racisme structurel. Mais qu’est-ce que c’est que le racisme structurel ? Vous ne pouvez pas le voir, ni le définir, mais il est partout ! C’est une croyance, un concept quasiment mystique. Chaque fois que vous voyez une inégalité raciale, vous pouvez l’expliquer par le racisme structurel !

—  Quand avez-vous observé l’apparition de ce phénomène ?

— L’un des premiers incidents s’est produit en 2017 sur le campus de l’Evergreen State College, dans l’État de Washington. Des mouvements d’étudiants noirs avaient exigé qu’une journée soit réservée aux minorités, et que les étudiants blancs ne viennent pas sur le campus ce jour-là. Un professeur, Bret Weinstein, a refusé de se plier à cette mesure en expliquant qu’il s’agissait d’un abus de pouvoir. Des manifestations ont éclaté, il a été accusé de racisme, et contraint de démissionner.

 

C’est l’un des premiers incidents où le mouvement « woke » a révélé sa force. Weinstein avait mis en garde, en disant : si vous pensez que c’est un incident isolé et marginal, qui n’affecte que les collèges de gauche de la côte ouest, vous vous trompez : ça va se répandre ! Il avait entièrement raison.

Cet épisode m’a rappelé comment les étudiants islamistes avaient commencé à dicter les règles de comportement sur les campus du monde arabe, interrompaient les cours des professeurs accusés d’être des hérétiques. Et j’ai su alors que nous avions un problème.

— Quand l’avez-vous vu arriver dans votre propre faculté ?

—  J’ai commencé à remarquer un changement à Georgetown quand Trump a été élu. À la faculté de droit, notre doyen a commencé à nous envoyer des courriels très politiques pour s’opposer à lui. L’université a abandonné toute neutralité. Cette bureaucratie a commencé à utiliser le langage de la diversité, sans qu’aucune voix dissidente ne soit plus autorisée.

Je me souviens d’une conférence sur Zoom où mes étudiants conservateurs m’ont dit qu’ils étaient nerveux et effrayés. Ils observaient que leurs idées politiques devenaient dangereuses à exprimer en public et considérées comme une faute morale, pas une simple opinion. Si des étudiants sont obligés de garder leurs opinions secrètes, alors que la hiérarchie et les autres étudiants expriment les leurs comme si elles étaient la nouvelle morale, c’est que la liberté d’expression n’existe plus.

— L’université n’a pas réagi ?

— Le doyen a annoncé la formation d’un Comité antidiscrimination, habilité à recevoir des plaintes contre des professeurs ou d’autres étudiants. J’étais sidérée. C’est comme l’espionnage du parti Baas dans l’Irak de Saddam Hussein.

Il a ensuite annoncé que tous les professeurs devraient suivre des formations à la diversité. Des universitaires noires de la côte ouest sont venues nous faire des conférences. J’ai été la seule, avec un autre professeur, à exprimer mes réserves. Une collègue m’a dit : mais comment oses-tu interrompre une femme noire ?

Ce glissement a été rapide : des opinions politiques sont devenues un système moral, adopté par l’université. Ceux qui divergeaient se sont sentis menacés, et un système bureaucratique de surveillance a été mis en place. Et ça ne se produit pas seulement dans les universités ! J’ai des amis dans l’industrie, les ONG, la culture, qui me décrivent le même phénomène. Les gens commencent à faire attention à ce qu’ils disent.

— Quel effet a sur l’université cette culture de la dénonciation permanente ?

— Les gens deviennent paranoïaques. Le phénomène a été renforcé depuis que nos classes ont lieu par vidéo et sont enregistrées. Nous sommes déjà tous sous surveillance. J’enseigne un cours sur les droits de l’homme, où il m’arrive de critiquer le mouvement Black Lives Matter. Je vois alors mes étudiants soudain paralysés, se figeant, comme pour dire, s’il vous plaît, ne parlons pas de ça. Comme si je disais quelque chose d’immoral. Il n’y a pas que la menace qui joue, mais aussi des incitations matérielles. Chaque professeur sait qu’il ne pourra avoir d’augmentation de salaire que s’il fait allégeance, qu’il ne sera titularisé que s’il tient le bon discours. Comme dans les systèmes totalitaires, les gens vont finir par prendre l’habitude de garder la tête baissée. Ils pensent que s’ils ne se font pas remarquer, ils ne seront pas persécutés. C’est ce qui s’est passé en Irak ou en Syrie. On arrête de parler politique.

Comme j’ai trente ans de plus que beaucoup des professeurs, et surtout comme je suis déjà passée par là avec les islamistes, ça a plutôt tendance à me mettre très en colère qu’à m’effrayer. Mais j’en ai assez. Je pense à prendre ma retraite. Je ne veux pas de nouveau travailler dans une institution dirigée par des idéologues.

— Jusqu’où pensez-vous qu’ira ce phénomène ?

— Jusqu’à ce qu’ils rencontrent une résistance. Cela arrive encore. La semaine dernière, deux administratrices de l’université ont envoyé un courriel demandant de ne pas rendre la vaccination obligatoire pour les salariés de Georgetown, alors qu’elle l’est pour les étudiants. La raison était de ne pas pénaliser les minorités, parce que la population noire est très méfiante à l’égard de la vaccination. Après avoir dit que les Noirs mourraient plus du Covid à cause du racisme systémique, le même mouvement « woke » nous dit maintenant que si les Noirs ne veulent pas se faire vacciner, on ne doit pas les obliger. Mais là, des gens ont réagi, en notant qu’ils comprennent la question du racisme systémique, mais que là, on parle de la santé de tous.

Si on leur résiste, ils devront renoncer. Mais j’en doute. Ils n’ont personne en face d’eux. L’absence de contre-pouvoir révèle la faiblesse des conservateurs. La gauche est infiniment plus puissante. Les universitaires ne sont pas très courageux. La plupart sont des fonctionnaires plutôt passifs. Je crains que ce mouvement « woke » ne soit pas un phénomène éphémère. Il ne va pas disparaître comme ça. Black Lives Matter est devenu une organisation extrêmement puissante, assise sur un trésor de 90 millions de dollars. Et cette nouvelle génération occupera bientôt des postes de responsabilité, et opérera une transformation profonde du système occidental.

Ces militants deviendront les futurs enseignants et occuperont des postes au sein des gouvernements et à la tête des institutions culturelles. Nous allons entrer dans une nouvelle ère de surveillance et de censure. C’est sans doute le symptôme d’un déclin, quand votre université est soumise à un culte puritain. L’Occident ne parvient plus à défendre ses propres principes.

Source

Voir aussi 

Secte « woke » pas prise au sérieux. Mais confrontés à celle-ci, les gens se soumettent ou sont détruits 

Le wokisme : des protestants puritains athées

La protestation radicale dans les universités, un acte religieux ? (vidéo) 

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Carence de crimes haineux, il faut les inventer ? 

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La théorie de la « fragilité blanche » (une nouvelle ordalie de l’eau utilisée pour découvrir les sorcières) 

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